Dans mon modeste cours numé­ro 8 pour licence (dont une ver­sion de 2017 est en ligne sur You­tube ou sur Peer­tube), j’ai cou­tume d’in­tro­duire le fait que les pro­ces­sus sociaux sont sou­vent gom­més dans l’his­toire qui nous est ensei­gnée. L’his­toire du Black Pan­ther Par­ty (BPP), le par­ti des pan­thères noires, est par exemple une his­toire trop peu nar­rée à mon goût. Peut être suis-je sim­ple­ment frus­tré parce que cette his­toire me fas­cine sub­jec­ti­ve­ment depuis long­temps. Mais je fais l’hy­po­thèse, plus vrai­sem­blable à mon avis, que cette his­toire n’est guère ensei­gnée parce que sa por­tée révo­lu­tion­naire, sa visée sociale concrète, sa vio­lence, sa radi­ca­li­té en effraye plus d’un·e aujourd’­hui encore, par­ti­cu­liè­re­ment aux États-Unis où il faut encore mar­te­ler que black life mat­ters (« la vie des Noir·es compte »).

En France aus­si, le refroi­dis­se­ment de toute vel­léi­té de reven­di­ca­tion « noire », ou « kémite » me parait sus­pecte par son empres­se­ment. Bien sûr, il y a des cri­tiques légi­times à envoyer aux Indi­gènes de la Répu­blique, à la Tri­bu K (dis­soute) à Géné­ra­tion Kemi Séba (dis­soute ‑en pas­sant : on peut écou­ter Kémi Séba par­ler dans Thin­ker­view en 2018), aux Kémites pour la Renais­sance, mais ces groupes ont ou ont eu des reven­di­ca­tions solides et légi­times qui n’ont pas été prises en compte sérieu­se­ment sur la scène poli­tique. Le peu de consi­dé­ra­tion des élu·es envers le CRAN, Conseil repré­sen­ta­tif des asso­cia­tions noires de France, ou les cri­tiques qu’es­suie Rokhaya Dial­lo dont la plu­part n’exis­te­raient pas si Madame Dial­lo était blanche (écou­ter ici, chez Pas­cal Boni­face, à 12’28) en sont symp­to­ma­tiques.

J’ai pen­sé plu­sieurs fois abor­der cette ques­tion plus pro­fon­dé­ment dans mes ensei­gne­ments, mais je n’ai jamais trou­vé d’angle pro­pice, hor­mis celui d’in­vi­ter Ange­la Davis à par­ler d’a­fro-fémi­nisme et de la pri­son, car elle a fait un livre que j’ai trou­vé excellent sur la pri­son, La pri­son est-elle obso­lète ?, paru Au diable vau­vert en 2014 — mais l’é­pi­dé­mie de COVID, ain­si que le tarif de confé­rence annon­cé de la dame a ajour­né le pro­jet. J’ai tour­né autour du sujet plu­sieurs fois, en fai­sant tra­vailler des étudiant·es de licence sur des sujets de science poli­tique avec des ques­tions comme : « Quels sont les cri­tères don­nés pour qua­li­fier une orga­ni­sa­tion de ter­ro­riste, et ces cri­tères sont-ils les mêmes d’un pays à l’autre ? » ou « Les res­sorts de la pro­pa­gande anti­com­mu­niste aux USA durant le « règne » de John Edgar Hoo­ver ».

Alors je suis vrai­ment content qu’un film comme Judas and the black mes­siah, de Sha­ka King soit sor­ti cette année, et jette à la face du monde non seule­ment le talent de Fred Hamp­ton, mais sur­tout la vio­lence de COINTELPRO (Coun­ter Intel­li­gence Pro­gram), pro­gramme de contre-espion­nage du Fede­ral Bureau of Inves­ti­ga­tion (FBI) sous la direc­tion de Hoo­ver. Le Coin­tel­pro avait pour pré­ro­ga­tive d’en­quê­ter sur les orga­ni­sa­tions poli­tiques dis­si­dentes aux États-Unis et de les sabo­ter. Les zététicien·nes féru·es de scé­na­rios com­plo­tistes goû­te­ront le fait qu’entre 1956 et 1971, les dénon­cia­tions de Coin­tel­pro étaient taxées de « com­plo­tisme », et il fau­dra attendre les rap­ports de la Com­mis­sion Church de 1976 pour prendre la mesure du truc. L’his­to­rien, Ward Chur­chill, de l’U­ni­ver­si­té de Boul­der, Colo­ra­do, éva­lue à 27 membres du Black Pan­ther Par­ty assas­si­nés par le FBI entre 1968 et 1976, de même que 69 membres de l’Ame­ri­can Indian Move­ment, sans par­ler de toutes les ten­ta­tives de désta­bi­li­sa­tion de Nation of Islam, des groupes anti-guerre du Viet­nam, du Wea­ther Under­ground et autres mou­ve­ments assi­mi­lés à des influences com­mu­nistes (W. Chur­chill traite de ça dans l’ou­vrage Agents of Repres­sion (1988), co-écrit avec Jim Van­der Wall, mais atten­tion : j’ai lu des notes, mais pas le livre lui-même).

Pour n’en res­ter qu’à la ques­tion du par­ti des Black Pan­thers, même les stars du show busi­ness qui étaient sou­tien des Black Pan­thers subirent des cam­pagnes de calom­nie très vio­lentes, comme Jane Fon­da, Yoko Ono, ou l’ac­trice Jean Seberg (com­pagne de Romain Gary, par­te­naire de Jean-Paul Bel­mon­do dans À bout de souffle) qui s’en sui­ci­de­ra.

Comme le dit très bien le pod­cast le Tchip dans son épi­sode 31 (), cette dénon­cia­tion des agis­se­ment du FBI, c’est autre chose que le fâcheux Bla­cKkK­lans­man : J’ai infil­tré le Ku Klux Klan, de Spike Lee.

 

Je vou­lais en pro­fi­ter pour par­ta­ger quelques res­sources autour du sujet.

Pour moi le meilleur livre, syn­thé­tique que j’ai lu sur le sujet est celui de Tom Van Eer­sel, Pan­thères noires, his­toire du Black Pan­ther Par­ty, aux édi­tions L’É­chap­pée (). Notez que je ne l’ai pas relu depuis une dizaine d’an­nées.

J’ai pris une bonne gifle éga­le­ment avec Auto­bio­gra­phie, d’An­ge­la Davis (édi­tion poche 1977, réédi­té en 2013 chez Aden).

Sur cette his­toire sor­dide, on pour­ra écou­ter « La mort de Jean Seberg » en deux épi­sodes dans Ren­dez-Vous avec X de Patrick Pes­not (ici). Vous trou­ve­rez éga­le­ment deux épi­sodes sur John Edgar Hoo­ver, consi­dé­ré comme le plus gros salaud d’A­mé­rique (clin d’œil au livre d’Antho­ny Sum­mers, Le Plus Grand Salaud d’A­mé­rique. J. E. Hoo­ver, patron du FBI, publié en 1995 au Seuil si j’ai bonne mémoire).

Si d’aucun·es se demandent, c’est le hasard semble-t-“il qui a fait que Jack Kir­by et Stan Lee ont don­né au super-héros noir le nom de Black Pan­ther, la même année que le la nais­sance du BPP (1966), mais le sou­tien au Black Power et autres causes sociale était mani­feste chez les auteurs.

Je ne sau­rais vous conseiller de docu­men­taire en par­ti­cu­lier sur le sujet. J’en ai vu quelques-uns mais ce n’est pas frais dans mon esprit. Me reviennent trois d’entre eux

  • All Power to the People : The Black Pan­ther Par­ty and Beyond, de Lee Lew-Lee, 1996 (en ligne ici)
  • A Huey P. New­ton Sto­ry, de Spike Lee (2002), pour rendre quand même hom­mage à Spike Lee qui a été bien enga­gé dans la cause, en ligne aus­si ici
  • The Black Power Mix­tape 1967–1975, de Göran Ols­son (2011), qu’on trouve aus­si .

Je sais qu’A­gnès Var­da en a fait un mais je ne sais plus si je l’ai vu, un court-métrage en 1968, Black Pan­thers.

Et si vous sou­hai­tez faire des ponts entre l’an­ti­com­mu­nisme et la poli­tique afri­caine de la France, il faut chan­ger de spectre, pas­ser du FBI à la CIA, et étu­dier les cel­lules stay behind, mises en place par l’O­TAN pour contrer la mon­tée du com­mu­nisme un peu par­tout. Le réseau Gla­dio, bien connu, en est l’af­fleu­re­ment ita­lien. On com­prend un peu mieux les dif­fé­rentes poli­tiques de l’an­cien pré car­ré colo­nial fran­çais en regar­dant de près les assas­si­nats de lea­ders afri­cains sus­pects de sym­pa­thies socialistes/communistes, de Syl­va­nus Olym­pio à Fran­çois Tom­bal­baye, de Tho­mas San­ka­ra à Muam­mar Kha­da­fi.

J’a­vais décou­vert l’exis­tence de ces cel­lules dans Noir Chi­rac, (2002, édi­tions les Arènes) du regret­té Fran­çois-Xavier Ver­schave, dénon­cia­teur inna­rê­table de la Fran­ça­frique. Pour en savoir plus, j’ai lu l’an der­nier le livre CIA, une his­toire poli­tique, 1947 – 2007, de Franck Dani­nos (2007, aux édi­tions Taillan­dier).

Enfin, last but not least, sachant que les argu­ments sur la vio­lence des BPP reviennent fré­quem­ment, une bonne façon d’in­tro­duire la dis­cus­sion est de se mater col­lec­ti­ve­ment ce bijou mécon­nu qu’est Rag­time, film de 1981 de Miloš For­man. je crois que je l’ai regar­dé trois fois.

 

Adden­dum

Sur un tel sujet, je pense qu’il est sou­hai­table que je « situe » un peu mon pro­pos. Vous n’êtes pas obligé·e de lire cette par­tie, bien enten­du, mais je la mets pour qui vou­drait situer un peu plus mon article.

Je suis blanc. J’ai 2 demi-oncles et une (regret­tée) demi-tante moi­tié kabyles. Ma seule immer­sion éth­nique concrète fut deux ans pas­sés à Kin­dia, en Gui­née-Cona­kry entre 2000 et 2002, avec très très peu de Blanc·es alen­tour.

Si la ques­tion noire est deve­nue mon pre­mier émoi poli­tique, quand j’a­vais 13 ou 14 ans, c’est pour cinq élé­ments conscients, dont je me rap­pelle : les Play­mo­bil, puis Ouvéa, puis André Brink, puis Cry Free­dom et enfin les meurtres de la Free­dom Sum­mer.

  • Les Play­mo­bil car sur la boite de mon bateau pirate, c’é­tait le Play­mo­bil noir qui se pelait le cul en haut à la vigie. Exac­te­ment comme le numide (appe­lé Baba) dans les albums d’Asté­rix (on relè­ve­ra d’ailleurs les mar­queurs racia­listes : grosses lèvres, et accent « afri­cain » avec retrait des « r » dans les phrases – je crois que ce retrait des r a été modi­fié ces der­nières années).

« G g g, eh oh, en bas, je me pèle le cul, on m’a fait une face de singe, on m’a donne un pré­nom enfan­tin et on me fait par­ler comme Michel Leeb. Fran­che­ment.… »

  • Ouvéa, parce que mon père était gen­darme mobile, et venait de pas­ser plu­sieurs mois en Nou­velle-Calé­do­nie. Le télé­phone filaire per­met­tait des liai­sons très rares, et moi gamin j’a­vais peur pour lui. Quelques semaines après son retour, il y eu la prise d’o­tages d’Ou­véa, ter­rible his­toire dont j’ai déjà par­lé ailleurs. L’in­com­pré­hen­sion entre la cause kanak qui ne m’ap­pa­rais­sait pas décon­nante, et la pré­sence de mon père là-bas comme force de main­tien de l’ordre a agran­di une brèche qui avait déjà été créée par mon grand-père pater­nel, gen­darme mobile lui aus­si, qui avait été mâter des révoltes mal­gaches pour­tant légi­times dans les années 47–53.
  • André Brink, car c’est lui qui en 1979 a écrit Une sai­son blanche et sèche (A Dry White Sea­son) qu’Euz­han Pal­cy adap­te­ra ensuite au cinoche en 1989. Et j’ai vu ce film au ciné­ma, et ça a été comme un auto­bus dans ma figure. André Brink est mort en 2015 et ça m’a saou­lé.
  • Cry Free­dom, de Richard Atten­bo­rough, car j’y ai décou­vert Steve Biko, cette fois sur une cas­sette vidéo avec un magné­to­scope qui fai­sait crouiiii­crouiiii en rem­bo­bi­nant. Ce que j’ai vu de l’A­par­theid a fini de me fendre.
  • Enfin, les meurtres de la cam­pagne Free­dom Sum­mer en 1964, idem : c’est Alan Par­ker qui me les a mis en pleine tête vers la même année ou l’an­née sui­vante, dans le film Mis­sis­sip­pi bur­ning. J’a­vais 13 ou 14 ans, et ces trois films, je ne m’en suis jamais remis. Voi­là pour­quoi.

J’en dis­cu­tais tan­tôt avec André Som­mer­meyer, alias Dédé la sau­mure, docu­men­ta­riste et ami. Com­ment se fait-il que les fic­tions nous touchent par­fois plus que la vraie vie ? Je pro­po­se­rai cette ques­tion au bac de phi­lo.

 

4 réponses

  1. Olivier dit :

    Comme ça n’est pas sans rap­port avec ce que vous dites ici et que m’a femme m’as­sure que c’est bien, je mets ça ici :
    https://www.seuil.com/ouvrage/ils-ont-tue-monsieur-h-maurin-picard/9782021413663

    • (vous par­lez presque comme Colom­bo)
      sur l’af­faire Ham­marsk­jöld ? Incroyable, j’a­vais enten­du cette his­toire chez Pes­not dans RV avec X. Je vais essayer de me le pro­cu­rer. Mer­ci à votre dame, que je salue

  2. Olivier dit :

    Oui, c’est ça, le mon­sieur H du titre, c’est le secré­taire géné­ral Dag Ham­marsk­jöld.
    J’ai trans­mis à l’intéressée.

  3. Olivier dit :

    Le coup de Colom­bo nous a bien fait rire – d’autant qu’il m’a fal­lu un peu de temps pour sai­sir ^^

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