Le livre qui vient de paraître aux édi­tions La Route de la soie est une retrans­crip­tion agré­men­tée de l’en­tre­tien entre Éli­sa­beth Fey­tit, du pod­cast Méta de choc, et Gré­goire Per­ra, ancien ensei­gnant d’é­cole Stei­ner-Wal­dorf, désor­mais trans­fuge du mou­ve­ment anthro­po­so­phique. J’en ai fait la pré­face, que je vous donne ici. J’es­père que ça vous don­ne­ra envie de le lire cet ébou­rif­fant bou­quin.

Je me pose sou­vent la ques­tion de savoir s’il est moral, dans l’absolu, de faire un enfant. Se deman­der si l’espérance de vie à la nais­sance qu’on lui donne est cor­recte ; s’interroger sur ses chances de sur­vivre à la mort subite, aux mala­dies infan­tiles, aux coins de table et aux pas­sages clou­tés. On peut ques­tion­ner la famille qu’on lui donne, avec parents vio­lents ou non, pré­sence de livres ou pas, caté­chisme obli­ga­toire ou non avec le père Prey­nat, confort finan­cier de départ ou capi­tal sym­bo­lique consé­quent ; du lieu où il naît – serait-il plus moral de faire naître un enfant en Nor­man­die que dans l’Uttar Pras­desh ? La vie vaut-elle la peine d’être vécue dans une forêt d’altitude du Mon­ta­na, loin du gra­dient de pol­lu­tion, ou près d’un champ d’épandage de pro­duits phy­to­sa­ni­taires dans la Beauce ? On peut ergo­ter sur la qua­li­té du monde dans lequel on le lance tel un paquet, une France auto­dé­cla­rée patrie des droits de l’Humain, mais troi­sième ven­deuse d’armement au monde, refu­sant l’asile à Julian Assange et capable de s’ingérer mili­tai­re­ment dans les affaires d’autres pays sans man­dat inter­na­tio­nal. On peut s’inquiéter de ne pas avoir pré­pa­ré, à ce char­mant bam­bin, cette mignonne bam­bine, un modèle éco­no­mique dans lequel les droits des indi­vi­dus dépas­se­raient les droits des entre­prises et où for­tune et capi­tal ne pour­raient être amas­sés sans limite par cer­tains, tan­dis que d’autres meurent des mouches dans les yeux. De lui impo­ser un envi­ron­ne­ment qui se réchauffe, des pénu­ries d’eau, des oiseaux et des insectes qui dis­pa­raissent. Bref, invi­ter à naître quelqu’un dans ce bour­bier ne va pas de soi, et le regret­té phi­lo­sophe Ruwen Ogien tran­chait ain­si la ques­tion : si l’on est loin d’être cer­tain de garan­tir le bon­heur d’un gamin, on peut par contre être sûr qu’il endos­se­ra une grosse dose de souf­france, que ce soit le har­cè­le­ment à l’école ou les cha­grins d’amour, la mal­trai­tance au tra­vail ou les vio­lences conju­gales.

Je crois que je suis d’accord avec lui. J’ai moi-même fait deux enfants, et je trouve ça aus­si plai­sant qu’immoral. Main­te­nant, à moins de les emme­ner cou­per du bois la nuit et de les perdre dans la forêt, je suis condam­né à m’en occu­per jusqu’à leur éman­ci­pa­tion. Et de fait les lam­beaux qui res­tent de ma mora­li­té me poussent à leur offrir force câlins et bisous pla­ce­bo, mais aus­si un maxi­mum d’outils intel­lec­tuels, afin qu’ils puissent déjouer les sirènes des pro­pa­gandes, contour­ner les pièges des pseu­dos­ciences, bri­ser les pla­fonds de verre socio­lo­giques et aller bou­ter hors de leur cer­veau tous les rétré­cis­seurs d’horizon.

C’est l’une des rai­sons de mon fort inté­rêt pour les péda­go­gies dites alter­na­tives. Certes, mon côté jaco­bin défend les ver­tus de l’enseignement public, mixi­té sociale, tronc de savoir com­mun, fonc­tion­na­riat et ser­vice public, mais je sais bien, pour l’avoir vécu dans ma chair, le carac­tère mor­ti­fère que cela peut prendre : rela­tions auto­ri­taires prof-élève, classes sur­char­gées, nive­lage du niveau, manque de moyens, pan­to­mime poli­tique de la repré­sen­ta­tion des délé­gués de classe…

Mon avis sur la ques­tion, en tant que péda­gogue, rejoint en quelque sorte celui que je défends sur les thé­ra­pies « alter­na­tives » : s’empresser de mettre ce qui ne fonc­tionne pas au gre­nier des théo­ries fausses, mais bien prendre leçon de tout ce qui par­ti­cipe des effets contex­tuels dits « pla­ce­bo », comme la prise en charge longue, aimable et enchan­te­resse dans ces thé­ra­pies, et de réin­jec­ter le tout dans le soin scien­ti­fique public.

En terme d’éducation, idem : je rêve de gar­der une coquille com­mune, popu­laire et gra­tuite, avec des ensei­gnants sala­riés et des moyens consé­quents dans des classes légères. Puis d’y impor­ter la per­ti­nence des concepts de John Dewey, Pao­lo Freire, Fran­cis­co Fer­rer ou Céles­tin Frei­net, qui font souf­fler un vent de liber­ta­risme sur et dans nos chères têtes blondes (ou brunes, ou cré­pues, chauves, peu importe).

Mais comme l’écrivait Michael Sher­mer1, here­sy does not imply cor­rect­ness. Qui dit « héré­tique », ou « alter­na­tif », ne signi­fie pas for­cé­ment exact ou valable. Et dans la gamme des péda­go­gies alter­na­tives faus­se­ment éman­ci­pa­trices, arrive pro­ba­ble­ment en tête celle des écoles Stei­ner-Wal­dorf. Car aus­si sédui­santes et bien acha­lan­dées soient ces der­nières, aus­si flat­teuse et osten­ta­toire y soit l’inscription de son enfant, la péda­go­gie Stei­ner est mal­heu­reu­se­ment un éton­nant, un remar­quable leurre.

Qui­conque envi­sa­geant de mettre son enfant dans une telle école béné­fi­cie­rait d’y réflé­chir à deux fois, tour­ner sept fois sa langue dans sa bouche, encore sept fois dans la bouche de quelqu’un d’autre, et sur­tout lire les lignes qui suivent. Ces lignes retracent le che­min de Gré­goire Per­ra, non seule­ment ancien élève d’école Stei­ner-Wal­dorf, mais deve­nu lui-même ensei­gnant de ce type d’établissement, avant de tout pla­quer.

Ce mon­sieur explique à qui veut bien l’entendre ‒ et Éli­sa­beth Fey­tit veut bien l’entendre ‒ que dans ces écoles, sous pré­texte de liber­té maxi­mi­sée, l’enfant y est très peu gui­dé, et sou­vent lais­sé à sa propre iner­tie. Les man­tras le dis­putent aux réci­ta­tions. Les mythes et légendes s’entremêlent à l’enseignement de l’Histoire. Les cycles cen­sés régir le déve­lop­pe­ment de notre ché­ru­bin sont des cycles cos­miques, pos­tu­lés par des auteurs de science-fic­tion spi­ri­tuelle venus de la Théo­so­phie, une doc­trine syn­cré­tiste spi­rite de 1875. L’étude des genres fémi­nin et mas­cu­lin se tra­duisent en termes essen­tia­listes, les « courbes » fémi­nines étant luci­fé­riennes, les « droites » mas­cu­lines rele­vant quant à elles d’Arhiman, l’autre démon, ter­restre, froid et éthé­rique. Et atten­tion à ne pas prendre la pilule, de peur de se cou­per du cycle cos­mique.

Dans l’éducation phy­sique pro­fes­sée se loge l’euryth­mie, sorte de rituel dan­sé qui prend rapi­de­ment un tour cura­tif : les séries de mou­ve­ments réa­li­sés seraient conseillées entre autres pour les patho­lo­gies aiguës, chro­niques ou dégé­né­ra­tives des sys­tème ner­veux et cir­cu­la­toire, sans pour autant avoir été l’objet d’évaluations. D’ailleurs, les soins qui y sont van­tés n’ont géné­ra­le­ment pas de fon­de­ments scien­ti­fiques, ce qui n’est fina­le­ment pas si grave si l’on accepte la pré­misse posée par le fon­da­teur de ce type d’école, affir­mant que les mala­dies ne sont pas des mala­dies à pro­pre­ment par­ler mais des « dettes kar­miques », des sortes de fautes contrac­tées dans une vie anté­rieure, dont il faut bien un jour s’acquitter. Quant au can­cer, qui serait une trop forte sti­mu­la­tion des organes par Luci­fer, l’ange déchu, il serait aisé­ment com­bat­tu par Vis­cum album, le gui qui, une fois fer­men­té, serait par essence pré­ser­vé de l’influence « aérienne » du démon. Si en lisant cela, comme moi, le sang pulse fort dans vos parié­taux, ne crai­gnez rien : le sang est l’apanage du Dieu Thor, et le pouls est la consé­quence des coups qu’il frappe avec son mar­teau Mjöll­nir.

Tout cela est-il si sur­pre­nant, une fois que l’on sait que le nom Stei­ner, ados­sé à la péda­go­gie de ces écoles, est le nom de famille de Rudolf, occul­tiste autri­chien du début du XXe. Rudolf Stei­ner, auteur d’ouvrages incom­pré­hen­sibles (j’en ai lu un cer­tain nombre), dont les linéa­ments sont l’ordination des races, les êtres ascen­sion­nés qui vivent dans le ciel, une Nature de type divin et les cycles astro­lo­giques. Le même Stei­ner, qui, emprun­tant à Goethe son roman­tisme anti­science et refu­sant toute démarche expé­ri­men­tale, fan­tas­mait un monde cos­mo-racia­liste dans une doc­trine appe­lée Anthro­po­so­phie. Or cette doc­trine est le cor­pus de ces écoles Stei­ner-Wal­dorf. C’est aus­si le cœur de meule de la « méde­cine » anthro­po­so­phique, qu’au­cune ins­tance médi­cale euro­péenne ne recon­naît. La Suisse est l’unique excep­tion : la Chambre médi­cale y recon­naît pro­vi­soi­re­ment la méde­cine anthro­po­so­phique, et une par­tie des actes est prise en charge par les acteurs (tous pri­vés) de l’Assurance-maladie hél­vète, en dépit d’une « inca­pa­ci­té à répondre à l’exi­gence légale d’ef­fi­ca­ci­té ».

C’est encore le moteur idéo­lo­gique d’entreprises entières, comme Deme­ter, Wele­da, Trio­dos Bank ou la Nef. L’illuminisme assu­mé de Stei­ner per­fuse aus­si une agro­no­mie de type magique, la bio­dy­na­mie, qui, révé­lée dans une sorte d’épiphanie, suit les rythmes pla­né­taires et les asso­cia­tions de forces occultes. Les outils y sont par exemple l’achillée mil­le­feuille liga­tu­rée dans une ves­sie de cerf, le tout enter­ré durant l’hiver moi­tié sous terre moi­tié au-des­sus, puis diluée dans un tas de fumier. Pour­quoi ? Stei­ner lui-même l’explique dans la cin­quième confé­rence de son cycle de juin 1924, qui sert d’ouvrage de réfé­rence :

« Le cerf est une créa­ture ani­male (…) dans un rap­port par­ti­cu­liè­re­ment étroit (…) avec ce qui dans cet envi­ron­ne­ment est de nature cos­mique, (…) si bien que la ves­sie du cerf est presque une image reflé­tée du cos­mos. (…) [Alors] le rayon­ne­ment agit. Il y a dans cette sub­stance une force de radia­tion si extra­or­di­naire – le maté­ria­liste ne refu­se­ra pas de croire à des forces de radia­tion, lui qui parle de radium – pour peu qu’on la mette dans le fumier ».

De même, la bouse de vache enter­rée dans une corne, la camo­mille dans un boyau de bovin ou l’écorce de chêne dans un crâne de che­val « de moins d’un an » deviennent des sti­mu­la­tions plus ou moins astrales, éthé­riques ou spi­ri­tuelles.

Il est dif­fi­cile de conce­voir que nous ayons mis plu­sieurs mil­liers d’années à sor­tir des cos­mo­go­nies infan­tiles et à construire des savoirs col­lec­tifs non mys­tiques, et que nous soyons si prompts à replon­ger dans des modèles sco­laires de ce genre. Pour­tant, il y a un enjeu de taille. Je ne par­le­rai pas du sou­tien per­son­nel d’une ministre récente à ces écoles, ce qui me semble être un épi­phé­no­mène, non, je parle de com­ment faire socié­té avec cela ? Ces écoles pro­posent, en para­phra­sant Stei­ner, d’« édu­quer vers la liber­té ». Mais pas n’importe quelle liber­té, si ce n’est celle d’absorber un cer­tain nombre de cou­leuvres pseu­dos­cien­ti­fiques, sur la simple base d’une révé­rence envers un illu­mi­né mys­tique. Et pas pour tout le monde ! Selon le fon­da­teur, seuls cer­tains « élus » sont dignes de rece­voir le monde « idéel ». Et dans la vision apo­ca­lyp­tique de Stei­ner, lorsque la civi­li­sa­tion actuelle va entrer dans une déca­dence totale et s’ef­fon­dre­ra sur elle-même, ne res­te­ra que les écoles Stei­ner, sortes d’îlots de culture qui seront le modèle de la pro­chaine civi­li­sa­tion.

C’est en cela que les pro­pos de Gré­goire Per­ra sont hon­nêtes, cou­ra­geux, et néces­saires.

Ils sont hon­nêtes car il faut du cou­rage pour sor­tir d’une esca­lade d’engagement à grande échelle, pour prendre de plein fouet sa dis­so­nance et faire un pas de côté pour consi­dé­rer le che­min par­cou­ru d’un œil scep­tique. Serais-je capable de faire la même chose ? J’en doute. Cou­ra­geux du fait des pour­suites, inutiles mais érein­tantes, qui lui sont régu­liè­re­ment faites. Il n’est pas don­né à tout un cha­cun de sup­por­ter, mora­le­ment et finan­ciè­re­ment la vin­dicte des gens de son ancien monde. Néces­saires enfin car le modèle de socié­té pré­sen­té dans ces écoles doit appa­raître pour ce qu’il est : un sal­mi­gon­dis bru­meux, mys­ti­coïde et conser­va­teur. C’est seule­ment au prix de la lec­ture dou­lou­reuse des mots de Gré­goire Per­ra, accou­chés avec talent par Éli­sa­beth Fey­tit, que les parents pour­ront alors faire un choix éclai­ré pour leurs enfants. Ogien le phi­lo­sophe disait que seuls nos enfants pour­ront un jour nous absoudre de la faute morale de les avoir mis au monde. Pour­ront-ils faci­le­ment nous absoudre de les avoir envoyés en école Stei­ner-Wal­dorf ? Cer­tai­ne­ment, avant l’exis­tence de ce bou­quin. Après, je ne garan­tis pas.

 

Pour aller plus loin :

Ver­sion facile : Le New Age, son his­toire, ses pra­tiques, ses arnaques, de Renaud Mah­ric et Emma­nuel Bes­nier, édi­tions Cas­tor astral (1999)
Ver­sion ardue (et non tra­duite) : Peter Stau­den­meier, Bet­ween nazism and occul­tism, Anthro­po­so­phy and the Poli­tics of Race in the Fas­cist Era, Ariès books series (2014)  télé­char­geable ici.

Vous pour­rez aus­si si le coeur vous en dit aller regar­der / écou­ter cet entre­tien croi­sé du 28 novembre 2020, entre Gré­goire, Éli­sa­beth et moi, orches­tré par Ju, modé­ré par Dothy, Dar­ky, Kra­po, Ju et Niko­teen.

 

Notes

  1. dans Why People Believe Weird Things : Pseu­dos­cience, Super­sti­tion, and Other Confu­sions of Our Time, 1997, Hen­ry Olt & Com­pa­ny. Non tra­duit hélas.

6 réponses

  1. Crise en Thème dit :

    Quelle pré­face ! Mer­ci pour ces mots et ces détails, cha­cun à la fois pré­cieux et inci­sifs.

  2. Gandalf dit :

    Bon­jour,
    Comme ces (tristes) infor­ma­tions ne sont (mal­heu­reu­se­ment) utiles que si elles sont lues (et donc par­ta­gées)…
    Est-ce que je peux me per­mettre de copier (relayer et lier) votre pré­face sur mon blog ?

    D’a­vance mer­ci,

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