Immense plaisir d’écouter puis de débattre avec ma petite promo de doctorant·es du mois d’octobre (2022). Le troisième jour étant consacré à leurs propres productions, je ne peux m’empêcher de vous en parler.
D’abord, Baptiste Forget et Théo Boivin ont décortiqué la publication d’origine de Dunning et Kruger de 1999 sur l’effet du même nom (ici). Outre une petite distance entre la version « populaire » et la version d’origine, au point que certains parlent même d’artefact statistique (comme Gilles E. Gignac et Marcin Zajenkowski ici), j’ai appris un truc étonnant : les auteurs ont mesuré la surconfiance selon des mesures relatives, c’est-à-dire que les sujets ont été répartis en 4 quartiles, cela quel que soit leur score absolu. Donc si vous tombiez dans un groupe de raisonnement logique en moyenne très fort, le 1er quartile était fort en logique, voyez ? Bizarre. Autre chose, parmi les quatre notions mesurées, il y avait… l’humour (?) avec des blagues d’humoristes proposés aux sujets (la liste des humoristes est donnée dans la publi).
Je n’ai rien contre ça, mais je ne suis pas sûr qu’il y ait des échelles de jauge d’humour en psychologie, si vous savez, dites-moi !. J’en ai profité pour causer de l’expérience de Richard Wiseman en 2002 dans son LaughLab sur la « meilleure blague du monde ». Selon son protocole, qu’on pourrait discuter d’ailleurs (il repose sur du vote), la blague gagnante est la suivante :
Two hunters are out in the woods when one of them collapses. He doesn’t seem to be breathing and his eyes are glazed. The other guy whips out his phone and calls the emergency services. He gasps, « My friend is dead ! What can I do ? » The operator says, « Calm down. I can help. First, let’s make sure he’s dead. » There is a silence ; then a gun shot is heard. Back on the phone, the guy says, « OK, now what ? »
Traduction-maison : Deux chasseurs sont dans les bois lorsque l’un d’eux s’effondre. Il ne semble plus respirer et ses yeux sont vitreux. L’autre gars sort son téléphone et appelle les secours. Il halète : « Mon ami est mort ! Que puis-je faire ? » L’opérateur dit : « Calmez-vous. Je peux vous aider. D’abord, il faut s’assurer qu’il est bien mort. » Silence, puis un coup de feu retentit. De retour au téléphone, le gars dit : « OK, et maintenant ? »
Elle est tirée d’un sketch de 1951 de Spike Milligan, intitulé Goon Show, et je la trouve très très bonne.
Puis Rémi Castera nous a donné quelques méthodes de Data-dredging, ou « triturage de données, puis brossé quelques paradoxes statistiques, dont un excellent paradoxe de Berkson. Joseph Berkson aura été un suppôt du lobby du tabac, mais il a eu le nez creux en pointant en 1946 un biais très sournois. Voici deux façons de le comprendre. S’il y a deux critères avec des conditions pour que nos cas entrent dans une étude, on va obtenir une corrélation négative forte, mais possiblement artificielle. Pourquoi ? Parce que si par exemple des gens doivent noter la qualité des burgers et des frites du dernier fast-food dans lequel ils ont été manger, il y a aura sous-représentation des fast food ou ET frites ET hamburgers sont dégueux… Car personne n’y va ! En gros, c’est le même paradoxe qui nous plante quand on raisonne sur le problème suivant : je joue à pile ou face deux fois. Sachant qu’au moins l’un des deux lancers a donné pile, quelle est la probabilité pour que les deux aient donné pile ? La réponse n’est malheureusement pas 1/2. Pourquoi ? Voyez toutes les soluces possibles : PP, PF, FP, et FF. On enlève FF, puisqu’il y a eu au moins un P. Reste donc les trois premiers. La proba que P sachant qu’il y a un P est donc bien une seule solution sur les trois restantes, donc 1/3. Oui c’est agaçant. Vous noterez que le FF est l’équivalent du frites ET burger dégueux.
Pour éviter de faire une « Berkson », il faut que les critères étudiés soient indépendants des critères sur lesquels on a sélectionné les participants à l’étude. Pour aller plus loin, il y a cette page qui est consacrée au paradoxe.
Nous avons également discuté de l’éternel paradoxe de Bertrand, alias problème de Monty Hall, remis au goût du jour dans le film Las Vegas 21, de Robert Luketic (2008) et dont j’ai déjà parlé maintes fois, si vous voulez le détail et l’extrait de film, c’est là.
Rémi nous a bricolé quelques diapos, qu’il ne voulait pas mettre en ligne telles quelles, mais j’ai contourné sa pudeur, car son brouillon (ici) peut aisément servir de base pour quelqu’un·e qui voudrait élaborer un enseignement spécifique.
Nicolas Lemoine nous a quant à lui fait un remarquable exposé synthétique sur l’histoire, les arguments et les suggestions autour de la psychologie évolutionniste/évolutionnaire, en une fresque évoquant tour à tour Edward O. Wilson, David Buss, Stéphane Debove, Philippe Hunemann, la vidéo sur les épistémologies féministes de la chaîne Game of Hearth, les articles de Kumokun et ceux d’Aurélie (du compte Twitter « Ce n’est qu’une Théorie ») sur Zététique-Métacritique, la question inné/acquis traitée par Tzitzimitl sur YouTube, ainsi que les différents et nombreux écueils, dont probablement le plus massif est celui incarné par David Buss, dont j’avais lu The Handbook of Evolutionary Psychology (Wiley, 2005), qui désormais vend sa « bourse » aux rendez-vous amoureux ici.
Damien Michez et Dov Nusimovici nous ont offert un exercice « de rupture », montrant qu’autant il est aisé de ricaner devant les inepties de la bouteille Gemstone Bottle, promue par l’actrice Gwyneth Paltrow qui n’en rate pas une, autant il est moins facile de rire de la Brita, la cruche filtrante inventée par Heinz Hankammer, survendue en France et outre-Rhin, et qui pourtant mérite autant si ce n’est plus de quolibets tant sur le plan des arguments scientifiques que de l’écologie. Voici le diaporama.
Le jeu des 7 différences
Giovani Britton nous a ensuite parlé de la 5G, et des arguments complexes et multiparamétrés mobilisés dans les arguments paniqués anti-vaccin. C’est là !
Rudy Jeanne nous a fait un exposé sur l’hypnose comme concept, avec une riche discussion sur un point que je défends depuis longtemps, mais sur lequel j’ai possiblement tort : je pense que l’histoire, longue et hétéroclite du nom « hypnose », couplée au fait que le sens scientifique et le sens populaire s’éloignent en permanence, nécessiterait qu’on abandonne le concept. Rudy propose d’ailleurs à la place « état de focalisation attentionnelle externe intense amenant à une sensibilité suggestive accrue », ce qui me semble bien plus juste / bien moins fantasmagorique.
Enfin, Thomas Suzan nous a brossé une esquisse du statut épistémique du savoir scientifique du XVIIe siècle à nos jours, montrant les défauts de l’inductivisme, les écueils du positivisme, les limites du falsificationnisme, les contours du relativisme de Paul Feyerabend. Cela m’a fait penser à cette critique de l’induction de Bertrand Russell, dont j’ai retrouvé le texte.
« Ce genre d’associations n’est pas réservé à l’homme ; on le trouve de façon très marquée chez l’animal. Un cheval qu’on a souvent mené sur une route résiste à changer de direction. Les animaux domestiques s’attendent à manger dès qu’ils voient la personne qui leur apporte d’ordinaire leur nourriture. Nous savons bien qu’en raison de leur caractère rudimentaire, ces attentes de l’uniformité peuvent être déçues. L’homme qui a nourri le poulet tous les jours de sa vie finit par lui tordre le cou, montrant par là qu’il eût été bien utile au dit poulet d’avoir une vision plus subtile de l’uniformité de la nature.
Qu’elles induisent ou non en erreur, ces attentes n’en existent pas moins. Le simple fait qu’un événement s’est produit un certain nombre de fois provoque chez l’animal comme chez l’homme l’attente de son retour. Et il est bien certain que nos instincts causent notre croyance que le soleil se lèvera demain : mais peut-être ne sommes-nous pas en meilleure position que le poulet à qui, sans qu’il s’y attende, on a tordu le cou. Il nous faut donc distinguer le fait que des uniformités passées sont la cause d’attentes quant au futur, de la question de savoir si la valeur accordée à ces attentes peut avoir un fondement rationnel lorsque le problème de leur validité a surgi ».
Russell, Problèmes de philosophie, (Payot, 1912), pp. 85–86
Merci aux exposants et au public présent de m’avoir cultivé ! J’espère vous avoir un peu rendu la monnaie durant ces trois jours.
Vachement intéressé par les travaux sur la psycho-évo et ceux sur l’histoire de l’épistémologie. Une possibilité de les retrouver quelque part ?
Bonjour Fred, avec accord de mes deux jeunes collègues, la prez n’est pas suffisamment étayée sur des sujets aussi chauds pour la publier. Mais en les contactant…
nicosky.lemoine@sfr.fr
th.suzan@laposte.net
Pour compléter le message de Richard : je considère que le petit travail que j’ai produit sur le sujet avec mes compétences lacunaires n’est pas suffisamment approfondi ni expert pour qu’il soit pertinent de le partager publiquement au-delà du cadre de cette formation doctorale (surtout sans les précautions supplémentaires que j’ai prises à l’oral pour relativiser ma présentation). En me renseignant sur l’évo-psy depuis quelques temps, j’ai progressivement acquis la conviction qu’il s’agit d’un sujet trop complexe (et porteur de trop d’implications « politiques ») pour être évacué en quelques phrases, ou en une présentation de 45 minutes produite par un non-expert comme moi.
Cela étant dit, si vous m’expliquez par mail vos a priori sur le sujet et les raisons pour lesquelles ça vous intéresse, je pourrais vous transmettre mes diapos si je suis confiant dans le fait que vous n’en tirerez pas de conclusions abusives 🙂
Mon Dieu, comment peut-on prendre au sérieux des gens comme Kumokun ou Tzitzimitl ? ça me dépasse ! Visiblement, si on est d’extrême-gauche, on a le droit de raconter n’importe quoi sous couvert de zététique !
Pensez-vous que les propos de Kumokun ou de Tzitzimitl soient du « n’importe quoi ? » Si oui, éclairez-moi. Merci
Quelques petites précisions, qui j’espère pourront vous amener à relativiser votre énervement :
– La présentation que j’ai faite n’est pas une présentation de zététique à proprement parler, et j’ai été clair là-dessus. Le sujet de l’évopsy a beaucoup trop de dimensions pour être « tranché » avec des outils zététiques.
– J’ai mentionné les articles de Kumokun (notamment celui-ci : https://kumokun.fr/psychologie-evolutionniste-2-fondements-theoriques/ ) dans mes sources, mais à aucun moment je n’ai utilisé Kumokun (que je ne connais d’ailleurs que par ses 2 articles sur l’évopsy) comme argument d’autorité pour quoi que ce soit, et encore moins en le présentant comme zététicien.
– J’ai mentionné la vidéo de Tzitzimitl « Inné, acquis et essentialisme » de façon périphérique, à la fin de ma présentation, car je lui avais piqué l’idée éclairante qui est au cœur de sa vidéo (à savoir : le fait que les débats politiques sur inné/acquis sont généralement parasités par l’essentialisme), pour l’intégrer au détour d’une de mes slides. Du reste, je n’ai pas ici non plus invoqué son nom pour justifier quoi que ce soit, et ne l’ai pas présenté comme zététicien, car ses productions ne me semblent pas vraiment s’inscrire dans le cadre de la zététique (et lui-même ne se présente pas comme ça à ma connaissance).
je confirme tout ce que Nicolas a dit 🙂