Il y a parfois dans ma vie d’enseignant des moments d’apesanteur, comme lorsqu’on lance un groupe d’étudiant·es sur un sujet bien complexe, et qu’ils et elles se dépatouillent brillamment du truc.
J’ai incrusté cette année avec mon collègue géologue Laurent Husson un module « Sciences pseudosciences et pensée critique » dans le Master Sciences de la Terre et des planètes, environnement (STPE). Dans la petite promo, s’est formé un groupe de cinq, Yannick Boucharat, Clara Boullerne, Maxime Chollat, Anna Duhoux et Lison Groëninck, que j’ai lancé·es sur une piste épineuse comme un robinier faux-acacia : l’inculpation de scientifiques dans le cadre de la non-prévision du séisme du 6 octobre 2009 à L’Aquila. De fil en aiguille, nous avons rapproché un autre cas en partie similaire, l’affaire de l’éruption de la Soufrière en 1976, et le groupe a travaillé sur les questions de responsabilités et de déontologique professionnelles. Je vous livre ce travail, en format pdf ici, ou ci-dessous.
Risques naturels : à qui la faute ?
Réflexions sur deux cas d’étude
Par Yannick Boucharat, Clara Boullerne, Maxime Chollat, Anna Duhoux & Lison Groëninck
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Chercheur et responsabilité ?
Lorsque l’on imagine un chercheur à l’œuvre, il est facile de se le représenter comme un être cherchant à répondre à un problème scientifique ultra-spécialisé, compris et apprécié par lui seul (et éventuellement quelques-uns de ses collègues), terré au fond du laboratoire qui lui sert d’antre. Or un chercheur, même s’intéressant à une discipline qualifiée de “fondamentale” et exerçant dans une structure publique, produit une connaissance qui existe au sein d’une société : elle a été élaborée grâce à des financements ciblés, elle peut être diffusée au grand publique par des processus de vulgarisation scientifique et est parfois ré-utilisée, dans le cadre cette fois d’une application concrète (industrielle, politique…), dont le chercheur ne maîtrise a priori pas la nature. En tant que spécialiste d’une discipline, un chercheur peut également être appelé à revêtir le statut d’expert, et être habilité par ce nouvel exercice à fournir ses conclusions scientifiques sur des problématiques sociales. En sciences de la Terre, particulièrement, la discipline de l’étude des risques naturels constitue l’un de ces points de contact entre la science, la politique et des considérations d’ordre moral. En effet, dans des zones où les aléas naturels sont présents, comme par exemple les zones très sismiques, à haut risque volcanique, mais aussi inondables ou soumises à de potentiels glissement de terrain, il est normal de chercher à qualifier et quantifier le risque, dans le but de protéger les populations, mais aussi les infrastructures. On fait alors appel à un scientifique, lequel, ébloui par l’intensité lumineuse au sortir de sa grotte, peut oublier qu’en devenant expert, les répercussions des conclusions à tirer prennent de l’ampleur et le public auquel il s’adresse change. Sa responsabilité, qu’on pouvait jusqu’alors considérer comme négligeable, devient ainsi un enjeu capital à caractériser. Dans les cas où les risques ont été mal évalués (qu’ils soient intrinsèquement imprévisibles ou non) et que des victimes ou dégâts sont à déplorer, le chercheur doit-il être traduit en justice et condamné pour son imprudence et/ou ses erreurs d’interprétation du risque ? Afin de mieux comprendre la responsabilité des chercheurs dans ce domaine, deux cas historiques seront présentés, où l’opinion publique, voire la justice, a considéré que les scientifiques avaient failli à leur mission d’experts et étaient donc en partie responsables. Durant le séisme de L’Aquila (Italie) en 2009, une mauvaise communication d’un risque connu comme élevé aura entraîné de nombreuses victimes mais aussi la destruction de milliers de bâtiments. En Guadeloupe durant l’éruption de la Soufrière en 1976, un risque, minime à postériori, fut bien communiqué mais surévalué, conduisant à une évacuation prolongée et une polémique grandissante entre deux scientifiques. Dans un cas comme dans l’autre, la parole scientifique peut être vue comme “discréditée”, et à travers une analyse de cas, nous chercherons à comprendre comment et pourquoi la responsabilité scientifique a alors été engagée.
Séisme de L’Aquila : les faits
Le premier événement étudié est lié au séisme survenu en 2009 dans la ville de L’Aquila, située au sein de la chaîne des Apennins dans les Abruzzes, région à sismicité très forte en Italie. La majorité des informations factuelles dans cette première partie sont tirées des articles de Benessia & De Marchi (2017) et de Hall (2011).
À partir de décembre 2008, des séismes de magnitude faible se font ressentir par la population dans la ville italienne. L’alerte est lancée le 30 mars 2009 suite à de nombreux séismes de magnitude allant jusqu’à 4. La Commissione Grandi Rischi (Commission Grands Risques), se déroule le lendemain (31 mars) en urgence face à cette situation qui semble critique, et ne dure que peu de temps. Cette commission a pour but affiché de fournir aux habitants “toutes les informations dont dispose la communauté scientifique, à propos de l’activité sismique des dernières semaines”, et est constituée d’un groupe de scientifiques mais aussi plus inhabituellement d’officiers gouvernementaux et d’officiels politiques. Le compte rendu fait état d’une discussion confuse concernant majoritairement l’étude de la sismicité passée : comme précisé par Boschi, l’un des géophysiciens, dans une lettre à la Protection civile publiée en 2009 : “les actions à entreprendre n’ont pas même été évoquées”. Le message retenu suite à cette entrevue est rapporté lors d’une conférence de presse improvisée, sans valeur scientifique, par un officier de la Protection Civile, B. De Bernardinis : la situation de L’Aquila est “normale” et “ne pose pas de danger”, ajoutant que “la communauté scientifique assure que c’est une situation favorable car la décharge d’énergie en petits tremors réduit la probabilité d’occurrence d’un événement plus fort par la suite”. Cette annonce ne donne lieu à aucune consigne politique relative à la gestion du risque, et est donc interprétée par la population de manière individuelle ; les habitants de L’Aquila tendent à être rassurés par les informations dont ils disposent, et beaucoup ne prennent pas la décision d’évacuer.
Le matin du 6 avril 2009, un séisme de magnitude 6,3 a lieu. Le bilan est très lourd, la catastrophe dans sa finalité aura causé la mort de 309 civil.e.s, blessé plus de 1500 personnes et détruit des dizaines de milliers de bâtiments de la cité médiévale. Il est à noter qu’un tremblement précurseur majeur avait eu lieu en début de nuit entre le 5 et le 6 avril, mais négligé par certains habitants, qui furent rassurés par la commission. On peut penser qu’ils auraient pris les précautions habituelles s’ils n’avaient pas été “mésinformés”.
Lors d’un procès initié en septembre 2011 suite à la plainte rapidement déposée par les victimes et familles de victimes, 6 chercheurs italiens (Enzo Boschi, Franco Barberi, Mauro Dolce, Claudio Eva, Giulio Selvaggi, Michele Calvi) et l’officier Bernardo De Bernardinis, chacun ayant participé à la Commission du 31 mars, risquent une peine de plusieurs années d’emprisonnement et de très lourds dommages et intérêts. Ils sont finalement condamnés pour “homicide par imprudence” à 6 ans d’emprisonnement, et interdits de poste dans la fonction publique à vie. En appel devant la cour de cassation, les 6 scientifiques sont innocentés en avril 2014, tandis que B. De Bernardinis est condamné à 2 ans de prison pour la fausseté et l’incomplétude de son discours devant les médias. Le verdict est confirmé en 2015 par la Cour Suprême, peu de temps avant que le directeur de la Protection Civile, Bertolaso, à l’origine de la réunion de la Commission, soit lui aussi innocenté (Cartlidge, 2016).
Un procès de la science ?
Ces différents procès et accusations donnent lieu à un tollé dans la communauté scientifique internationale : lettre ouverte au président italien (American Association for the Advancement of Science, 2010), signée par plus de 5000 chercheurs, très grande médiatisation de ce qui est présenté comme un procès fondamentalement injuste et destructeur des institutions scientifiques des risques naturels (Zanotti, 2012), etc. Beaucoup évoquent un “procès de la science” et s’indignent du fait que les scientifiques soient accusés de n’avoir pas réussi à prédire l’occurrence du séisme, alors même que ce genre de prédiction est par définition impossible. Il est, lors de ce débat, précisé par les plaignants et le procureur du premier procès, Fabio Picuti, que les accusés ne sont pas inculpés à cause de leur incapacité à prévoir le séisme, mais à cause de leur analyse incomplète des facteurs de risques locaux (fragilité des bâtiments, densité de population), c’est-à-dire leur mauvaise caractérisation des enjeux – dont les scientifiques sont chargés par le système italien, et à cause du contrôle catastrophique relatif à la communication des conclusions scientifiques. Cette clarification des charges judiciaires, et ainsi de la nature de la responsabilité, est appuyée par une infime partie de la communauté scientifique, en partie par le biais d’une autre lettre ouverte au Président italien (International Seismic Safety Organisation, 2012).
Quelques points problématiques
Sur le plan de la responsabilité scientifique, que peut-on tirer de cet exemple frappant ? Il peut sembler complexe, dans ce cas précis, de s’affranchir de la détresse populaire et de s’extraire de la surexposition médiatique, afin de procéder à une analyse rationnelle des conclusions judiciaires.
Rétrospectivement, certains points de cette affaire apparaissent problématiques ; à commencer par le contenu de la Commission Grands Risques. Selon le scientifique Giulio Selvaggi, “le message transmis lors de cette entrevue était tout sauf rassurant”, et selon le scientifique Enzo Boschi, “l’ordre de cette entrevue était de calmer la population”, au moins en partie, après des déclarations pseudo-scientifiques et des pronostics extérieurs catastrophistes et très médiatisés. Un autre sismologue ‒ C. Del Pinto (Hall 2011) qualifie même cette Commission de “grotesque pantomime” , et selon d’autres sismologues le sujet n’était pas à propos des actions à entreprendre au vu de la situation, mais plutôt de rassurer la population. Par ailleurs, aucun diagnostic de risque n’a été fait, comprenant majoritairement la grande fragilité des infrastructures et la densité de population ; ce qui est pourtant le rôle des scientifiques au sein du système italien, et la raison réelle de leur incrimination.
Rappelons aussi qu’au sortir de cette Commission, c’est un officier de la Protection Civile et non un sismologue qui a rapporté le fin mot du message scientifique discuté durant l’entrevue. Tenant compte de cela, peut-on réellement considérer que l’information donnée a une valeur scientifique ? On peut alors se questionner sur ce choix ; comment l’officier B. De Bernardinis s’est-il retrouvé porte-parole, le temps de cette conférence de presse, de la Commission Grands Risques ? Sa prise de parole, en plus de sembler illégitime, s’appuie sur une structure pseudoscientifique : afin de calmer l’anxiété des habitants, rien de plus efficace en effet que la minimisation ou l’occultation de l’incertitude scientifique et la construction de théories rassurantes mais fallacieuses, comme celle de la décharge énergétique par petites secousses. Et pourquoi le choix a‑t-il été laissé intégralement à la population de décider de la marche à suivre, sans consignes guidées adaptées à la situation, hautement imprévisible certes, mais relativement commune dans cette région très sismique ? Selon COMETS (Comité d’éthique du CNRS), il n’existe pas de réel intermédiaire entre “expert” – dans ce cas, sismologue – et commanditaire (décideur politique, etc). Cette absence pose problème, car les experts ne sont pas spécifiquement formés pour rendre leurs résultats réellement compréhensibles au grand public. En découlent alors des problèmes de communication fondamentaux, qui sont, selon la population (Hall 2011), la raison première des victimes à déplorer. Pour autant, qui pourrait remplir ce rôle de médiateur, ayant à la fois une compréhension objective et le moins biaisée possible de l’état de faits scientifique, et une capacité à communiquer clairement les informations à la population ? Comment lui serait-il possible de vulgariser fidèlement en étant indépendant de toutes les parties ? En l’absence d’un tel intermédiaire, la mission des scientifiques serait alors de contrôler que la connaissance qu’ils ont produite est transmise de manière exhaustive et fidèle, la moins dénaturée possible mais pour autant compréhensible par le “tout public”, et bien-sûr de reprendre et corriger toute théorie pseudo-scientifique exposée devant eux en leur nom, mission à laquelle les experts de l’Aquila ont largement failli lors de la conférence de presse.
Ces observations poussent à questionner le but initial de cette réunion : dans le papier de Benessia et De Marchi (2017), l’analyse des différents choix de communication (et de négligence de certains paramètres capitaux), montre que la volonté globale est restée celle de rassurer la population, et non de la protéger. Il souligne également qu’il est difficile de rejeter la faute de la distorsion de l’information sur les médias, car la commission avait pour but d’être une sorte d’“opération médiatique” contre les théories pseudoscientifiques – but qu’elle a ironiquement largement failli à remplir en exposant des théories non fondées. Il semble, à l’examen des différentes sources rapportant le contenu de la discussion, que le caractère de crise de la situation a largement influencé le déroulement de la commission, et entraîné l’oubli systématique de certains enjeux capitaux : il apparaît donc d’une importance-clé de disposer, lors de ces réunions à caractère d’urgence mêlant expertise et prise de décision, d’outils permettant d’examiner les sources d’incertitudes dans la gestion de la crise et le niveau de gravité si l’une d’entre elles était négligée. La “checklist” présentée dans cet article, élaborée lors de travaux antérieurs de De Marchi (1993), peut alors être un bon indicateur des conséquences engendrées par certaines décisions (voir fig. 2 en conclusion).
Quel rôle pour les experts scientifiques ?
En France, les scientifiques sont tenus de publier leurs résultats sans influencer la prise de décision politique qui va en découler, et sont donc dédouanés de la décision du commanditaire, mais ce n’est peut-être pas le cas en Italie. En effet, si l’on considère que la mission d’expert du scientifique se “limite” à un compte rendu clair et compréhensible, exposé aux décideurs politiques – afin que ceux-ci prennent une décision concernant la population – sa responsabilité se limite à son champ originel, purement épistémologique, c’est-à-dire à l’exécution d’une méthode scientifique solide sans erreur. La question de la clarté et de la complétude de l’information vulgarisée est alors déjà un enjeu, car l’approche probabiliste de la science et les résultats intrinsèquement entachés d’incertitudes peuvent être des concepts difficiles à comprendre sans être spécialisé, et complexes à utiliser dans le cadre d’une prise de décision. Mais dans ce schéma de pensée, il ne revient en aucun cas à l’expert de prendre une décision, ici concernant le meilleur choix pour assurer la sécurité de la population, et encore moins de lui en rendre compte. Il est clair, dans le cas de la catastrophe de L’Aquila, que la fragilité des bâtiments et la densité de la population auraient justifié de recommander explicitement une grande prudence aux habitants. Mais était-ce le rôle des scientifiques de transmettre ce message, de la même manière que ce n’était probablement pas à un officier de la Protection Civile de rendre compte d’une discussion scientifique ? Selon Jordan (directeur du Southern California Earthquake Center à l’université de Southern California à Los Angeles et “chair of the International Commission on Earthquake Forecasting”) “le rôle de la science est de présenter l’information sur les risques, mais c’est bien le rôle des décideurs de collecter cette information, ainsi que beaucoup d’autres, afin de prendre des décisions concernant la sécurité des populations” (Hall 2011). Cette confusion apparente dans les rôles – et donc responsabilités – de chacun découle-t-elle du contexte de situation de crise ou des contraintes du système de gestion des risques italien (voir Yeo, 2014) ?
Cette question de mission et de rôle soulève également la question suivante : est-il juste et pertinent de laisser les scientifiques se limiter à leur bulle épistémologique, alors même que les informations qu’ils fournissent en tant qu’experts se placent dans un contexte social, parfois très complexe ? Ne leur appartiendrait-il pas également de participer à la caractérisation du contexte dans lequel leurs conclusions vont être communiquées, en tant que fins connaisseurs desdites informations ? Il est souvent reproché aux experts leur vision-tunnel : dans le cas de L’Aquila, on peut penser rétrospectivement qu’il aurait été bénéfique que les scientifiques s’intéressent à la manière dont l’informatique scientifique serait communiquée et reçue, ne serait-ce que pour réaliser que leur statut – “il luminari del terremoto”, littéralement “les sommités de la sismologie” selon le directeur de la Protection Civile – impliquerait une réduction automatique et irrationnelle de l’incertitude scientifique. En considérant ce nouveau statut de l’expert, l’incertitude scientifique est à intégrer au milieu de nombreux autres enjeux, entre autres de communication (Benessia et De Marchi, 2017).
La Soufrière, une guerre médiatique et relationnelle
Ce défaut notable de communication n’a rien de commun avec la deuxième affaire que nous allons traiter, qui concerne l’éruption de la Soufrière en 1976. En effet, une surestimation des risques et une communication accrue ont mené à une évacuation massive de Basse-Terre, au Sud de la Guadeloupe ; évacuation controversée qui oppose alors deux scientifiques majeurs de l’époque : Claude Allègre et Haroun Tazieff. Les faits présentés ici sont extraits de Beauducel (2015), ainsi que de sources médiatiques (France Info, France Culture).
Les premiers signes sismiques sont détectés vers la Soufrière en 1975 par l’Institut Physique du Globe (IPG), basé en Guadeloupe, et s’intensifient en Mars 1976 à la suite de quoi Haroun Tazieff, volcanologue, est envoyé sur le terrain. Il tient des propos rassurants au vu de ses observations : “une issue cataclysmale est peu probable”. La situation évolue sous le regard des scientifiques présents ainsi que du Préfet de Guadeloupe, Jean-Claude Arousseau, avec comme conclusions que “la situation est sérieuse, mais pas critique”. L’éruption, qui débute le 8 juillet 1976 par des projections de cendres, est déclarée sans danger immédiat par H. Tazieff – pour plusieurs raisons explicitées dans un rapport destiné à l’IPG et aux autorités locales. Suite à cela, le volcanologue quitte la Guadeloupe tandis que d’autres scientifiques sont appelés en renfort. Leurs observations des cendres éruptées, ainsi que de la proportion de verre qu’elles contiennent, les mènent à un diagnostic affolant : il s’agit probablement de la remontée de magma dans le conduit. Les signes précurseurs s’intensifient, et c’est le 15 août que l’évacuation – préventive – de toute la population de Basse-Terre est décidée. H. Tazieff est appelé à revenir en Guadeloupe et arrive en avance, sans escale à Paris, contre l’avis de sa hiérarchie. Après une ascension de reconnaissance, il affirme qu’il ne faut pas s’affoler car les signes d’éruption en cours ne sont pas dangereux ; une vision non partagée par Claude Allègre, directeur de l’IPG. Ce désaccord entraîne le début d’une polémique entre les deux scientifiques. H. Tazieff émet son interprétation de la crise dans un rapport tout en dénonçant la décision de ses collègues provenant d’une “appréciation erronée de la signification des phénomènes ayant entretenu un affolement des esprits” ; tandis que C. Allègre se préoccupe de la situation.
La relation entre les deux scientifiques se tend et s’envenime ; H. Tazieff se désolidarise complètement de l’avis de ses collègues et s’exprime à la radio à propos de l’affaire : il considère comme “mise en scène” le dispositif de sécurité mis en place et selon lui, la population peut habiter et travailler dans la zone évacuée. Dans l’ombre scientifique, C. Allègre obtient les résultats d’analyse des cendres volcaniques : il affirme que l’interprétation scientifique de la présence de verre dans les cendres était mauvaise, et interdit de rendre les résultats publiques sans son accord. À la suite de querelles, l’IPG vote à l’unanimité l’exclusion de H. Tazieff, qui est alors déchargé de sa responsabilité en Octobre, et démissionne de l’IPG de lui-même. Il rend par ailleurs publique les résultats secrets, et la polémique prend de l’ampleur (débat télévisé…). Une réunion d’experts en Novembre atteste que l’évacuation du 15 août était la seule décision raisonnable et possible sur le moment, et que le retour des populations évacuées était possible, ce qui fut interprété comme une “approbation indirecte des opinions de H. Tazieff” (Beauducel, 2015). La polémique continua sous diverses formes (accusations entre C. Allègre et H.Tazieff, livres, interventions médiatisées…) durant quelques années.
Dans ce cas là, le problème majeur est cette fois-ci non pas un manque de communication, mais de la sur-information. On se rend compte que ces difficultés à communiquer des informations vitales sont récurrentes dans différentes affaires. Ici, H. Tazieff est brillant, reconnu, a de nombreuses années d’expérience professionnelle derrière lui et a tendance à contredire toutes les personnes moins expérimentées ou n’ayant pas les mêmes opinions que lui. De ce fait, il s’agit d’un personnage sûr de lui, enclin à attirer l’attention, voire à être au cœur de polémiques sur-médiatisées. Sur cette affaire, Tazieff était accompagné du directeur de l’IPG, Claude Allègre, qui peine à s’affirmer devant un Tazieff charismatique et leader, ce qui entraîne des complications relationnelles ; cela vaudra plus tard le renvoi de Tazieff de sa structure scientifique.
Le problème de l’interprétation
Revenons sur un point crucial de cette affaire : l’analyse de cendres éruptées et de leur teneur en verre. A la première observation, ces cendres montraient une teneur en verre excessive aux yeux des scientifiques, qui l’ont associée à une remontée de magma dans le conduit de la Soufrière ; c’est donc cette observation qui appuie l’hypothèse d’une situation d’extrême urgence lorsque Tazieff est absent. Cependant, une analyse plus poussée par la suite révèle que cette interprétation était fausse, car aucun verre n’était réellement présent dans les cendres. Les résultats sortent cachés du grand public, au moment où la polémique bat son plein : Haroun Tazieff affirme que la situation n’est pas critique, Claude Allègre maintient le contraire. Les résultats le discréditent, et le directeur interdit alors leur publication au grand jour sans son accord ; mais c’est sans compter sur Tazieff, à qui ils donnent raison, qui décide consciemment de les divulguer. Qui est le fautif ? On détecte alors des enjeux majeurs derrière une prise de décision de la part d’un chercheur, dans ce cas là, une perte de crédibilité notable mais aussi un questionnement sur la fiabilité d’une structure scientifique.
Risques, politique et économie locale
Un podcast d’archives de France Culture rediffusé récemment relate à nouveau les évènements, en affirmant qu’une fois le verdict d’évacuation tombé sous la menace d’une éruption imminente (décidé sur la base de mauvaises interprétations), la population n’avait pas d’autre choix que de partir. En conséquence : des milliers de personnes terrorisées, demandant refuge dans des lieux sûrs, qui se retrouvent vite pleins. En résulte des problèmes d’organisation au niveau des lits et des sanitaires qui ne peuvent accueillir tous les réfugiés. Pour cause, les aides du gouvernement sont insuffisantes. Cette évacuation massive de Basse-Terre aura paralysée son quotidien et sa vie économique. Encore aujourd’hui, “la zone Sud de Basse-Terre garde encore les stigmates de cette période. Le chef-lieu a encore du mal à se relever économiquement” (selon une conférence retranscrite sur France Info, 2016). La décision d’évacuation prise par l’État était-elle la bonne quant aux informations scientifiques à ce jour ? Il ne faut cependant pas oublier le contexte d’incertitude du moment, et les solutions qui s’offraient aux pouvoirs publics.
D’après un graphique tripôle (fig.1) pensé par Gary et al. (2005) illustrant la durabilité d’une société, d’une ville, etc, on se rend compte qu’il règne un fragile équilibre entre l’environnement, la société et l’économie. Les trois cercles ne sont pas fixes, ils peuvent se désolidariser, notamment après un choc soudain tel qu’une éruption volcanique se produisant sur des territoires petits et/ou en voie de développement, comme Basse-Terre. Cette éruption puis évacuation ont eu pour effet de bousculer l’équilibre branlant de l’île, chaque changement brutal pouvant être bénéfique tout comme catastrophique.
Polémique et discrétisation
“Si on ne confond pas la critique des idées et celle des personnes, ce qui devrait être le cas, la controverse n’a pas lieu de verser dans la polémique. Ça dérape avec les mégalos, ou alors lorsque d’autres forces viennent biaiser le jeu de l’argumentation, comme des enjeux financiers, des enjeux médiatiques, les emprises idéologiques ou religieuses” (Lecointre, 2021). Cette citation s’applique bien au cas étudié ici, pour lequel on comprend que Haroun Tazieff comme Claude Allègre, sont tous deux orgueilleux, ont soif de reconnaissance et sont responsables l’un comme l’autre dans cette histoire lourde d’enjeux financiers et humains, et de très médiatisée.
Cette affaire a donc fait énormément parler d’elle, en raison de deux chercheurs qui, devant avoir le même but, s’attaquent mutuellement au lieu de travailler ensemble, au détriment de la science et de vies humaines impactées par leurs décisions. On peut alors questionner la capacité de certaines structures à gérer des situations de crise. Dans ce cadre, l’impact de la parole scientifique et sa véracité sont remis en cause, au détriment d’intérêts personnels. Un conflit au sein d’une institution, quelle qu’elle soit, peut être géré par sa direction, ou par une entité compétente interne. L’escalade médiatique était ici inévitable de par l’implication du directeur lui-même, et d’un scientifique reconnu, expérimenté, et déjà médiatisé.
Quelques outils…
Marković et al. (2021) pointent un cas analogue au séisme de L’Aquila, avec une conclusion similaire concernant un problème de communication avant ou pendant une période de crise, et proposent quelques solutions pour y remédier. Cependant, celles-ci concernent seulement la communication directe à la population, et non de chercheur à Gouvernement, et ne précisent ainsi pas la mission initiale du chercheur, ni sa responsabilité. L’information doit être divulguée le plus tôt possible avant l’événement afin de pouvoir anticiper au maximum, suivi d’une communication régulière ; et les termes utilisés doivent être cohérents selon la gravité de l’événement à venir. Les crises mineures ne doivent pas être exagérées afin de “rendre crédible” le diffuseur d’alerte et éviter la désinformation lors d’une prochaine crise. Inversement, la minorisation d’un risque (par exemple, le cas de L’Aquila) incite à ne pas suivre les recommandations de sécurité lorsque la crise est imminente. Calmer l’anxiété de la population est un point capital, qui ne doit néanmoins pas empiéter sur la mission initiale : assurer sa sécurité. La diffusion de l’information doit se faire à travers différents médias de différents horizons afin d’atteindre toutes les populations en incluant les groupes marginalisés et les minorités. Il est pertinent d’ajouter que cette diversité dans les biais de communication ne doit pas être synonyme de surinformation (donc peut-être désinformation) : il est nécessaire que le contenu informatif, bien que dupliqué pour emprunter divers canaux de communication, ne perde pas de sa qualité. Les preuves scientifiques – bien que simplifiées – qui ont permis de conclure sur le risque doivent également être présentées publiquement, afin d’être accessibles à tous. Pour finir, les consignes de sécurité doivent être énoncées très clairement à la population, afin qu’elle se protège lors de la catastrophe.
Par ailleurs, des outils, tels que la “checklist” de Benessia et De Marchi (2017) (fig.2), pourraient se révéler utiles en situation de crise afin d’améliorer la prise de décision par une bonne estimation des conséquences éventuelles, assumée dans ce cas aussi bien par les décideurs politiques que par les experts.
Discussion
Les deux cas étudiés précédemment soulignent l’ambiguïté de l’étude des risques naturels ; l’un concernant une sous-estimation du risque, et l’autre une surestimation. Les outils cités au dessus restent par ailleurs très généraux et sujets à l’interprétation ; qui peut – et comment – caractériser une “communication régulière”, utiliser des “termes cohérents par rapport à une gravité” mal définie et donc affirmer qu’un risque est minoré ou exagéré ? En appliquant à la lettre ces recommandations, la population peut remettre en question chaque résultat scientifique ou décision politique, et peut potentiellement ne plus s’appuyer sur les conclusions des experts. Par ailleurs, qui doit assumer la mission d’utiliser ces critères, et les responsabilités qui en découlent ?
Une mauvaise interprétation du risque semble systématiquement entraîner des dégâts humains, économiques, psychologiques et sociétaux ; il peut s’en suivre une polémique, dans le but d’attribuer la responsabilité de l’erreur. Améliorer la chaîne de communication entre scientifiques, protection publique et population en formant des intermédiaires pourrait minimiser ces erreurs et aider la vulgarisation de ces sujets complexes. La population ne doit pas se sentir dans une situation d’étau, entre des données et phénomènes qui les dépassent et un débat biaisé par des conflits d’ordres intellectuels ou médiatiques.
À qui la faute ? Cette question rhétorique guidant notre article rappelle qu’en toutes circonstances, un ou plusieurs responsables doivent être désignés. Les risques naturels n’étant pas provoqués par la méconnaissance de la science, une mauvaise communication/interprétation, ou par une quelconque gestion politique, cette chaîne de responsabilité a‑t-elle lieu d’exister dans ce cadre ? Cependant, lorsque le risque est connu et mal géré, sur qui repose cette responsabilité ?
Cette question ne mérite-t-elle pas d’être posée dans certains autres contextes impliquant les scientifiques, qui concernent aujourd’hui des enjeux actuels et futurs majeurs ? Les causes du changement climatique actuel sont connues, et les conséquences visibles à notre échelle ; la recherche d’hydrocarbures, de ressources minières est-elle condamnable ? À qui la faute ?
Conflits d’intérêt
L’article que vous venez de lire a été rédigé par cinq étudiant·es en Master 1 Sciences de la Terre, qui ont tenté de s’affranchir de leur position de potentiels futurs scientifiques afin de produire un travail le plus objectivé possible.
Bibliographie
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Benessia, A., De Marchi, B. (2017). When the earth shakes … and science with it. The management and communication of uncertainty in the L’Aquila earthquake. Futures, 91, 35–45, https://doi.org/10.1016/j.futures.2016.11.011
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Marković Vukadin, I., Mustač, M., Nujić, L., Firi, K., Martinjak, J., Marušić, Z. and Baniček, M. (2021). Importance of Scientifically Based Facts in Crisis Communication : Evidence from Earthquakes in Zagreb and Petrinja. Journal for Spatial and Socio-cultural Development Studies, 59, 535–555. https://doi.org/10.5673/sip.59.3.10
Moretti, R., Moune, S., Jessop, D., Glynn, C., Robert, V., Deroussi, S. (2021). The Basse-Terre Island of Guadeloupe (Eastern Caribbean, France) and Its Volcanic-Hydrothermal Geodiversity : A Case Study of Challenges, Perspectives, and New Paradigms for Resilience and Sustainability on Volcanic Islands. Geosciences 2021, 11, 454 https://doi.org/10.3390/geosciences11110454
Yeo, M. (2014). Fault lines at the interface of science and policy ; interpretative responses to the trial of scientists in L’Aquila. Earth-Science Review, 139, 406–419. https://doi.org/10.1016/j.earscirev.2014.10.001
Zanotti, R. (2012, 25 octobre). Terremoto, Clini contro la sentenza, il ministro dell’ambiente respinge. La Stampa. Voir (consulté le 10.04.23) : https://www.lastampa.it/cronaca/2012/10/25/news/terremoto-clini-contro-la-sentenza‑1.36372132/
Bonjour, suis à la recherche de la publication schéma synthétique des enjeux Gary et al 2005
Gary, W.V.; Patil, S.G.; Hugar, L.B. Agricultural Sustainability, Strategies for Assessment ; Sage Publications India Pvt Ltd.: New Delhi, India, 2005
La figure était aussi reprise et modifiée et expliquée dans ce papier, qu’on avait cité :
Moretti, R.; Moune, S.; Jessop, D.; Glynn, C.; Robert, V.; Deroussi, S. The Basse-Terre Island of Guadeloupe (Eastern Caribbean, France) and Its Volcanic-Hydrothermal Geodiversity : A Case Study of Challenges, Perspectives, and New Paradigms for Resilience and Sustainability on Volcanic Islands. Geosciences 2021, 11, 454. https://doi.org/10.3390/geosciences11110454