Document de ressources pour élaborer débat mouvant, concours de mauvaise foi et disputatio

Pour répondre à la demande de la jour­née aca­dé­mique des professeur·es docu­men­ta­listes de Nor­man­die, le 15 mars 2022, j’ai pré­pa­ré un expo­sé, qu’on peut regar­der ici :

mais qu’on peut trou­ver éga­le­ment résu­mé dans une fiche. La voi­ci, en pdf, ou ci-des­sous.

Voi­ci trois formes d’introduction au débat ration­nel que j’ai uti­li­sés dans mes ensei­gne­ments d’esprit cri­tique, clas­sés en terme de com­plexi­té.

1er niveau : le débat mouvant

Entre 45 min et 1h

Se réa­lise en classe, mais aus­si en amphi­théâtre.

Je l’ai tes­té avec des publics allant de 10 à 300 per­sonnes.

Il faut :

  • une séquence d’enseignement préa­lable sur les sophismes et rhé­to­riques fal­la­cieuses, en amont de l’événement – au moyen de la fiche dédiée (cf. Res­sources).
  • Une thèse cen­trale cli­vante, per­met­tant des posi­tions oppo­sées.
  • Une salle per­met­tant une répar­ti­tion des gens à droite ou à gauche de la salle/amphi selon leur avis.
  • Phase de sous-groupes, dont la taille dépend du nombre d’étudiant·es ou d’élèves (envi­ron 10mn). Consigne : que chacun·e dans le groupe puisse prendre part à l’élaboration de LA ques­tion (une seule) qui pour­rait faire chan­ger d’avis les per­sonnes d’avis oppo­sé. Une per­sonne sera man­da­tée pour énon­cer, le moment venu, cette ques­tion en grand groupe.
  • Reprise du temps col­lec­tif : l’enseignant·e pro­po­se­ra à l’un des sous-groupes issu de la plus petite « moi­tié » (il y en a sou­vent une) de com­men­cer à énon­cer l’argument co-éla­bo­ré ensemble.
  • Puis il se tour­ne­ra vers un sous-groupe de l’autre demi-groupe, et alter­ne­ra ain­si jusqu’à épui­se­ment des argu­ments nou­veaux.
  • On constate la force de l’argument au nombre de per­sonnes qui changent de côté, avec un coef­fi­cient amoin­dris­sant (le côté enga­geant publi­que­ment d’un chan­ge­ment d’avis peut être un frein inhi­bi­teur).

Conseils & suggestions

  • Bien choi­sir l’énoncé : il doit être cli­vant, et per­mettre une divi­sion à peu près équi­table de votre public. Un énon­cé mal cali­bré eut radi­ca­li­ser tout le public, et de fait le débat mou­vant devient impos­sible.
  • Il ne s’agit pas ici de per­mettre des nuances. Expli­quer au public que bien enten­du, l’adhésion ou non à l’énoncé couvre un conti­nuum, mais il s’agit ici de « jouer le jeu ».
  • Si d’aucun·es pré­fèrent res­ter en « sus­pen­sion de juge­ment », per­mettre qu’iels res­tent assis, ou au centre. Mais je décon­seille de le pro­po­ser d’emblée, du fait de cette pro­pen­sion à l’ « effet bof »1.
  • L’inertie dans le chan­ge­ment de posi­tion peut être faci­le­ment rom­pue si l’enseignant·e ose se mettre en scène, en train de chan­ger d’avis, donc se dépla­çant au gré des argu­ments.
  • La phase en sous-groupe per­met que tou·tes puissent prendre la parole, même dans un contexte de fort public, même si ensuite seul·es les « délégué·es » énon­ce­ront en public leur argu­men­taire.
  • Charge à l’enseignant·e de pos­sé­der suf­fi­sam­ment l’énoncé de départ pour connaître les argu­ments prin­ci­paux et sur­tout éva­cuer les rares rhé­to­riques sophis­tiques qui pour­raient émer­ger – ce qui est rare si le tra­vail sur la rhé­to­rique a été effec­tué au préa­lable.

2ème niveau : le concours de mauvaise foi

Entre 1h et 1h30. À uti­li­ser avec cir­cons­pec­tion en classe

  • La séquence se déroule en un cer­tain nombre de manches, dépen­dant du nombre de particpant·es. La forme stan­dard étant la « bat­tle » éli­mi­na­toire, 8 participant·es per­mettent 4 quart-de finales, 2 demi-finales et une finale.
  • Pour chaque « bat­tle », un sujet est tiré au sort, per­met­tant une oppo­si­tion fron­tale sur un sujet cocasse – afin de dépla­cer l’attention sur la rhé­to­rique et non sur le fond. Exemple : les extra­ter­restres viennent de Mars » ver­sus « Non, ils viennent de Vénus » (ce qui contre­dit la fran­chise de livres sexistes de John Gray qui dit que ce sont les Hommes qui viennent de Mars, et les femmes de Vénus).
  • Chaque participant·e tire au hasard deux car­tons sur cha­cune des­quelles est indi­qué un sophisme. Cela peut être des cartes bien figno­lées (La Main à la pâte en a éla­bo­ré quelques unes), ou sim­ple­ment des petits cou­pons avec le nom du sophisme des­sus. Ce seront ses deux figures impo­sées. Libre à elle ou lui d’en ajou­ter en plus pour obte­nir une note de style géné­ral plus grande.
  • Au fil de la com­pé­ti­tion, le nombre de sophismes impo­sés aug­mente, de même que le temps de pré­pa­ra­tion décroît (géné­ra­le­ment de 3 min en quart-de-finale, il se réduit à 1 min en finale). Autant de para­mètres modu­lables selon que votre public est aver­ti ou non.

Conseils & suggestions

  • Le public est actif dans la détec­tion des sophismes. Et comme il s’agit d’un concours de mau­vaise foi, il peut être de mau­vaise foi même dans son éva­lua­tion, ce qui per­met de féli­ci­ter les perdant·es, comme étant moins de mau­vaise foi que l’autre.
  • Je ne conseille ce concours qu’avec cir­cons­pec­tion en classe, pour deux rai­sons :
  • - cen­tré sur la « mau­vaise foi », il peut géné­rer des attaques pou­vant être per­çues comme bles­santes ;
  • - la bat­tle per­due peut être mal vécue, sur­tout par un public jeune.
  • Je l’ai essen­tiel­le­ment uti­li­sé dans des groupes ami­caux ou spé­cia­listes (uni­ver­si­té d’été, syn­di­cat)
  • Il peut se réa­li­ser en assez grand groupe, puisque le concours étant très enga­geant pour les participant·es, peu acceptent d’y par­ti­ci­per. De fait, le public peut être nom­breux, et c’est lui qui valide les figures impo­sées.

 

3ème niveau : la disputatio

De gauche à droite : Christophe Ribuot, Nicolas Vivant, moi-même, Yves Bonnardel, Julien Peccoud, Albin Guillaud, Nelly Darbois Au premier plan, des TCNI : touffes de cheveux non identifiés

De gauche à droite : Chris­tophe Ribuot, Nico­las Vivant, moi-même, Yves Bon­nar­del, Julien Pec­coud, Albin Guillaud, Nel­ly Dar­bois Au pre­mier plan, des TCNI : touffes de che­veux non iden­ti­fiés

Pré­voir 2h.

Une salle de confé­rence ou un amphi­théâtre sont requis.

  • Il faut un tra­vail préa­lable consé­quent pour éla­bo­rer le thème de la contro­verse, le rendre « scien­ti­fique » dans son énon­cé, trou­ver les conférencier·es adéquat·es et leur four­nir la fiche de sophismes (cf. Res­sources).
  • En intro­duc­tion de la dis­pu­ta­tio, intro­duc­tion aux sophismes pour le public, et dis­tri­bu­tion de la fiche papier, ce qui per­met au public de s’emparer du conte­nu et de le rap­por­ter à la mai­son.
  • Il est sou­hai­table de jus­ti­fier les cri­tères de choix des intervenant·es. Il doit s’agir de per­sonnes dont la légi­ti­mi­té intel­lec­tuelle ne laisse pas place au doute.
  • Tirage au sort « spec­ta­cu­laire » de l’ordre de pas­sage (je sug­gère un lan­cer de pièce non tru­quée).
  • Je conseille le for­mat « à l’américaine » : 20 min pour chaque intervenant·e, puis 10 min pour chacun·e afin de reve­nir sur les pro­pos de l’autre ou pré­ci­ser cer­tains points
  • Mise en place de juges de touche, qui ont pour pré­ro­ga­tive d’arrêter l’intervention du débat­tant lorsqu’un sophisme est com­mis, afin qu’il/elle reprenne son pro­pos sans le sophisme. En choi­sis­sant des chaises de juge de ten­nis ou de maître-nageur, on ajoute un côté non néces­saire, mais ludique.

Dans une for­mule ulté­rieure, j’ai tes­té d’adjoindre du fact che­cking en direct (ce qui néces­site une habi­li­té hors pair, qua­si-inhu­maine : arrê­ter le pro­pos pour véri­fi­ca­tion n’étant pas pos­sible au prix d’interrompre trop fré­quem­ment, je sug­gère de gar­der les véri­fi­ca­tions de faits à l’issue de chaque prise de parole.

  • Je n’ai pas encore tes­té une pos­si­bi­li­té en réseau pour que le public fasse remon­ter ses propres détec­tions de sophismes. Bien que cela soit rare, les gens sans ordi­na­teur ou smart­phone, ou plon­gés dans l’illectronisme pour­raient se retrou­ver exclu·es. Une semi-solu­tion, que j’ai tes­tée, est de per­mettre au public d’envoyer des SMS à l’organisateur. Atten­tion, cela demande une éner­gie cog­ni­tive de trai­te­ment impor­tante, pos­si­ble­ment au détri­ment du sui­vi des inter­ven­tions.

Conseils & suggestions

  • Ce qu’un énon­cé gagne en carac­tère cli­vant, il le perd en finesse.
  • Si la ques­tion est à mul­tiples niveaux, ce que je décon­seille, il faut « dégi­go­gner » les ques­tions imbri­quées, afin d’éviter des plu­rium, (c’est-à-dire des énon­cés qui contiennent des pré­misses non négo­ciées, cf. fiche). Cela peut per­mettre de don­ner un cane­vas de plu­sieurs niveaux de dis­cus­sion aux­quels doivent se réfé­rer les conférencier·es, mais cela revient à plu­sieurs dis­putes en une, ce qui peut perdre un public non aver­ti.
  • Il faut anti­ci­per le fait que si les sujets sont « chauds », on peut avoir beau­coup de mal à convaincre un·e intervenant·e de dis­cu­ter avec… tel·le autre.
  • On peut éga­le­ment se heur­ter à l’institution, qui peut s’inquiéter de la forme « tri­bune » et de son dévoie­ment. Un tra­vail de ras­su­rance est par­fois néces­saire.
  • J’ai reçu un avis cour­rou­cé d’un pro­fes­seur uni­ver­si­taire de phi­lo­so­phie m’expliquant qu’utiliser le terme de dis­pu­ta­tio sans men­tion de Cicé­ron et de tout l’héritage antique et sco­las­tique n’était pas accep­table. J’entends.
  • Même si le prin­cipe de la dis­pu­ta­tio éva­cue une par­tie du pro­blème de la forme, il est mani­feste que si l’une des par­ties a une meilleure faconde, une façon de par­ler plus affir­mée, cela peut créer un dif­fé­ren­tiel. La volon­té de défendre une mixi­té chez les intervenant·es peut dés­équi­li­brer ce point, les femmes étant (en moyenne) désa­van­ta­gées dans la forme.
  • La contrainte de l’évitement des sophismes est tel­le­ment puis­sante sur les intervant·es qu’au final, iels font spon­ta­né­ment moins de sophismes que d’habitude.
  • Il m’est arri­vé qu’une par­tie du public, empor­té par une fougue par­ti­sane, se per­mette brou­ha­ha ou vagues quo­li­bets à l’encontre de l’intervenant·e de la thèse oppo­sée : une façon de régler ça consiste à pré­ci­ser dès le début que pour qu’un débat solide puisse se tenir, il faut que la par­tie qui ne nous agrée pas puisse avoir les meilleurs condi­tions pour s’exprimer. Par consé­quent il est par­ti­cu­liè­re­ment sou­hai­table que le public sou­tienne l’avis qu’il consi­dère oppo­sé au sien, dans une éthique qu’on pour­rait qua­li­fier de « cha­ri­table a prio­ri ».
  • Si vous en avez la pos­si­bi­li­té, la dis­pu­ta­tio se prête très bien à l’évaluation avant/après sur l’adhésion à la thèse cen­trale ou non, au moyen de ques­tion­naires psy­cho­mé­triques avec des échelles de Likert indi­quant des degrés d’accord ou de désac­cord.

 

Res­sources

 

Remer­cie­ments

Les dis­pu­ta­tiones n’auraient jamais vu le jour sans Cla­ra Egger et Ismaël Bens­li­mane. Le thème de la pre­mière dis­pu­ta­tio était le thème de Raul Magni-Ber­ton. Je dois à Nico­las Gaillard l’importation des débats mou­vants dans mes cours. Les concours de mau­vaise foi doivent beau­coup à Nico­las Vivant et Sta­nis­las Antc­zak. La forme de la fiche « Petit recueil de 20 moi­sis­sures argu­men­ta­tives » est l’œuvre du légen­daire gra­phiste Fran­çois B. Denis Caro­ti a par la suite impor­té le sys­tème Jig­saw (cf. Res­sources), éprou­vé par des professeur·es docu­men­ta­listes comme Céline Mon­tet, de Gap.

Notes

  1. Sur cet effet appe­lé aus­si « effet de moyenne dorée », je ren­voie à mon article « Culbu­to, effet bof et autres ni-ni » cf. Res­sources, plus bas).

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