Cela fait plu­sieurs fois que je croise cette affir­ma­tion, et comme une étu­diante (mer­ci Lou S. Girard) m’en repar­lait, j’ai vou­lu en avoir le coeur net. J’ai donc lu le tra­vail de 2019 de Ketil Slag­stad, Asper­ger, the Nazis and the chil­dren, the his­to­ry of the birth of a diag­no­sis (1) télé­char­geable ici), qui condense entre autres les tra­vaux des historien·nes Her­wig Czech et Edith Schef­fer, ain­si que ce article de 2018 de Simon-Baron Cohen, The truth about Hans Asperger’s Nazi col­lu­sion, dans Nature (2).

Fut-il res­pon­sable de la mort d’en­fants ? Oui, essen­tiel­le­ment au sana­to­rium Am Spie­gel­grund, de Vienne.

Par­ta­geait-il la pen­sée racia­liste et eugé­niste ancrée en Alle­magne-Autriche entre 1933 et 1945 ? Oui, dans une ver­sion catho­lique « posi­tive » (si j’ose dire), au sens de mul­ti­pli­ca­tion d’in­di­vi­dus dési­rables.

A‑t-il été encar­té ? Non. Mais il a rejoint des orga­ni­sa­tions affi­liées au Par­ti nazi après 1938 (vous me direz, aurait-il eu le choix ?), et aurait béné­fi­cié d’avancements de car­rière grâce à l’éviction des méde­cins juifs.

Est-il un épou­van­table per­son­nage ? C’est très nuan­cé, car a contra­rio, il a éga­le­ment sau­vé des enfants (pas n’im­porte les­quels). Mais c’est pas joli joli.

A‑t-il lis­sé sa répu­ta­tion après la guerre ? Oui.

Main­te­nant, ques­tion épis­té­mo­lo­gique que tout le monde se pose : est-ce per­ti­nent de le savoir quand on pose un diag­nos­tic de « syn­drome d’As­per­ger » ?

En pre­mière approxi­ma­tion, on pour­rait pen­ser que non. Mais en y regar­dant de plus prêt, on se rend compte que :

- le syn­drome pré­sup­pose un rap­port à la norme. Or la ques­tion de la norme et de l’a­dap­ta­bi­li­té sociale de l’in­di­vi­du se tran­chait à l’é­poque d’As­per­ger au moyen de plu­sieurs outils concep­tuels très façon­nés par le nazisme, comme le « Gemüt », tra­duit par­fois par l’âme », ou « la capa­ci­té méta­phy­sique des humains à nouer des liens sociaux ». Beau­coup de Gemüt, hop ! Vous pou­viez vous repro­duire. Pas assez, hop ! Une petite tombe dans le jar­din d’Am Spie­gel­grund.

- le terme « syn­drome d’As­per­ger » a été intro­duit par Lor­na Wing en 1981 dans Psy­cho­lo­gi­cal Medi­cine. (L. Wing Psy­chol. Med.11, 115–129 ; 1981), réex­hu­mant l’é­tude de 1943 d’As­per­ger, soit l’an­née d’a­près la mort de celui-ci. « Syn­drome d’As­per­ger » n’est ren­tré dans l’ICD, l’In­ter­na­tio­nal Sta­tis­ti­cal Clas­si­fi­ca­tion of Diseases and Rela­ted Health Pro­blems que dans sa 10ème édi­tion en 1992, et en 1994 dans le DSM-IV, qua­trième édi­tion du fameux manuel diag­nos­tique et sta­tis­tique des troubles men­taux, et des troubles psy­chia­triques de l’As­so­cia­tion Amé­ri­caine de Psy­chia­trie, qui fait réfé­rence. Seule­ment, ce syn­drome recouvre des carac­té­ris­tiques qui ne viennent pas d’As­per­ger, dont le diag­nos­tic était assez dif­fé­rent, mais de Leo Kan­ner et de son étude de 1943. Et Madame Wing ne savait pas, faute de tra­vaux, le pas­sé sombre d’As­per­ger.

De fait, le terme a été reti­ré du DSM‑V, en 2013, et rem­pla­cé par le diag­nos­tic beau­coup plus large des troubles du spectre autis­tique. En soi, ce n’est pas plus mal, je pense. D’aucun·es ont pen­sé par­ler de syn­drome de Wing. Quant aux fron­tières du spectre autis­tique, c’est une autre paire de manches : j’ai lu chez le psy­chiatre Laurent Mot­tron de l’U­ni­ver­si­té de Mont­réal qu’il semble que les mani­fes­ta­tions légères du TSA (j’a­vais d’a­bord écrit « autistes légers » mais je crois com­prendre que ça ne se dit plus) aujourd’­hui tes­tées sont de moins en moins dis­cer­nables des mani­fes­ta­tions de la popu­la­tion neu­ro­ty­pique, sans par­ler du més­usage du dia­gnios­tic sous l’ac­tion de cer­tains lob­bys, comme cer­taines écoles sou­hai­tant déblo­quer des fonds en accueillant plus de per­sonnes autistes, ou cer­tains parents qui cherchent à tout prix une expli­ca­tion à leurs dif­fi­cul­tés.

Autant dire que l’é­pis­té­mo­lo­gie de la psy­chia­trie n’en est qu’à ses débuts.

(1) Ketil Slag­stad, Asper­ger, the Nazis and the chil­dren, the his­to­ry of the birth of a diag­no­sis, Tid­ss­kr Nor Lae­gen­fo­ren, 2019 May 16;139(9). doi : 10.4045/tidsskr.18.0932

(2) Simon-Baron Cohen, The truth about Hans Asperger’s Nazi col­lu­sion, Nature 557, 305–306 (2018) doi : https://doi.org/10.1038/d41586-018–05112‑1

Au fait, cama­rades rele­vant du spectre autis­tique, com­ment sou­hai­tez-vous qu’on appelle votre neu­roa­ty­pi­ci­té ? On ne dit plus « Aspi » j’i­ma­gine.

Adden­dum : Zed Sido, sur les réseaux sociaux, m’in­dique que Kan­ner et Asper­ger ont eu un pré­cur­seur, en l’oc­cur­rence une femme psy­chiatre rus­so-ukrai­nienne, Grou­nia Sou­kha­re­va, dont je n’a­vais jamais enten­du par­ler. Mer­ci ! De même sur Twit­ter, Pierre Mar­can­to­nio m’in­dique ceci : « L’autre pré­cur­seur plus ancien répon­dait au nom d’Eu­gen Bleu­ler, psy­chiatre suisse qui a mis au monde pour la pre­mière fois « autisme » et « schi­zo­phré­nie » en 1911. Il diri­geait la cli­nique psy­chia­trique du Burghölz­li de 1898 à 1927. Je connais pas encore de bio­gra­phie offi­cielle. »

Enfin, je reçois une abon­dante lit­té­ra­ture de Thi­baud Mou­las, qui me pré­vient : il n’est pas impos­sible que le tra­vail cri­tique sur Asper­ger soit une dés­in­for­ma­tion orga­ni­sée. Je ne pense pas être en mesure de tran­cher ce débat his­to­rio­gra­phique que je croyais désor­mais clos, vous peut être ?

Thi­baud m’é­crit :

De 1940 à 1981 (date de décès de Léo Kan­ner), il est dans l’intérêt de Léo Kan­ner, pour sa noto­rié­té, celle des USA, et celle de l’APA (qui écrit le DSM), de cen­su­rer Hans Asper­ger. Des années 2000 à aujourd’hui, il est dans l’intérêt de « cer­tains chercheurs/médecins » de cen­su­rer Hans Asper­ger. Les recherches d’Hans Asper­ger démontrent que l’autisme ne s’identifie pas à un han­di­cap intel­lec­tuel (même s’il existe des autistes avec un han­di­cap intel­lec­tuel), ce qui va à l’encontre de la « patho­lo­gi­sa­tion » de l’autisme des années 70 qui amal­ga­maient l’autisme avec un han­di­cap men­tal. Or, cer­tains cher­cheurs confondent encore les troubles du spectre de l’autisme avec le syn­drome de Rett, le syn­drome de l’X Fra­gile, le syn­drome d’Angelman de l’OMS, etc. Une ins­tru­men­ta­li­sa­tion bien connue, qui per­met d’avoir des sub­ven­tions. Et au final, ça crée des « trai­te­ments » inef­fi­caces pour les autistes [1].

Des années 2010 à aujourd’hui, il est dans l’intérêt de « cer­tains autistes » de cen­su­rer Hans Asper­ger. Il s’agit d’autistes dits « hon­teux » (même construc­tion que celle des « homo­sexuels hon­teux »). Plus d’info sur eux, . Ils ins­tru­men­ta­lisent l’autisme, en espé­rant lui enle­ver toute conno­ta­tion qui ne serait pas oppres­sante, patho­lo­gique ou dégra­dante. Ces gens entre­tiennent la confu­sion entre autisme et TSA (expli­ca­tion ici), ain­si que la recherche sur la « gué­ri­son de l’autisme » ou légi­time cer­taines asso­cia­tions comme « vaincre l’autisme ». PS : Le plus grand site d’information sur l’autisme en France : autistes.fr ne se lit que sur ordi­na­teur. Et il faut bien prendre son temps pour lire et relire des articles. C’est du sérieux, écrit par un pro­fes­sion­nel de la loi [2].

Vous pou­vez retrou­ver ce cour­rier ici sur Twit­ter, et éven­tuel­le­ment y répondre.

[1] Voi­ci quelques bruts four­nis par Thi­baud.

[2] Quelques sources (entre autres) :

ain­si que les ouvrages de Steve Sil­ber­man Neu­ro­Tri­bus, Edith Schef­fer que j’ai déjà citée, Adam Fein­stein, A His­to­ry of Autism : Conver­sa­tions with the Pio­neers, et Uta Frith, Autism and Asper­ger Syn­drome.

Mon cama­rade Alain Allon­sio m’é­crit ceci : « Le cha­pitre 2 inti­tu­lé Hans Asper­ger du livre de Thi­baud Mou­las « L« autisme expli­qué par un autiste » (Édi­tions Mar­da­ga 2021 / ou prêt gra­tos à la Biblio­thèque d’É­tudes et du Patri­moine Gre­noble) rend compte de la com­plexi­té de l’his­toire du psy­chiatre ».

 

5 réponses

  1. Lou Girard dit :

    Hel­lo Richard

    Il me semble que « autisme/autiste » léger ça ne se dit pas. C’est plu­tôt des mani­fes­ta­tions du TSA qui sont légères (plus accep­tables socia­le­ment, rap­port à la norme).

  2. Anna dit :

    Un com­plé­ment d’in­for­ma­tion quant au voca­bu­laire employé pour par­ler de la popu­la­tion non autiste : on uti­lise plu­tôt le mot alliste dans le milieu mili­tant plu­tôt que neu­ro­ty­pique. En effet, une per­sonne non autiste n’est pas for­cé­ment neu­ro­ty­pique, elle peut avoir un TDAH, être schi­zo­phrène, bipo­laire, etc, et est donc neu­ro-aty­pique sans pour­tant être autiste. https://cle-autistes.fr/politique/ressources-politiques/vocabulaire/

  3. Alain Allosio dit :

    Le cha­pitre 2 inti­tu­lé Hans Asper­ger du livre de Thi­baud Mou­las « L« autisme expli­qué par un autiste » (Édi­tions Mar­da­ga 2021 / ou prêt gra­tos à la Biblio­thèque d’É­tudes et du Patri­moine Gre­noble) rend compte de la com­plexi­té de l’his­toire du psy­chiatre !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *