Pour ma petite histoire avec JB Meybeck, c’est ici.
Pour se procurer l’intégrale de Cosmobacchus qui vient de sortir, chez Eidola, c’est là.
Quant à la préface que j’ai écrite dedans, la voici.
Un gribouillis sur un caillou avec une branche cramée, quelques traits dessinés dans la boue au bâton, une vague esquisse avec le doigt, un pochoir sur une paroi. Si la bande dessinée explose en ce moment, par son caractère flibustier, s’emparant sans vergogne de tous les sujets, réquisitionnant tous les supports, resquillant toutes les techniques, il faut néanmoins se rappeler qu’elle a démarré du terroir, de la poussière, de la glèbe. La BD est née du crachis, lorsque le premier primate, après avoir soufflé de l’hématite broyée au moyen d’un os creux sur sa paluche plaquée contre une paroi, a retiré celle-ci, découvrant fasciné sa main en négatif. La BD plonge son histoire aux primes racines de l’Humanité, depuis les arts pariétaux de l’Aurignacien jusqu’aux hiéroglyphes de la Haute Égypte, des os de renne gravés aux tapisseries médiévales, des piquetages de pétroglyphes durant l’Holocène au stylo bille de Moi ce que j’aime c’est les monstres, d’Emil Ferris. Quand on dessine aujourd’hui, c’est cette tradition qui se prolonge, ce flux continu qui a pris source aux mains poudrées d’ocre qui frottent les pierres froides de la Grotte Chauvet-Pont d’Arc. L’humanité sent qu’elle passe un seuil, puisqu’on vient d’inventer la capacité de retranscrire des choses qui survivront à la mort de notre carcasse. Le primate a désormais en main de quoi exorciser ses peurs. Il n’a pas vaincu la mort, mais il lui a fait un tour de bonneteau, hop hop, je t’ai bien eu, Faucheuse ! Quand on fait un crobard sur un bout de nappe, on s’inscrit dans ce lourd héritage. On nargue ma mort. Faut assumer, ça fout la pression, ce n’est pas facile.
Bon, c’est sûr, parfois la peur se fait trop grande, la mort trop grimaçante, ou le chagrin bien lourd à porter. Alors pour empêcher la main de trembler, l’humeur de vaciller, c’est à une autre artère qu’on s’abouche, c’est à une autre tradition qu’on vient faire allégeance : celle de la fermentation d’un fruit avec ses propres levures, en vue d’obtenir un jus qui une fois ingéré, et si possible en chantant, guérit toutes les peines existentielles. Les résidus de vinification de picrate du site de Shulaveri, aux confins de la Géorgie, ont dû patienter depuis VIe siècle avant notre ère jusqu’en 1815 pour que « Jo » (j’aime bien l’appeler Jo) Gay-Lussac, établisse l’équation brute de la réaction chimique qui raconte la décomposition du gentil glucose en ce joyeux éthanol. Du premier être humain éméché, dont on imagine à peine la surprise, se retrouvant à tituber dans les bouses de mammouth ou se mangeant pleine poire le chambranle de sa hutte, jusqu’aux salons emperlousés devisant des arts raffinés de la mise en fût à la Cité du vin à Bordeaux, c’est une autre tradition presqu’aussi millénaire que l’art pictural, qui irrigue l’âme en peine et lui redonne un lustre passager. On dessine pour déjouer un temps la Camarde. On picole pour oublier qu’elle gagnera quand même.
Et puis y a JB Meybeck.
Alors lui, il arrive, il dessine comme ça, là, sur une table de troquet, évinçant les miettes d’un revers de manche, croquant des personnages entre le Laguiole planté dans un clacos et le pichet de picrate moucheté de drosophiles. Meybeck, il a le dessin chaleureux, gouailleur, et faussement facile. Il a le cœur chaud et grigné comme une miche de pain. Mais il ne faut pas trop le titiller. Le monsieur est exigeant. On ne peut pas lui faire avaler trop de grosses couleuvres. Alors quand ce bonhomme, avec sa casquette vissée sur le crâne, ses pinceaux d’aquarelle à réservoir d’eau collés sous le bras, quand ce bonhomme disais-je ‚décide de partir à l’aventure voir ce qui se passe derrière le rideau du vin biodynamique, il le fait à la rustre : espiègle mais rusé. Jovial, mais exigeant. En pensant tiser tranquilles, ses personnages vont découvrir un univers dont les démons Lucifer et Ahriman se partagent la conduite, où le gui guérit tout, où l’achillée mille-feuille ligature des vessies de cerf et où la viticulture devient non seulement tributaire des cycles astraux mais aussi de forces occultes : chaux et azote vecteurs des « forces terrestres », silice, soufre et phosphore vecteurs des « forces cosmiques ». S’entremêlent alors en un ballet ardent les préparations « corne de bouse (500) » et « silice de corne (501)», sorties du cerveau épiphanique d’un occultise cosmo-racialiste appelé Rudolf Steiner, et administrées, sous la présidence d’un zodiaque malmené, en dépit total des connaissances agronomiques modernes. Vous me direz, qu’importe la vinasse, pourvu qu’on ait l’ivresse. On s’en fout, tant que ça se boit. Mais quand ces concepts steineriens sans fondement se banalisent, au point que des pédagogies alternatives décérébrantes pour enfants, invoquant des eurythmes improbables et des êtres ascensionnés, trouvent pignon sur rue ; ou que des méthodes thérapeutiques creuses et décorrélées du savoir médical moderne prospèrent sur l’illusion d’une patientèle, alors le brouet devient trouble, madérisé. Imbuvable. On a moins envie de faire chabrot, de faire godaille au vin biodynamique dans sa soupe.
Alors Meybeck invite une troisième filiation : celle du recul critique et de l’exigence intellectuelle, celle du scepticisme méthodique. Il inscrit sa fiction dans une longue série d’œuvres ayant fait profès d’éventer les baudruches et de déciller les yeux. Non seulement on en prend plein les mirettes, mais notre cortex est sollicité. Meybeck nous fait rire, nous fait boire, mais ne nous prend pas pour des bizuts. Il incarne dans son trait de feutre la maxime chère à Henri Broch, le pionner de l’enseignement du doute méthodique en France : « le droit au rêve a pour pendant le devoir de vigilance ». Il sait que notre esprit critique et gouailleur ne se laissera pas dissoudre dans le vin, aussi dynamisé soit-il. En tous les cas, les trois filiations ancestrales, artistique, soiffarde et critique, mandatées ici par JB forment un magnifique tabouret, voué autant à épater nos culs mafflus un godet à la main, qu’à épater la galerie.
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