31 décembre, un cadeau pour mon anniversaire, de mon amie Sandra Giupponi. Il s’agit de la BD « Élise et les nouveaux partisans », parue aux éditions Delcourt en novembre 2021.
Là, il s’est passé plein de choses dans mon petit cerveau réticulé.
D’abord, Dominique Grange, je connais certaines de ses chansons, de cette période de jeune étudiant, où entre 1994 et 1998 j’ai découvert en médiathèque de grandes parolières et/ou interprètes, bien mises à l’ombre des grands hommes, de Colette Magny à Anne Sylvestre, en passant par Brigitte Fontaine et Juliette Nourredine – et je ne parle pas de la chanteuse punk Isabelle Voisin, du groupe « Dix petits indiens ».
Et alors que j’ai lu à peu près tout Jacques Tardi (dernier en date pour moi, Moi, René Tardi, prisonnier de guerre – Stalag IIB, j’ai lu deux fois les deux tomes), et même écouté À voix nue sur France Culture avec cinq épisodes qui lui ont consacrés (Tardi, une vie entre les cases, mai 2021), j’avais complètement omis qu’il était en couple avec Dominique Grange.
Passons. Je commence la BD, et là au fil des pages se dessine un paysage mental, que je suis trop jeune pour avoir connu, mais sur lequel j’ai passé du temps à me renseigner au fil des années.
Quelques perles ramassées :
- d’abord,les Arabes à la Seine, en 1961. Tardi peint des scènes aussi épouvantables que documentées (comme à son habitude). Qui veut en partie comprendre pourquoi 70 ans plus tard les descendant·es de ces Algérien·nes gardent une certaine rancœur et défiance envers le peuple français et sa police devrait lire ces cases.
- Puis « La question » de Henri Alleg, paru en 1958, et interdit à peine quelques semaines après parution. J’avais étudié ce livre que je ne connaissais pas du tout (!) pour notre cycle CORTECS sur la censure, en 2015, à l’Université de Grenoble. Je vous le mets ici, en .epub, sorte de revanche sur la censure.
- Puis 1968, quartier latin. Cocasserie de l’histoire, mon père y était aussi. C’était l’une de ses premières missions comme gendarme mobile. Il me disait la semaine dernière : « T’imagine, on nous demandait de faire rentrer les gens dans le rang, et nous, on le faisait parce qu’on avait confiance en nos supérieurs. Le pire, c’est qu’on était sûrement d’accord avec ce qu’ils revendiquaient ».
- Puis je vois dans la BD Dominique alias Elise chanter Laura l’aura pas, et tilt ! Béart ! Guy Béart. Je ne savais pas qu’il avait quasiment mis le pied à l’étrier de Dominique. Dans l’émission ci-dessous, elle confirme ce que je pense depuis des années et dont j’essaie de convaincre même ma pote Véronique Delille : Béart est un poète beaucoup trop oublié, alors qu’il a écrit des choses magnifiques et les a chanté d’une voix à fendre l’âme. Pour vous dire, j’ai même lu son autobiographie, à Béart. Allez, juste une pour la route : le quidam.
- Je vois aussi passer la chanson « Black, brown and white » de Big Billy Broonzy, incontournable du Chicago blues country folk des années 50.
- Puis je vois égrenés tous les grands classiques de la Gauche de la Gauche de l’époque : enfant, à la gendarmerie de mon père, je voyais les visages des membres d’Action Directe, et ça m’avait marqué. Plus grand, j’ai lu des choses et regardé des documentaires sur la Fraction Armée Rouge alias Bande à Baader-Meinhof, sur les Brigate Rosso italiennes, sur Nathalie Ménigon, sur Joëlle Aubron, j’ai lu les mémoires de Jean-Marc Rouillan, j’ai interviewé Bernard Ripert qui était un de leurs avocats. J’ai lu la thèse de mon ami Guillaume Guidon sur le Secours Rouge : De la défense révolutionnaire. Une lecture transversale des années 1970 italiennes à travers le prisme du Soccorso Rosso (1969–1980), soutenue à Grenoble en juin 2017, et dont la BD parle plusieurs fois. Je n’ai jamais été fasciné par leurs mots d’ordre insurrectionnels, mais leur engagement physique dans la lutte, ça, je dois avouer que ça m’impressionne. J’ai toujours eu du respect pour l’engagement physique et concret, peut être parce que j’ai moi-même trop peur de séquestrer des patrons voyous qui pourtant le mériteraient.
- Dernière goutte : mention de « l’autre 11 septembre », celui du coup d’état d’Augusto Pinochet, soutenu par les États-Unis, contre Salvador Allende, des purges qui s’ensuivirent, et mention est faite du fantastique Víctor Jara, voix du peuple, arrêté, torturé le 15 septembre 1973, les mains broyées, les doigts sectionnées dit-on à la hache, puis achevé d’une quarantaine de balles de mitraillette. J’en profite pour dire que le chanteur belge anarchiste Julos Beaucarne, décédé en septembre, avait fait une chanson dessus.
Dans l’émission « Par les temps qui courent » du 30 décembre 2021, Grange et Tardi étaient invités à causer. Je vous mets l’émission là.
Comme le souligne Tardi, c’est quand même assez stupéfiant que Dominique Grange ait saboté toute une carrière qui lui tendait les bras, pour aller chanter à des grévistes d’usine, pour aller elle-même en usine, pour prendre des coups, aller en prison aussi et tâter de la clandestinité.
Et ultime coup au coeur : durant l’émission passe un duo Grange/Béart, Un trou dans le seau ! Cette chanson, je la connais depuis toujours, mais en anglais, version 1960, sous la voix d’Odetta et de l’un de mes héros personnels, le vénérable et infatigable défenseur des droits civiques Harry Belafonte (94 ans au compteur – je me rappelle avoir bondi de 2 mètres en l’apercevant dans BlacKkKlansman : J’ai infiltré le Ku Klux Klan de Spike Lee, en 2018).
D’ailleurs pour info, cette chanson n’est ni anglaise ni française, mais très probablement allemande (on la retrouve dans la collection de chansons Bergliederbüchlei, qui date de 1700). Je m’arrête là, car dans mon cerveau, c’est un peu le palais du Facteur Cheval.
Permettez-moi de finir avec Dominique Grange elle-même. J’aimerais avoir le quart de la moitié de sa force et de son culot.
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