Voi­ci une tri­bune qui nous fera cer­tai­ne­ment pas­ser pour des per­sonnes naïves, ou « muni­choises », ou que sais-je. Peu importe. Publié le 20 mars 2023, dans Le Monde.

N’ayons pas la naïveté et l’imprudence de croire que les armes suffiront à apporter la solution, renforçons la diplomatie !

 

Il faut se tour­ner « sans relâche » vers l’Assemblée géné­rale de l’ONU car l’Ukraine n’est pas en mesure d’obtenir la paix sans média­tion inter­na­tio­nale, affirment, dans une tri­bune au « Monde », près de 300 uni­ver­si­taires, cher­cheurs et huma­ni­taires.


La guerre qui dévaste l’Ukraine depuis le 24 février 2022 a fait bas­cu­ler l’Europe dans un autre âge. Une époque où les armes ont déjà volé la vie à des mil­liers d’enfants, de femmes et d’hommes, civils et mili­taires. Ses réper­cus­sions sur la sécu­ri­té ali­men­taire, l’économie et les rela­tions inter­na­tio­nales sont déjà alar­mantes. Pour les Euro­péens, l’invasion de l’Ukraine par la Rus­sie est un acte ter­ri­fiant, qui nous laisse comme pétri­fiés. Nos sché­mas men­taux héritent des guerres du XXe siècle, mais qui peut affir­mer que les ater­moie­ments cou­pables des démo­cra­ties face à la mon­tée des périls durant les années 1930 s’appliquent aujourd’hui ? Si l’histoire se répète, c’est moins sans doute dans ses faits bruts (par­fois mobi­li­sés sélec­ti­vement pour défendre un point de vue sur la guerre actuelle) que dans l’état d’esprit pola­ri­sé qui gagne les bel­li­gé­rants et leurs alliés.

Nous avons appris du pas­sé que toute guerre s’accompagnait des méca­niques fatales que sont la dia­bo­li­sa­tion régres­sive de l’adversaire et l’inconciliable cer­ti­tude, de chaque côté des
tran­chées, de défendre un ordre « juste ». Nos cime­tières civils ou mili­taires et nos fosses com­munes attestent qu’au nom de ses plus hautes valeurs bran­dies aujourd’hui dans les médias par ceux qui n’iront pas périr au front l’humanité pou­vait sacri­fier sa jeu­nesse et sa pros­pé­ri­té. Faut-il vrai­ment accep­ter encore une héca­tombe sur le sol euro­péen avant de recons­truire, tôt ou tard, sur des cendres ?

Consi­dé­rer sérieu­se­ment les étapes suivantes

Bien sûr, dans cette guerre, les pro­ta­go­nistes n’ont rien d’équivalent. Si un consen­sus sur les res­pon­sa­bi­li­tés plus anciennes semble aujourd’hui hors d’atteinte (et l’urgence n’est pas là), cer­tains faits objec­tifs nous obligent. Le 24 février 2022, un pays sou­ve­rain a été enva­hi, agres­sé et bom­bar­dé par son voi­sin et exerce désor­mais son droit de légi­time défense. Ins­crit dans un contexte his­to­rique et géo­po­li­tique com­plexe et explo­sif, le conflit en cours exa­cerbe des ten­sions qui lui pré­exis­taient et pour­rait pro­vo­quer une défla­gra­tion mon­diale. Sans envi­sa­ger le pire, l’accident ou l’agression nucléaire (mais com­ment l’exclure entiè­re­ment ?), nous crai­gnons que si la tra­jec­toire amor­cée se pour­suit, d’innombrables civils et mili­taires ukrai­niens et russes (pour se limi­ter aux bel­li­gé­rants actuels) ne soient encore mas­sa­crés.

Les efforts diplo­ma­tiques étant pour l’heure infruc­tueux, la réponse de pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Suède, la Fin­lande, la Pologne, les pays baltes, l’Italie ou l’Allemagne consiste à livrer des armes à l’Ukraine. Cette option d’urgence a per­mis de repous­ser l’agression russe, mais ali­mente désor­mais une inquié­tante dyna­mique d’élévation de la léta­li­té du conflit et un risque d’escalade mondiale.
Ces armes, de plus en plus puis­santes, doivent-elles ser­vir à stop­per l’invasion, à reprendre les ter­ri­toires conquis par l’armée de Vla­di­mir Pou­tine depuis février 2022, ou à recon­qué­rir la Cri­mée ? Ima­gi­nons que l’Ukraine reprenne ce ter­ri­toire annexé de force par la Rus­sie il y a presque dix ans, que peut-il se pas­ser ensuite ? Consi­dé­rer sérieu­se­ment les étapes sui­vantes les plus pro­bables nous oblige à réflé­chir autre­ment qu’en termes de confron­ta­tion armée. Enfin, bien qu’une large majo­ri­té des pays dans le monde condamne la Rus­sie, le sou­tien mili­taire à l’Ukraine ne fait pas consen­sus, comme le montre un récent son­dage du Conseil euro­péen pour les rela­tions inter­na­tio­nales, et même si nous le jugeons néces­saire, cette don­née ne peut être écartée d’un revers de main.

Ren­for­cer la diplo­ma­tie

Au-delà des sanc­tions éco­no­miques et des livrai­sons d’armes, il faut sur­tout des avan­cées diplo­ma­tiques concrètes. L’Ukraine n’est pas en mesure d’obtenir aujourd’hui la paix sans média­tion inter­na­tio­nale. Le sou­tien mili­taire par ses alliés pour­rait être un moyen d’amener ce pays à envi­sa­ger une réso­lu­tion par étapes. La diplo­ma­tie doit donc démul­ti­plier ses ini­tia­tives et pro­po­ser des options aux pays géo­po­li­ti­que­ment liés à la Rus­sie et à ceux qui n’ont pas déci­dé d’appliquer l’embargo actuel.

Puisqu’une média­tion poli­tique fait aujourd’hui défaut et que le Conseil de sécu­ri­té ne per­met pas d’avancer, il faut se tour­ner sans relâche vers l’Assemblée géné­rale de l’ONU. Ins­tau­rer tem­po­rairement des ter­ri­toires sous pro­tec­tion inter­na­tio­nale (onu­sienne ?) est-il vrai­ment impen­sable aujourd’hui ?
« La dyna­mique actuelle, c’est-à-dire la livrai­son d’armes de plus en plus létales à l’Ukraine, s’opère au détri­ment de la consul­ta­tion démo­cra­ti­que. Jusqu’à quand, jusqu’où ? ». Peut-être faut-il se tour­ner à nou­veau vers les accords de Minsk II de 2015 qui avaient été conclus sous l’égide de l’Organisation pour la sécu­ri­té et la coopé­ra­tion en Europe. Dans ce cadre, l’Ukraine, la Rus­sie, la France, l’Allemagne et les répu­bliques popu­laires auto­pro­cla­mées de Donetsk et de Lou­hansk sont par­ve­nues à un consen­sus sur un ces­sez-le-feu et un pro­to­cole de sor­tie de crise. Ces accords n’ont pas fonc­tion­né et doivent donc être réécrits, mais une base existe.
Sur­mon­ter le fata­lisme bel­li­ciste et ren­for­cer la diplo­ma­tie sont notre seule issue : com­ment croire qu’après plus de bombes, plus de morts et de familles endeuillées ou davan­tage de pays mili­tai­re­ment impli­qués, un accord sera plus facile et plus apte à main­te­nir une paix durable ? La dyna­mique actuelle, c’est-à-dire la livrai­son d’armes de plus en plus létales à l’Ukraine sans que soit déployée une stra­té­gie concer­tée visant à la déses­ca­lade et à favo­ri­ser la paix, doit être luci­de­ment inter­ro­gée. Cette direc­tion s’opère, de plus, au détri­ment de la consul­ta­tion démo­cra­tique. Jusqu’à quand, jusqu’où ?

S’éloigner du pré­ci­pice est la prio­ri­té

Nous ne défen­dons pas une idée de la civi­li­sa­tion, mais une urgence : épar­gner la vie de mil­liers de per­sonnes inno­centes, ukrai­niennes comme russes, et stop­per l’engrenage. Le moment venu, le droit pénal inter­na­tio­nal devra pour­suivre et punir les res­pon­sables des crimes et sanc­tion­ner ceux qui ont impo­sé des souf­frances ter­ribles aux popu­la­tions civiles, qui les ont mas­sa­crées, tor­tu­rées, ont com­mis des viols ou enle­vé des enfants. Mais pour l’heure, s’éloi­gner du pré­ci­pice est la prio­ri­té. Notre expé­rience du pas­sé et l’exemple de nom­breux conflits contem­po­rains nous incitent à ne pas miser exclu­si­ve­ment sur les aléas de la force et les hor­reurs de la confron­ta­tion mili­taire, mais sur une diplo­ma­tie ayant le cou­rage de s’imposer mal­gré l’adversité et en dépit des méca­nismes trop connus de dis­tor­sions et de pola­ri­sa­tions hos­tiles qui empêchent les adver­saires d’imaginer des pers­pec­tives pré­fé­rables à une des­truc­tion mutuelle.

Cer­tains juge­ront cet appel exces­si­ve­ment can­dide et déca­lé, mais dans l’incertitude réelle de la situa­tion pré­sente, miser exclu­si­ve­ment sur les ver­tus réso­lu­tives de la force armée n’est pas plus rai­son­nable. L’Europe s’est déjà for­te­ment enga­gée pour l’Ukraine. Nous avons sou­te­nu et accueilli les Ukrai­niens dans nos pays, nos foyers et, en tant que cher­cheurs et uni­ver­si­taires, dans nos labo­ra­toires. Il reste à l’Europe et au monde à avan­cer plus auda­cieu­se­ment encore vers la diplo­ma­tie. Nous appe­lons, comme récem­ment le phi­lo­sophe Jür­gen Haber­mas, à la recherche d’un « com­pro­mis sup­por­table ».
N’ayons pas la naï­ve­té et l’impru­dence de croire que les armes suf­fi­ront à appor­ter la solu­tion, et, plu­tôt que d’espérer une hypo­thé­tique paix après les mas­sacres et les cendres, man­da­tons sans relâche nos diplo­mates pour que des vies pré­cieuses et des res­sources ter­restres ne soient pas infi­ni­ment gas­pillées, en cette période où la seule guerre qui vaille est celle que l’humanité doit enga­ger contre les catas­trophes éco­lo­giques qui arrivent.

 

Signa­taires : Rony Brau­man, cofon­da­teur de Méde­cins sans fron­tières ; Brad Bush­man, secré­taire exé­cu­tif de l’Inter­na­tio­nal Socie­ty for Research on Aggres­sion ; Mau­ro
Ceru­ti, phi­lo­sophe ; Valé­rie d’Acremont, pro­fes­seure de san­té glo­bale, Uni­ver­si­té de
Lau­sanne ; Cla­ra Egger, pro­fes­seure de rela­tions inter­na­tio­nales, Uni­ver­si­té Erasme, Rotterdam, Pays-Bas ; Xavier Emma­nuel­li, ancien secré­taire d’Etat à l’action huma­ni­taire d’urgence, fon­da­teur du SAMU social ; Natha­lie Fras­ca­ria-Lacoste, pro­fes­seure d’écologie, Agro­Pa­ris­Tech ; Pierre Miche­let­ti, membre de la Com­mis­sion natio­nale consul­ta­tive des droits de l’homme ; Edgar Morin, socio­logue ; Oli­vier De Schut­ter, rap­por­teur spé­cial de l’Organisation des Nations unies sur l’extrême pau­vre­té et les droits de l’Homme ; Sophie Wah­nich, direc­trice de recherche, sciences poli­tiques, CNRS/Université Grenoble Alpes, Gre­noble. Et 300 autres. Et moi.

11 réponses

  1. Nicolas Lampert dit :

    Mer­ci, mer­ci, mer­ci !
    Non seule­ment ce texte est brillam­ment rédi­gé, ne lais­sant aucune brèche à des ater­moie­ments cam­pistes ou autres (« Si un consen­sus sur les res­pon­sa­bi­li­tés plus anciennes semble aujourd’hui hors d’atteinte (et l’urgence n’est pas là), cer­tains faits objec­tifs nous obligent »), mais il laisse entre­voir qu’une com­mu­nau­té de scien­ti­fiques de tous hori­zons existe : et cela aus­si est très encou­ra­geant !
    En espé­rant que ce texte fasse bou­ger des lignes, je vous adresse mes meilleures salu­ta­tions (paci­fistes)
    Nico­las

  2. aliman dit :

    Hola Richard,
    mer­ci beau­coup pour le relai de cette tri­bune de salu­bri­té publique.
    J’ai envi­sa­gé avec joie et impa­tience de venir à la confé­rence de ce soir et puis ce ne sera pas le cas… sob.
    J’es­père gran­de­ment qu’elle sera enre­gis­trée.
    Très bonne soi­rée et très bonne dis­cus­sion !
    Au plai­sir,
    Yan-Ali

  3. benoit dit :

    Très bon : « La dyna­mique actuelle, c’est-à-dire la livrai­son d’armes de plus en plus létales à l’Ukraine, s’opère au détri­ment de la consul­ta­tion démo­cra­tique. Jusqu’à quand, jusqu’où ? ». En espé­rant que cette tri­bune ait un mini­mum d’im­pact.

  4. Guy dit :

    Mais qui tire sur la queue de gâchette de toutes ces armes ?
    les mili­taires de quel bord qu’ils soient devraient lais­ser la main aux diplo­mates et aux cher­cheurs .
    je pense que c’est l »une des seules façons d’ar­rê­ter ce mas­sacre bila­té­ral .
    Richard Mon­voi­sin a rai­son d’in­sis­ter sur ce point .

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