Le ser­vice public, déjà tout maigre, nour­ri­rait-il des auto-entre­prises au lieu de créer des postes ?

L’expérience du confi­ne­ment a cer­tai­ne­ment été source de stress pour tout le monde, au pre­mier chef pour les étudiant·es voyant leur semestre fort mal­me­né. Mais avec quelques col­lègues des struc­tures fédé­ra­tives de recherche « San­té socié­té » et « Pen­sée cri­tique », nous nous sommes ému·es de l’émergence d’un nou­veau mar­ché assez… bizarre.

Dans mon uni­ver­si­té par exemple, les doctorant·es ont été convié·es à par­ti­ci­per à des ate­liers de ges­tion du stress par une « pra­ti­cienne en régu­la­tion émo­tion­nelle méthode TIPI », assu­ré­ment bien­veillante et sym­pa­thique au demeu­rant. Seule­ment, après quelques recherches appuyées, force est de consta­ter que

  • la Méthode TIPI qu’elle pro­pose ou « Tech­nique d’I­den­ti­fi­ca­tion sen­so­rielle des Peurs Incons­cientes » n’a été l’objet d’aucune étude empi­rique sérieuse, et n’a reçu aucune vali­da­tion en psy­cho­lo­gie.
  • Cette méthode a été créée par Luc Nicon, https://tipi.pro/luc-nicon/ mana­ger et artiste qui n’a aucune for­ma­tion, ni en psy­cho­lo­gie, ni en méde­cine.
  • La tech­nique repose sur l’idée désor­mais caduque en psy­cho­lo­gie que les « trau­mas » (le confi­ne­ment est-il un trau­ma ?) génèrent des « peurs incons­cientes ». 
  • Les « peurs incons­cientes » sont un oxy­more : les peurs sont conscientes (et ce n’est pas le moindre de leur pro­blème).
  • L’idée que nos pro­blèmes psy­cho­lo­giques auraient pour cause un évé­ne­ment trau­ma­tique incons­cient est par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reuse : il va fal­loir cher­cher le trau­ma refou­lé pour le trai­ter, avec tous les risques de faux sou­ve­nirs induits qui y sont liés et qui ont fait flo­rès ces trente der­nières années. Rap­pe­lons que tra­vailler sur des émo­tions « dys­fonc­tion­nelles » peut impli­quer de tra­vailler sur des troubles émo­tion­nels, appel­la­tion géné­rale qui recouvre des troubles psy­chia­triques géné­ra­le­ment pris en charge par des professionnel·les (avec géné­ra­le­ment un titre  – méde­cin, psy­cho­logue, psy­cho­thé­ra­peute – recon­nu). 

La méthode en ques­tion revêt tous les atours de la pseu­dos­cience en psy­cho­lo­gie cli­nique (cf. Lilien­feld & al. 2014David & Mont­go­me­ry 2011, dont je vous mets les pdf en bas d’article).

L’Université Gre­noble-Alpes se retrou­ve­rait-elle donc à dépen­ser de l’argent public pour des pres­ta­tions pri­vées non diplômé·es du domaine, soi­gnant un concept flou, au moyen d’une méthode pseu­dos­cien­ti­fique et pos­sé­dant une pré­misse dan­ge­reuse ? Si c’est le cas, cela quelle que soit l’affection ou le goût que nous pour­rions avoir pour ces méthodes, qu’allons-nous répondre lorsque d’autres praticien·nes pro­po­se­ront d’autres tech­niques non éprou­vées ? Dia­né­tique, prière d’intercession, rebirth, récon­ci­lia­tion avec son « moi-dau­phin »…

Puis on se dit : qu’en est-il des for­ma­tions doc­to­rales ? Là, ça devient un peu… fes­ti­va­lier :  « les émo­tions, amies ou enne­mies », « Lea­der­ship et tra­vail en équipe », « Déve­lop­per une pos­ture de lea­der », « Job-hun­ting stra­te­gies », et « spea­king in public », « Think and build your career », autant de for­ma­tions doc­to­rales peu ou prou cen­trées sur la psy­cho­lo­gie, por­tées par des coaches ou formateurs/rices pri­vées, sans titre ou com­pé­tence claire dans le domaine de la psy­cho­lo­gie.

Alors nous avons por­té en Com­mis­sion for­ma­tion Vue Uni­ver­si­taire, la CFVU (une des deux par­ties du Conseil Aca­dé­mique de l’Université) trois ques­tions :

- par quels rouages se décide la vali­da­tion de ce type de for­ma­tion stress/coaching/développement per­son­nel  ?

- quels sont les mon­tants de rému­né­ra­tion des­dites for­ma­tions ?

- et pour­quoi aller cher­cher à l’ex­té­rieur des com­pé­tences que nous avons en interne ?

 

La dis­cus­sion eut lieu fin juin 2020 en CFVU et le col­lège des écoles doc­to­rales est venu expli­quer en sub­stance

  • que les deux cri­tères de sélec­tion étaient
    1. la satis­fac­tion des étudiant·s : or les connais­sances actuelles montrent que l’ef­fi­ca­ci­té d’une thé­ra­pie, d’une psy­cho­thé­ra­pie, d’une for­ma­tion n’a géné­ra­le­ment qu’un lien dis­tant avec la satis­fac­tion que les patient·es en tirent. Les tech­niques inef­fi­caces, mais popu­listes, ou ayant recours à des pré­sup­po­sés méta­phy­siques, reli­gieux ou poli­tiques, rem­por­tant une satis­fac­tion éle­vée même sans effet réel.
    2. le fait que les formateurs/rices était déjà inter­ve­nu dans d’autres éta­blis­se­ments : en gros, l’ar­gu­ment d’au­to­ri­té, dont les tra­vers sont bien connus.
  • que le recours à des intervenant·es externes se jus­ti­fiaient par l’im­por­tance de faire venir les entre­prises dans l’u­ni­ver­si­té (ce qui peut se dis­cu­ter) et par le manque de res­sources en interne. Or quand on constate que les tarifs pour ces for­ma­tions dépassent 100e de l’heure (nous n’a­vons pas eu plus d’in­for­ma­tion), on se dit qu’à 40e l’heure com­plé­men­taire, il y aurait de quoi créer un, voire deux ser­vices com­plet en interne. La méca­nique est donc tou­jours la même : l’argent public part dans des poches pri­vées, au pré­texte que le public est pas effi­cace – ce qui est vrai, puis­qu’il est sous-doté.

Donc il n’y a pas vrai­ment d’é­va­lua­tion scien­ti­fique du conte­nus des for­ma­tions en ques­tion. le Col­lège doc­to­ral en a pris semble-t’il bonne note, puis­qu’il est envi­sa­ger de ren­for­cer une com­mis­sion péda­go­gique au plus vite.

En atten­dant, nous nous sommes per­mis de pré­co­ni­ser d’har­mo­ni­ser les tarifs des for­ma­tions entre intervenant·es. Puis de défendre la créa­tion de postes pérènnes, plu­tôt que de faire ren­trer des auto-entre­prises pour faire le tra­vail. Enfin, de deman­der le retrait des for­ma­tions repo­sant sur des cor­pus non éprou­vés, et de ren­voyer aux doctorant·es les res­sources de réfé­rences pro­duites loca­le­ment et, elles, vali­dées : en par­ti­cu­lier les audios de relaxa­tion et ges­tion du stress du pro­gramme Cog­ni­tive Beha­vio­ral Stress Mana­ge­ment (CSBM), qui seront mis sous peu en ligne par les Édi­tions UGA dans le cadre d’un ouvrage à paraître. Faut-il com­po­ser un comi­té d’é­va­lua­tion de la qua­li­té scien­ti­fique des for­ma­tions pro­po­sées par des intervenant·es extérieur·es ? Ce n’est pas incon­gru : il existe des cri­tères d’in­ter­ven­tions empi­ri­que­ment vali­dées en psy­cho­lo­gie (https://www.div12.org/psychological-treatments/) dont il est chau­de­ment recom­man­dé de s’inspirer.

Et vous, avez-vous le même type de pro­blé­ma­tique dans vos uni­ver­si­tés ?

 

De la lec­ture :

  • Scott O. Lilien­feld, Ste­ven Jay Lynn, and Rachel J. Ammi­ra­ti (2014) Science ver­sus Pseu­dos­cience : cli­quez ici
  • Daniel David & Guy H. Mont­go­me­ry, The Scien­ti­fic Sta­tus of Psy­cho­the­ra­pies : A New Eva­lua­tive Fra­me­work for Evi­dence-Based Psy­cho­so­cial Inter­ven­tions :  cli­quez là

4 réponses

  1. Simon THIERRY dit :

    Je vous suis tota­le­ment sur l’i­dée de deman­der une per­ti­nence scien­ti­fique pour les for­ma­tions, qu’il s’a­gisse des for­ma­tions L/M, des DU, des for­ma­tions pro­fes­sion­nelles pour les doctorant·es, les CDD ou les titu­laires. Ce serait un tra­vail salu­taire et néces­saire.
    En revanche, concer­nant l’i­dée d’une har­mo­ni­sa­tion des tarifs des intervenant·es : je ne crois pas qu’il soit sage de payer la même chose un·e intervenant·e pro­po­sant une for­ma­tion stan­darde à un outil infor­ma­tique et un·e intervenant·e réa­li­sant un sémi­naire sur-mesure pour accom­pa­gner les cadres inter­mé­diaires dans le cadre du post-confi­ne­ment, par exemple.

    • Bon­jour et mer­ci. Oui, ma foi, ça se dis­cute. Mais il ne s’a­git pas ici de sémi­naires sur-mesures pour cadres, mais bien d’é­coutes étu­diantes et de for­ma­tions doctorales.Ce sont des for­ma­tions « stan­dard », à ce titre, elles devraient être au même tarif, aux frais de dépla­ce­ment près, et si dif­fé­rence il y a, elle devrait être col­lé­gia­le­ment dis­cu­tée avec des cri­tères expli­cites. Mer­ci à vous

      • Simon THIERRY dit :

        J’ai pris deux exemples extrêmes pour mon­trer que le cas n’est pas simple. Même pour des for­ma­tions à des­ti­na­tion de doctorant·es, il peut légi­ti­me­ment y avoir de grosses varia­tions. Quand un·e intervenant·e vient faire une for­ma­tion aux outils infor­ma­tiques pour la rédac­tion du manus­crit de thèse, on peut faire une for­ma­tion aux outils (degré d’ex­per­tise requis : faible) ou faire une for­ma­tion qui pré­sente les fonc­tion­na­li­tés utiles pour un doc­to­rat ; quand on vient faire une for­ma­tion sur l’in­té­gri­té scien­ti­fique, ça demande de se tenir à jour sur les der­nières recom­man­da­tions en la matière, ce qui a un coût ; quand on vient faire une for­ma­tion sur les biais cog­ni­tifs dans la recherche, sur la mixi­té F/H dans l’ESR, sur les prin­cipes du mana­ge­ment public, cela demande un effort consé­quent de veille sur la lit­té­ra­ture grise et la lit­té­ra­ture scien­ti­fique. Tous ces niveaux de pré­pa­ra­tion dif­fèrent et jus­ti­fient des tarifs dif­fé­rents. Les niveaux d’ex­per­tise requis dif­fèrent et peuvent éga­le­ment jus­ti­fier des tarifs dif­fé­rents. Et puis, il y a des for­ma­tions sur les­quelles les doctorant·es expriment, en amont, des demandes par­ti­cu­lières, qui demandent là aus­si une pré­pa­ra­tion impor­tante si on veut faire le bou­lot sérieu­se­ment.
        Cela dit, je vous rejoins tota­le­ment sur votre conclu­sion : tout cela se dis­cute, et doit être dis­cu­té de façon trans­pa­rente. D’une part parce que l’é­ta­blis­se­ment fonc­tionne mieux ain­si ; d’autre part parce qu’on parle d’argent public, et que la trans­pa­rence est donc requise.

  2. Herve Cadiou dit :

    C’est effec­ti­ve­ment un phé­no­mène que je vois appa­raitre dans mon uni­ver­si­té. Le comite d’ac­tion sociale orga­nise toute sorte d’activités mais cer­taines sont vrai­ment la porte ouverte a des dérives (bols tibé­tains https://spacs.unistra.fr/activites/loisirs-et-culture/activites-du-spacs/relaxation-aux-bols-tibetains/ et natu­ro­pa­thie https://spacs.unistra.fr/activites/loisirs-et-culture/activites-du-spacs/naturopathie/) et je ne men­tionne même pas le ser­vice de for­ma­tion conti­nue qui offrait une for­ma­tion en méde­cine anthro­po­so­phique. Pour ce qui est de la natu­ro­pa­thie, cela me rend mal a l’aise par exemple, d’en­sei­gner l’é­qui­libre aci­do-basique (celui déduit expé­riences et d’ob­ser­va­tions scien­ti­fiques) dans le même éta­blis­se­ment qu’une natu­ro­pathe qui va a l’en­contre de ce que l’on sait (ali­men­ta­tion alca­line).

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