J’ai écrit cet article avec Guillaume Lecointre du Muséum national d’histoire naturelle pour la revue Espèces n°46, en kiosque au moment où je vous parle. Rien que pour les illustrations d’Arnaud Rafaëlian ça vaudrait le coup de l’acheter. Merci à Espèces de me permettre de reproduire cet article (en pdf et mis en page ici) pour les plus fauché·es d’entre nous. Merci aux étudiant·es avec qui je discute souvent de cela, et un coucou spécial au biologiste Pierre Deleporte, qui m’avait déjà un peu griffé le NOMA il y a quelques années.
NOMA’s land, le non-recouvrement des magistères
J’ai une grande tendresse pour le biologiste Stephen Jay Gould (1941–2002). D’abord parce que sa plume est incroyable et que chacun des livres de lui que j’ai lus est aussi alerte qu’un thriller. Mais aussi et surtout parce que c’est un monsieur qui s’est essayé à l’art de concilier foi et pensée scientifique, sport pourtant réputé “extrême” qui vaut à tant de gens de se fouler l’encéphale.
Dans le moins pire des cas, on assiste à la technique de la pâte à bois : dès qu’il y a un trou dans la connaissance, hop, on mélange un peu de poudre d’hostie, de sciure de bois, de colle blanche et on colmate. On ne sait pas comment expliquer un phénomène complexe ? Dieu ! On s’interroge sur telle bifurcation phylogénétique ? Dieu ! Que ça fasse râler les scientifiques, on le comprend, mais ça fait également pester jusqu’aux théologiens, qui n’apprécient pas que l’on se serve de Dieu seulement comme d’un mastic. Le pasteur luthérien Dietrich Bonhoeffer se fâchera même tout rouge dans sa Lettre à Eberhard Bethge, expliquant « […] à quel point il est erroné d’utiliser Dieu comme un palliatif pour l’incomplétude de notre connaissance. Si les frontières de la connaissance sont repoussées de plus en plus (et c’est forcément le cas), alors Dieu est repoussé avec elles, et donc continuellement en retrait. Nous devons trouver Dieu dans ce que nous savons, pas dans ce que nous ne savons pas. »
Deux autres stratégies sont employées par les trois monothéismes pour gérer les questions qui fâchent, c’est-à-dire les inévitables contradictions entre les textes sacrés et les résultats scientifiques.
La première s’appelle le concordisme et nécessite une grande souplesse, car il consiste à faire se contorsionner lesdits textes pour qu’ils n’entrent pas en contradiction avec le savoir scientifique et, ce faisant, parvenir à surplomber celui-ci d’un ascendant bienveillant. D’une pierre deux coups : en feignant de “couver” les sciences, certains théologiens en captent l’autorité symbolique. Mais encore plus grave, ils assoient une position de supériorité, comme s’il y avait quelque chose de plus grand, de plus solide à construire que la connaissance scientifique elle-même. Les scientifiques indifférents ou hostiles à ce phagocytage passent alors pour des bas du front, des petits joueurs écervelés, qui ne savent même pas quel Grand Dessein ils contribuent à rendre compréhensible.
La seconde stratégie consiste en la distorsion des résultats scientifiques par divers moyens, leur dévoiement, leur réinterprétation, leur instrumentalisation, leur manipulation voire la fraude pure et simple (voir à ce sujet Lecointre, 2012 ; Baudouin et Brosseau, 2013).
Une gould pour la soif
Alors, qu’a donc fait Gould ? Il a proposé le principe de “NOMA”, pour Non-Overlapping Magisteria, qu’on pourrait traduire en “non-recouvrement des magistères”, ou “domaines de compétence non recouvrants”. Le NOMA établit une sorte de pacte de non-empiètement et de respect mutuel entre d’un côté la volonté humaine à comprendre les faits de la Nature (le magistère de la Science) et de l’autre le besoin de trouver un sens métaphysique à sa propre existence et une base morale pour toute action (le magistère de la Religion). Ni de guerre absolue ni de réconciliation, il propose le “chacun chez soi”. Je suis très circonspect sur ce NOMA. J’avoue que j’y ai recours dans certaines discussions, en particulier avec des gens qui ont la foi, pour ne pas compromettre d’emblée les discussions ultérieures. Mais j’ai l’impression d’être populiste quand je fais ça, je ménage Capra hircus et Brassica oleracea, la chèvre et le chou !
Pire, je me sens comme au traité de Paris en 1763, cédant aux Anglais le Canada français contre Belle-Ile-en-Mer. Car si je lis bien les interlignes du NOMA, il signifie que je concède au magistère des religions tous les droits sur la vie en commun, l’éthique et la morale. Or, quand bien même la science ne pourrait trancher tous les dilemmes moraux, elle peut néanmoins montrer qu’il y a des solutions plus efficaces que d’autres. La science aura du mal à décider s’il faut soigner un ennemi blessé, mais une fois la prémisse acceptée, il y a une différence entre le soigner avec une prière d’intercession ou avec des antiseptiques.
Alors le NOMA, est-ce une version épistémique de la loi 1905 qui, en France, libère la sphère publique de la férule des religions ? Ou n’est-ce qu’un marché de dupe où, en guise de conciliation, on abandonne la morale aux clercs ?
NOMA dis donc !
N’y tenant plus, je m’en vais toquer chez Guillaume Lecointre, encore avachi devant un documentaire animalier.
[Moi, me croyant drôle en faisant la voix rocailleuse de Jorge dans Le Nom de la rose de Jean-Jacques Annaud.]
— F’lè’llllle Guillauuummme !
— Oui, mon bon Adso, que puis-je pour toi ?
— Euh, Gould et son NOMA, là, on en fait quoi ?
— De manière lapidaire, je dirais : pour la science fondamentale, on prend, mais pour la société, c’est mou du genou. Le NOMA a l’avantage de sauver les meubles : la science n’a pas à venir se faire dicter ce qu’elle doit trouver. En échange, les religions n’ont pas de comptes à rendre à la science, et ça, c’est quand même cher payé !
[Il se gave de bretzels.]
Si tu veux, le NOMA donne une impression de symétrie qui n’existe pas. Les scientifiques, collectivement organisés, s’enracinent dans un postulat philosophique simple à comprendre pour pouvoir travailler : c’est qu’il existe dans le monde réel au moins de la matière… qu’ils peuvent manipuler, malaxer, triturer, tester. C’est la raison pour laquelle ils ne savent pas travailler avec l’“âme”, parce qu’elle est immatérielle par définition – ce n’est pas moi qui le dis, c’est Jean-Paul II. Par contre, ils savent faire des trucs avec une motte de beurre, un rayonnement, un état mental ou un phénomène social… Bref, tout ce qui réagit à leur action. Ce postulat, sans lequel on ne peut pas faire grand-chose scientifiquement, pose le contrat de travail des chercheurs, contrat qu’on appelle pompeusement “matérialisme méthodologique”, et qui implique la laïcité : les chercheurs ne peuvent rien faire avec des entités nébuleuses non factuelles, comme les anges, l’inconscient freudien, l’âme ou Dieu.
— Ça, c’est pendant leur travail. Mais une fois chez eux ?
— C’est le nœud du problème. Bien entendu, une fois chez eux ils croient en ce qu’ils veulent : la liberté de conscience est garantie ‒ dans les limites du respect de la loi, cela va sans dire. Mais, si certains font carrière dans les médias en professant des idéaux philosophiques, leur légitimité scientifique ne leur donne pas de crédit particulier pour aller vendre telle ou telle philosophie. Elle s’arrête aux questions de faits concernant le monde réel. Leur job n’est pas de rassurer.
« NOMA no cry », Bob Marley
— Tu veux dire que lorsqu’un scientifique se pointe à la télé pour parler d’autre chose que de son microdomaine, il usurpe sa place ?
— Oui. S’il est invité en tant que professionnel, il doit parler de ce dont il est spécialiste, à savoir des connaissances collectivement stabilisées, au nom de sa profession. Il ne devrait pas utiliser celles-ci pour prescrire des opinions métaphysiques (qui ne relèvent que de choix individuels), ni des options philosophiques ou politiques, à moins qu’elles tombent exactement dans son champ d’expertise – ce qui est, somme toute, assez rare – et encore moins dans des conduites électorales, comme l’ont fait les trois prix Nobel strasbourgeois le 6 avril 2022 en invitant publiquement à voter Emmanuel Macron. S’ils avaient été prix Nobel en processus électoral, ou médaille Fields en libéralisme macronien, je ne dis pas. Mais là…
— Je vois que ça te chiffonne.
— Doublement ! Kof kof !
[Imitant le président George W. Bush il y a vingt ans, il s’étouffe avec un bretzel].
Je suis doublement chiffonné. D’abord parce qu’on fait là comme dans les réclames : George Clooney ou Nicole Kidman ne font autorité qu’en matière de jeu d’acteur, mais c’est au nom de la notoriété que leur procurent ces compétences qu’on adhère à leurs (prétendus) goûts personnels en café ou en parfum. Quand Jean-Marie Lehn, spécialiste de chimie supramoléculaire, nous vend un président de la République, on est dans le même genre d’entourloupe. Idem avec l’astrophysicien Aurélien Barrau, qui court les médias pour parler d’écologie. C’est quasiment une entorse à la neutralité du service public, celui qui consiste à garantir la fiabilité d’un contenu de connaissance, qu’il soit généré ou transmis. Imagines-tu un enseignant faire la promo d’un candidat ou d’un programme politique dans sa classe ? C’est pourtant la même chose, une sorte de forcing : capter la puissance de l’effort collectif pour servir des intérêts personnels et subjectifs.
— C’est vrai, ça ressemble à de l’abus de biens sociaux.
— Ensuite, ça me chiffonne une seconde fois parce qu’en mélangeant des résultats stabilisés collectivement comme biens publics avec des opinions, on réduit la portée des premiers à une banale option individuelle… un amalgame bien pratique pour ceux que la science dérange. Ça offre un service-volée pour ceux qui nient les résultats scientifiques qui ne leur plaisent pas puisqu’il leur suffit de ravaler ces résultats au rang de simple opinion subjective, de point de vue discutable.
— Ça ressemble farouchement à la technique de la “dilution du statut de la preuve”.
— Explique.
— J’avais repéré ça chez certains psychanalystes. Pour ne pas avoir à répondre sur la solidité de leur thérapie, ils ont savonné la planche de l’évaluation : en disant qu’on ne peut pas évaluer le service rendu, on n’a plus de compte à rendre. Et la post-vérité de Donald Trump est du même genre. Si la vérité des faits n’existe pas, tout devient vrai ou faux, selon l’orateur. Tout se vaut. Les armes de destruction massive en Irak existent parce qu’on l’affirme, et la France ne vend pas d’armes à l’Arabie saoudite parce qu’on le martèle. L’opinion du plus grand nombre se forge sans base factuelle.
— Si on ramollit les règles, plus d’arbitrage possible, en sport comme en science. Et c’est dans l’intérêt des populismes, qu’ils soient politiques ou religieux, de diluer les savoirs comme on met de l’eau dans l’anisette. Comprenons-nous bien : la science propose. Elle n’est pas censée imposer, d’autant que ses propositions sont dynamiques : ce qui est tenu pour fiable aujourd’hui peut s’avérer faux demain, mais, aujourd’hui comme demain, sur la base de démonstrations. En revanche, les Églises sont par définition des institutions conservatrices qui entendent imposer leurs vues dans la vie de chacun, y compris la vie publique.
Qui souffle sur les braises récolte le bûcher
— En gros, les monothéismes ne laisseront jamais les sciences tranquilles ?
— Non, jamais ! Parce qu’ils fondent leur pouvoir sur des affirmations qui dictent ce qu’est le monde, y compris le monde sensible dont s’occupent les scientifiques. Les théologiens de la Sorbonne ont intimidé le naturaliste Buffon concernant ses écrits sur l’âge de la Terre. On pourrait penser que tout va bien désormais, que l’Inquisition a définitivement disparu mais dans les bûchers couvent encore quelques braises ! À l’échelle des siècles nous vivons ici et maintenant une parenthèse un peu peinarde, mais ailleurs concordistes et créationnistes de tous poils continuent de prospérer, et même en France on voit des livres sur de prétendues preuves scientifiques de l’existence de Dieu se vendre comme des petits pains.
— Tu fais allusion ici entre autres aux ouvrages des frères Bogdanoff, ou au livre récent de Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies, Dieu, la science, les preuves ? J’ai lu ce dernier. Il ne faut pas être allergique à la naphtaline, pas un argument dedans a moins de 150 ans, et tous ont déjà été balayés depuis belle lurette.
— Je reviens au NOMA.…
[Il me parle, mais n’arrive pas à quitter des yeux l’écran, surtout quand le bébé manchot retrouve sa maman sur la banquise. Je surprends même son œil luire un peu.]
Les deux magistères, celui de la science et celui de la religion, ne diffèrent pas seulement par leurs affirmations ou par leur façon d’appréhender le réel : la grosse différence, c’est qu’ils ne sont pas animés du même type de programme sociopolitique. Une Église, un Califat ou une Congrégation juive prospèrent par le pouvoir qu’ils détiennent sur la vie d’autrui. Les scientifiques, eux, sont censés viser au partage des connaissances et, en cela, ils travaillent à l’émancipation populaire. On entend parfois dire que la “Science” est une nouvelle Église, avec ses prêtres : si c’était le cas, alors on s’appuierait sur des évangiles changeant chaque jour ! Et si l’emprise était forte sur la population, on ferait ce qu’il faut pour éviter d’atteindre les prévisions annoncées dans les rapports du GIEC et on mettrait un peu plus de conviction à sauver la biodiversité.
Chacun chez soi, et les moutons seront bien gardés
Ce non-empiètement des magistères impliquerait que les scientifiques s’abstiennent de critiquer les affirmations religieuses. Sur le plan des croyances métaphysiques, certes, nous ne sommes pas collectivement payés pour cela. Répétons-le : collectivement, les scientifiques ne prescrivent rien au-delà du monde physique au sens large. Mais lorsque les affirmations religieuses concernent des aspects du monde réel ou interfèrent avec la vie publique, ceux-ci ont le devoir de les contredire. Cela va de l’octroi de fonds publics à la recherche de l’Arche de Noé à des législations réprimant l’avortement ou la contraception ; des encouragements au refus de la vaccination aux condamnations de certaines pratiques sexuelles.
— Pourtant, l’intention était louable. Le NOMA visait à laisser aux sciences fondamentales son autonomie politique…
[Guillaume a le souffle court, car dans le documentaire la méchante belette va attraper le gentil lapin.]
— Oui mais l’enfer (s’il existe) est pavé (par quelle entreprise de BTP, on ne sait pas) de bonnes intentions (paraît-il). Le NOMA abandonne aux religions le monopole de la morale et du sens. Or, on peut trouver un sens à sa vie sans en référer aux religions, par exemple si on est animé d’une philosophie naturaliste (c’est-à-dire une philosophie qui part du principe que tout ce qui existe peut être expliqué par des causes naturelles. Elle écarte toute transcendance, toute providence, tout mythe, et tout phénomène surnaturel.), si on est humaniste séculier, si on est athée ou agnostique. On peut préférer guider ses choix privés ou ses aspirations économiques et sociales à partir de données scientifiques, ce qui à mon sens n’est pas une mauvaise idée, puisque les hypothèses y sont testées.
[Il se ressert des bretzels, oubliant de m’en proposer.]
— Tu ne serais pas en train de prescrire une philosophie, là ?
— Non, j’ouvre le champ des possibles… Et puis, quand bien même, je ne suis pas sur une estrade publique : je discute en tête-à-tête avec un pote !
— Ce que tu dis, c’est qu’on pourrait rationaliser le sens de nos existences, et construire des morales laïques ?
— Bien sûr ! Depuis Darwin on a pris conscience d’une origine naturelle de la “morale” qui ‒ ultime scandale ‒ s’affranchissait alors de toute transcendance. On peut développer de l’altruisme rationnellement, sans attendre une fessée de Dieu. Parce que le groupe de singes auquel l’humain appartient est constitué d’animaux sociaux, des morales se sont mises en place au cours de l’histoire humaine sans les religions (au sens institutionnel du terme) ; les monothéismes imprègnent tellement notre culture que ce fait est très difficile à imaginer pour la plupart. Pour beaucoup d’Américains, par exemple, être athée revient forcément à être malhonnête, “sans foi ni loi”… Nicolas Sarkozy écrivait en 2004 que sans religion dans la vie publique, point d’espérance (NdRichard : j’ai fait un livret d’analyse de ce livre : Le Sarkozy sans peine, en libre accès). Un comble, dans notre pays ! Moi j’ai envie de dire que sans religion dans la vie publique, plein d’espérance !
— J’ai peur qu’il faille être patient, car comme le dit la loi de Douglas Hofstadter, « Il faut toujours plus de temps que prévu, même en tenant compte de la Loi de Hofstadter. »
— En attendant, tiens, prends un bretzel, c’est le dernier.
POUR EN SAVOIR PLUS
■ Baudouin C. et Brosseau O., 2013 – Enquête sur les créationnismes, Belin, 2013.
■ Bonhoeffer D., 1963 – “Lettre à Eberhard Bethge”, 29 mai 1944, dans Letters and Papers from Prison. Édité en français sous le titre Résistance et soumission, Lettres et
notes de captivité, chez Labor et Fides, p. 310–312 (réédition de 1973).
■ Gould S. J., 2000 – Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », science et religion, enfin la paix ?, Seuil (paru en 1999 chez Ballantine books sous le nom de Rocks of Ages : Science and Religion in the Fullness of Life).
■ Hofstadter D., 1985 – Gödel, Escher, Bach : Les Brins d’une Guirlande Éternelle, Interéditions.
■ Lecointre G., 2012 – Les sciences face aux créationnismes : ré-expliciter le contrat méthodologique des chercheurs, Quae, réédition 2018.
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