« 2 patoisans de Franche-Comté
- il est tatoué, ton chien ?
- ben oui, qu’il est à moué ».
En écoutant ce matin Concordance des temps, de Jean-Noël Jeanneney, sur France Culture et sur mon vélo*, j’ai entendu un truc qui m’a laissé perplexe.
L’émission était consacrée au tatouage à travers les âges, avec un invité, Maryan Guisy, qui avance vers la minute 7 :
« Ötzi portait une 60aine de tatouages (…) et on s’est aperçu que ces marques correspondaient aux marques de l’acupuncture que probablement il s’agissait d’un moyen de combattre une forme d’arthrose à l’époque (…). »
Je n’y connais pas grand chose en tatouage, hormis le fait que j’en ai un. Par contre je connais un peu l’acupuncture, et je connais un peu Ötzi (pour avoir fait une étude sur la pseudo-malédiction avec mon pote François B, jamais publié, vers 2005).
Or
a) Ötzi porte selon les dernières estimations 61 petits groupes de traits de tatouage.
b) En 1998, l’équipe autrichienne découvreuse d’Ötzi, sous l’impulsion de Leopold Dorfer, fait intervenir des spécialistes de l’acupuncture qui remarquèrent que 9 tatouages se trouvaient à proximité de points d’acupuncture chinoise (dans Science !) [1]
c) Dorfer et ses collègues en concluent que la puncture des tatouages d’Ötzi serait l’ancêtre direct de l’acupuncture (dans The Lancet !) [2]
Belle histoire, certes, mais je me dis : vu que les points d’acupuncture n’ont jamais été démontrés, qu’ils n’ont pas fait l’objet d’un consensus international sur leur emplacement, et qu’il y en a donc plein… Par conséquent, que les tatouages d’Ötzi tombent sur ou près d’un des points d’acupuncture est quasi assuré. C’est l’inverse qui serait surprenant. Un peu à la manière des églises, soit-disant toutes construites sur des nœuds de géobiologie de type Hartmann ou Curry. Vu que la distance entre ces lignes (jamais démontrées) formant les nœuds oscille soit-disant entre 2m et 2,5m, et que leur largeur est au au minimum de 21 cm, ne pas tomber sur l’un d’eux en fondant une église serait un miracle, sauf à utiliser une église Playmobil.
Et là je tombe sur l’analyse de mon collègue de l’Université Grenoble-Alpes Luc Renaut, qui a fait tout le boulot dans son article d’il y a presque 20 ans « Les tatouages d’Ötzi et la petite chirurgie traditionnelle » [3, téléchargez ici]
« La topographie des points d’insertion à laquelle ces spécialistes se réfèrent provient du standard que la Chine populaire a diffusé dans ses universités et vers l’Occident depuis 1978 [4]. La pratique actuelle recense 670 points répartis symétriquement sur tout le corps humain, le long de 12 méridiens (ou canaux) bilatéraux et de deux méridiens axiaux [5]. La surface du corps humain étant littéralement constellée de points d’insertion, on peut estimer comme dépourvu de toute espèce de signification statistique le fait que les tatouages d’Ötzi, longilignes et assez étendus, coïncident de temps à autre avec certains de ces points.
(…) La situation à l’époque des Han occidentaux est donc la suivante : les praticiens commencent certes à fonder leurs interventions sur un réseau théorique de canaux, mais sans toutefois disposer encore d’une cartographie bien établie des points de stimulation. Ils héritent d’une thérapie composite où se côtoient divers procédés, parmi lesquels la moxibustion et la puncture, deux techniques qui finiront par acquérir la première place dans les compilations classiques du début de notre ère. (…) La formalisation du réseau d’acumoxa et l’exploitation thérapeutique de ce dernier sont en Chine les conséquences d’une homogénéisation de l’anatomie humaine qui pourrait avoir pris un virage décisif après la fondation de l’Empire (221 av. J.-C.), alors que s’instaure un État centralisé soucieux d’harmoniser écriture, poids, mesures, monnaie et code législatif. C’est en effet à partir de cette époque que les élites perfectionnent et formalisent une topographie canonique de canaux et de points d’acumoxa dont l’acupuncture actuelle a hérité.
L’erreur méthodologique de l’équipe autrichienne réside donc dans le fait d’avoir pensé pouvoir retrouver sur la peau tatouée d’Ötzi une topographie de points d’acumoxa qui est de toute évidence le fruit d’un consensus culturel largement postérieur. Si nous considérons comme invalide la démonstration topographique de Léopold Dorfer et al., nous sommes en revanche prêts à reconnaître la haute antiquité des interventions de petite chirurgie comme la saignée, la cautérisation, le tatouage, et même la puncture pratiquée avec ou sans matière colorante, telle qu’elle a survécu chez des peuples d’Asie septentrionale.(…) Notre excursus du côté de la Chine nous a permis de réviser l’image hiératique et intemporelle que certains praticiens modernes voudraient donner de l’acupuncture. Avant que les grands classiques médicaux ne la mettent au centre de leur thérapeutique et l’ajustent à une topographie canonique du corps humain, d’autres documents nous la font voir sous un jour très différent : l’aiguille métallique n’a pas encore détrôné la lancette de pierre, l’opération peut être sanglante, le réseau anatomique connaît encore des variations dans le parcours de ses canaux, et les points d’insertion qui dépendent de celui-ci ne sont pas encore définitivement fixés. Or, si la topographie des points d’acumoxa formalisée au début de notre ère n’est déjà plus comparable à celle qui avait cours au IIe siècle avant, il y a d’autant moins de raisons de chercher à la superposer à celle des tatouages d’Ötzi. »
Les yeux du coeur ont définitivement mauvaise vue, et sans rigueur, on s’invente parfois des profondeurs historiques trompeuses.
[1] Dorfer, L., Moser, M., Spindler, K., Bahr, F., Egarter-Vigl, E., Dohr, G., 1998. 5200-Year-Old Acupuncture in Central Europe ? Science 282, 242–243.
[2] Dorfer, L., Moser, M., Bahr, F., Spindler, K., Egarter-Vigl, E., Giullén, S., Dohr, G., Kenner, T., 1999. A Medical Report from the Stone Age ? The Lancet 354, 1023–1025
[3] Luc Renaut, dans L’anthropologie, 2004, 108 (1), pp. 69–105. 10.1016/j.anthro.2003.12.002. halshs-00575652
[4] Unschuld, P.U., Latarjet, B., Schuster, P.-K., Desroches, J.-P., Obringer, F., 2001. Médecines chinoises. Indigène
éditions, Paris.
[5] Voir l’exposé des points d’acupuncture par l’Institut de Médecine traditionnelle chinoise de Pékin (Zhang, R., Wu, X., 1992. Les points d’acupuncture et leur mécanisme d’action, Masson, Paris Institut de médecine
traditionnelle chinoise de Pékin, trad. F. Marmori).
* Je suis content j’ai placé un zeugma.
Juliette Cazes du Bizareum a fait une chouette vidéo sur les tatouages trouvées sur des momies https://www.youtube.com/watch?v=61Sbs_h3s8o et une plus spécialement sur Ötzi https://www.youtube.com/watch?v=F5603RjajGU
excellent je ne savais pas ! j’y vais dès demain