Laure Dasi­nières m’a tiré des (petits) vers du nez en ce début août 2020, et en a fait de même avec Syl­vain Delou­vée, sur la pen­sée mani­chéenne. Bon, c’est dans le Figa­ro…  Un peu d’es­prit cri­tique pour un lec­to­rat de droite libé­rale gaul­lienne, c’est comme mélan­ger des réac­tifs : on ne sait pas ce que ça peut don­ner. Une explo­sion ?

Pourquoi pensons-nous le monde en noir et blanc ?

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7 août 2020 PSYCHOLOGIE – Bien et mal, gen­tils et méchants… autant de sté­réo­types loin d’être réser­vés à la fic­tion. Pour­quoi pen­sons-nous avec ces rac­cour­cis, quand bien même nous savons que le monde est fait de mul­tiples nuances ? Par Laure Dasi­nières,

Si tu n’es pas avec moi, alors tu es contre moi. » Cette phrase, Dark Vador la lance à Obi-Wan Keno­bi dans Star Wars 3. Mais ce mode de pen­sée que l’on appelle com­mu­né­ment « mani­chéen » est bien plus vieux que cela… La Bible, déjà, nous le dit : « Qui n’est pas avec moi est contre moi, et qui ne ras­semble pas avec moi dis­perse », assène Mat­thieu (12:30), « Qui n’est pas contre vous est pour vous », ren­ché­rissent Luc (9:50) et Marc (9:40).

Le terme “mani­chéen” pro­vient d’une
reli­gion zoroas­trienne du IIIe siècle, gui­dé
par le Perse Mani, qui affir­mait que tout n’est
que conflit entre lumière et ténèbres.
Richard Mon­voi­sin, cher­cheur spé­cia­liste de l’étude des théo­ries contro­ver­sées.

« Le terme “mani­chéen” pro­vient d’une reli­gion zoroas­trienne du III e siècle, gui­dée par le Perse Mani, qui affir­mait que tout n’est que conflit entre lumière et ténèbres, explique Richard Mon­voi­sin, cher­cheur spé­cia­liste de l’étude des théo­ries contro­ver­sées. On dit ain­si qu’est mani­chéenne une façon de rai­son­ner lorsqu’elle réduit arti­fi­ciel­le­ment une dis­cus­sion à deux alter­na­tives contra­dic­toires. » La rhé­to­rique poli­ti­cienne, dit-il, est fami­lière du pro­cé­dé : «“Pour lut­ter contre le ter­ro­risme, nous devons sacri­fier notre droit à la vie pri­vée”, “Sans l’interdiction du voile, c’est l’extrémisme reli­gieux”… La forme la plus uti­li­sée dans les débats est le faux choix où deux pro­po­si­tions s’excluent mutuel­le­ment : “La France, tu l’aimes ou tu la quittes”.»
Mon­voi­sin évoque aus­si des formes plus « per­ni­cieuses », comme celle qui consiste à dire : « L’étude sur la chlo­ro­quine publiée dans The Lan­cet est caviar­dée donc le Pr. Didier Raoult a rai­son » : « C’est comme si en désha­billant Paul on habillait Pierre. Or, un pro­verbe scep­tique, dit : “com­pé­ti­tif ne veut pas dire contra­dic­toire”: pre­nez deux per­sonnes qui se dis­putent pour savoir si les extra­ter­restres viennent de Mars, ou de Vénus. Si le pre­mier démo­lit la thèse des extra­ter­restres venus de Vénus, ça ne donne pas pour autant du cré­dit à la thèse des extra­ter­restres venus de Mars. Il se pour­rait que les deux aient tort.» Il note enfin que l’une des formes les plus dis­crètes de ce mani­chéisme réside des géné­ra­li­sa­tions hâtives telles que « Tous les chô­meurs sont fai­néants, tous les Juifs sont ceci, les Noirs cela, les Auver­gnats », etc. Mais Mon­voi­sin ras­sure : « La bonne nou­velle vient de Karl Pop­per, phi­lo­sophe des sciences : un seul contre-exemple rend la géné­ra­li­sa­tion poreuse ».

La bonne nou­velle vient de Karl Pop­per,
phi­lo­sophe des sciences : un seul contre-
exemple rend la géné­ra­li­sa­tion poreuse.
Richard Mon­voi­sin, cher­cheur spé­cia­liste de l’étude des théo­ries contro­ver­sées.

Quand elles inter­rogent cette ten­dance à adop­ter ce type de pen­sée en noir et blanc, les psy­cho­lo­gies cog­ni­tives et sociales parlent de « pen­sée pola­ri­sée » ou de « pola­ri­sa­tion » des atti­tudes, des sen­ti­ments et des croyances, qui nous conduisent à nous ran­ger à des posi­tions par­fois extrêmes. Pour le cher­cheur en psy­cho­lo­gie sociale Syl­vain Delou­vée, l’analyse doit se faire à deux niveaux : l’individuel et le col­lec­tif.
« Au pre­mier niveau, on pour­ra évo­quer les tra­vaux de Daniel Kah­ne­man où il défi­nit deux sys­tèmes de pen­sée » explique le cher­cheur. Le sys­tème 1 est le sys­tème de la pen­sée intui­tive, de la pen­sée simple et auto­ma­tique. Nous l’utilisons dans la vie de tous les jours afin de ne pas dépen­ser trop de réserves cog­ni­tives ; « mais c’est la pen­sée la plus biai­sée, signale Syl­vain Delou­vée. Comme je ne réflé­chis pas ou le moins pos­sible, j’utilise des sté­réo­types et des biais cog­ni­tifs qui me per­mettent de sim­pli­fier le monde pour pou­voir répondre faci­le­ment et vite. Ce sys­tème n’est pas tou­jours faux mais il conduit le plus sou­vent à des erreurs.» Le sys­tème 2 est celui de l’analyse consciente et de la pen­sée ration­nelle. Elles demandent davan­tage de res­sources cog­ni­tives, car on doit réflé­chir et ne pas uti­li­ser de rac­cour­cis de pen­sée.

Lorsque mon groupe est mena­cé, je pense de manière sim­pli­fiée pour ren­for­cer la
cohé­sion, pour faire bloc. Je stig­ma­tise ceux qui ne font pas par­tie du groupe.
Syl­vain Delou­vée, cher­cheur en psy­cho­lo­gie sociale.

Au second niveau, la dimen­sion moti­va­tio­nelle, rela­tive au groupe : « La pola­ri­sa­tion de la pen­sée est en lien avec l’identité sociale et l’appartenance au groupe », explique Syl­vain Delou­vée. « Lorsque mon groupe est mena­cé, je pense de manière sim­pli­fiée pour ren­for­cer la cohé­sion, pour faire bloc. Je stig­ma­tise ceux qui ne font pas par­tie du groupe afin de ne pas perdre iden­ti­té de celui-ci. Cette iden­ti­té peut-être poli­tique, reli­gieuse, idéo­lo­gique…»

Caté­go­ri­sa­tion sociale

En outre, lorsque l’émotion est vive ou que les valeurs per­son­nelles sont mises à mal, cette ques­tion iden­ti­taire va être d’autant plus ren­for­cée par les biais indi­vi­duels. Nous aurons ten­dance à voir les per­sonnes qui nous sont oppo­sées comme toutes iden­tiques et par­ta­geant les mêmes défauts – on appelle cela l’homogénéité de l’exogroupe. « J’oppose ceux qui sont comme moi à ceux qui sont contre nous. C’est une affaire de caté­go­ri­sa­tion sociale », résume Syl­vain Delou­vée.

Si nous déplo­rons cette pola­ri­sa­tion de pen­sée chez les autres, essayons de ne pas ver­ser dans cette faci­li­té. Pour cela, un conseil de Richard Mon­voi­sin : « La tech­nique est simple : d’abord, savoir que ce type de rai­son­ne­ment existe, et que notre cer­veau en tire autant de satis­fac­tion que de man­ger du beurre ou du cho­co­lat. Une fois qu’on sait le repé­rer, au lieu d’accepter le faux dilemme, ou le faux choix, on s’entraîne à cher­cher des troi­sièmes, qua­trièmes voies (par exemple il existe de la pré­ven­tion du ter­ro­risme non atten­ta­toire à la vie pri­vée), ce qui va diluer la pen­sée mani­chéenne et la rendre ridi­cule. »

1 réponse

  1. Guy M. dit :

    homo­gé­néi­té de l’exo­groupe . C’est bien dit et c’est vrai . On peut l’é­tendre au racisme ..pour exemple : Le Blanc  » nor­mal « a ten­dance à dire que tous les  » Noirs « , les « Jaunes  » se res­semblent. Ça leur suf­fit, c’est simple et ils ne cherchent pas à en savoir plus, même pas si l’in­verse est vrai : Tous les  » Blancs  » se res­semblent” ils ?
    Com­men­taire sim­pliste, mais j’ai pen­sé tout de suite à ça .

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