Une causette avec mon ami Rony B. nous a amené à la question suivante : « Les adhésions au complotisme augmentent-elles, soit en nombre d’objets de complot, soit en valeur absolue, soit en fraction de population ? ».
Pour la trancher, je me suis tourné vers Anthony Lantian, notre spécialiste national, que j’ai connu à l’Observatoire zététique il y a mille ans, et que j’ai fréquenté durant ses années doctorales à Grenoble (sa thèse, soutenue en 2015 est ici, et s’appelle Rôle fonctionnel de l’adhésion aux théories du complot : un moyen de distinction ?)
Depuis son poste à l’Université de Nanterre, il s’est fendu d’une réponse si claire que la garder pour nous aurait été indécent.
Anthony Lantian himself :
C’est une question relativement complexe et la formulation de la question est ici cruciale. Je vois trois éléments qui nécessitent d’être précisés pour y répondre de manière appropriée.
a) Est-il question du nombre de personnes qui croient aux théories du complot, ou du degré moyen de croyance aux théories du complot ?
S’il est question du nombre de personnes, il me semble difficile de répondre à cette question, étant donné que dans la littérature scientifique à ce sujet, il est consensuellement admis qu’il n’y a pas une différence de nature entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas aux théories du complot, mais plutôt une différence de degré (on y croit plus ou moins).
S’il s’agit du degré moyen de croyance aux théories du complot, la réponse à cette question repose en partie sur la mesure de ces croyances, ce qui rajoute une nouvelle couche de complexité (j’y reviendrai plus tard).
b) Il est nécessaire de spécifier au préalable un référentiel géographique et temporel. Au niveau géographique, parle-t-on d’une augmentation dans une zone géographique délimitée (à l’échelle d’un état/pays/territoire) ou à un niveau plus global (continental, mondial, etc.) ? La réponse ne sera pas identique s’il y a des disparités. Au niveau temporel, quelle est la période concernée ? 5 ans, 10 ans, 50 ans ? Là encore, mécaniquement, la réponse ne sera pas nécessairement identique.
c) Un dernier élément crucial est de déterminer si la question porte sur une ou des théories du complot concernant un événement en particulier (par exemple, l’assassinat de John F. Kennedy en 1963) ou la tendance générale à croire aux théories du complot (on lira à ce sujet par exemple, Goertzel, 1994 ; Lantian et al., 2016 ; Sutton & Douglas, 2014).
Avant d’aller plus loin, il est clair que le volume et le nombre de théories du complot qui circulent augmentent mécaniquement du fait du développement d’Internet et des réseaux sociaux (auparavant, en raison de l’architecture du réseau de diffusion de l’information, ces théories étaient plus confidentielles, voir à ce propos Barkun, 2016 ; Bronner, 2020). En clair, on parle de plus en plus de ce sujet.
Le fait qu’elles soient davantage diffusées n’est pas suffisant pour affirmer que les gens y adhèrent plus (on peut très bien fabriquer ou diffuser des théories du complot sans nécessairement y adhérer soi-même (voir Delouvée, 2015). Il faut donc distinguer les « producteurs » de théories du complot des « consommateurs » (comme l’explique Guillon 2018).
À ce jour, il est difficile de conclure à une augmentation du degré moyen de croyances aux théories du complot, car il n’y a pas d’éléments empiriques qui vont dans ce sens. Je pense que les travaux les plus convaincants à ce sujet sont ceux publiés par deux chercheurs en sciences politiques étasuniens (Uscinski & Parent, 2014) dans leur ouvrage American Conspiracy Theories. Ils ont réalisé une analyse systématique des lettres à l’éditeur (environ 100 000) publiées dans le New York Times et le Chicago Tribune entre 1890 et 2010, et dans l’ensemble, ils n’ont pas observé une hausse continue dans le temps du volume de lettres évoquant des allégations de conspirations. Bien entendu, il faut garder à l’esprit qu’ici, les auteurs partent du principe que les lettres à l’éditeur correspondent à l’opinion publique (ce qui peut être discutable) et que cela est un reflet des croyances (là encore, c’est contestable vu ce que j’ai précisé plus haut). Enfin, on se trouve ici dans un contexte culturel spécifique (États-Unis) et la généralisation n’est pas nécessairement possible.
Pour être constructif, afin de pouvoir conclure en faveur d’une variation du niveau moyen de croyances aux théories du complot, il faudrait administrer une échelle de mesure des croyances aux théories du complot (afin de rendre les réponses vraiment comparables) à des intervalles réguliers dans le temps sur un échantillon représentatif de la population d’intérêt. Selon moi, on manque à ce jour de recul historique pour pouvoir réellement établir un bilan à la suite de l’emploi de cette méthode. Le recours à ce type d’initiative de type « baromètre » peut être encouragé, mais demande de faire preuve d’une grande vigilance. Il est indispensable de bien séparer les données brutes de la communication et l’interprétation qui peut être faite au sujet des résultats. Il peut y avoir par exemple une forte pression à laisser penser que les théories du complot gagnent du terrain afin de créer une panique morale justifiant par la même occasion l’existence, la légitimité et le financement de ce type de suivi. Une solution pour ne pas céder aux sirènes des campagnes de communication est de demander à accéder au matériel complet et aux données brutes afin de pouvoir examiner les résultats avec plus de distance.
Je vois une dernière difficulté en lien avec cette question. C’est le talon d’Achille des chercheurs qui travaillent sur ce sujet, à mon sens trop souvent ignoré (et j’en suis le premier concerné). Dans l’éventualité où des données iraient dans le sens d’une augmentation du degré moyen de croyances aux théories du complot, faire un lien direct entre les valeurs numériques obtenues sur une échelle de mesure des croyances aux théories du complot et le degré réel de croyance aux théories du complot ne se fait pas sans risques. En effet, on peut facilement concevoir qu’une personne peut tout à fait répondre de manière à laisser croire qu’elle adhère aux théories du complot, non par sincère adhésion, mais pour marquer sa désapprobation du système politique en général ou pour n’importe quel autre motif (provocation, contestation, amusement, malveillance, etc.). Autrement dit, la mesure est détournée par les répondants afin de communiquer quelque chose d’une nature différente de ce que les concepteurs de la mesure avaient initialement l’intention d’évaluer). Cela dit, ce n’est pas une limite qui concerne uniquement la mesure des croyances aux théories du complot. À ma connaissance, à ce jour, il n’existe pas de moyens simples de séparer le bon grain de l’ivraie.
Pour terminer, je tenais à mentionner l’existence d’un réseau international de chercheurs de différentes disciplines qui travaillent sur le sujet : le réseau COST « Comparative Analysis of Conspiracy Theories ». Récemment, certains membres de ce réseau ont rédigé un « guide des théories du complot » qui a une visée pédagogique. Avec un collègue, Sylvain Delouvée, nous avons réalisé une traduction en français de ce document, voici le lien : https://conspiracytheories.eu/_wpx/wp-content/uploads/2020/06/COMPACT_Guide-French__.pdf (ou téléchargeable ici-même). C’est un document très utile pour faire le point sur ce sujet.
Pour les personnes qui souhaiteraient approfondir leur connaissance sur cet objet d’étude, je recommande vivement la lecture du Routledge Handbook of Conspiracy
Celui-ci coûte 152 livres, soit 170 euros…
Theories, un imposant ouvrage universitaire de 680 pages (en anglais). À l’heure actuelle, c’est la référence ultime sur l’analyse des théories du complot sous le regard de différentes disciplines académiques (anthropologie, histoire, littérature, sociologie, sciences politiques, psychologie, etc.).
Note de Richard : Anthony est modeste et n’indique pas son propre livre de 2018, Croyez-vous aux théories du complot ? aux Presses Universitaires de Grenoble / UGA éditions. Il coûte 8,5 euros. Pour le prix du Toutledge Handbook, vous pouvez en acheter.… vingt !
— je m’adresse maintenant aux averti·es : 8,5, c’est presque 9. 20–9 = 11. Accolé, ça fait 11/9, le 11 septembre. Je vous laisse conclure.—
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