Voi­ci un article écrit avec les copains fon­da­teurs du col­lec­tif Pour une Sécu­ri­té sociale de la mort, et qui est enfin dis­po­nible en kiosques. Sou­te­nez la presse si vous pou­vez, et si vous êtes fauché·e, au moins vous pou­vez le lire ici. Pour aller plus loin sur ce sujet, vous pou­vez lire notre tri­bune dans Libé­ra­tion, écou­ter le pod­cast « Dans la peau d’un cadavre », en par­ti­cu­lier l’é­pi­sode 7, et joindre le col­lec­tif ici.

Les obsèques ne sont pas une mar­chan­dise

Pour une Sécurité sociale de la mort

Par Alban Beau­douin*, Richard Mon­voi­sin** et Jean-Loup de St Phalle*

*Fon­da­teurs du Col­lec­tif pour une sécu­ri­té sociale de la mort, auteurs de Le coût de la mort, à paraître, édi­tions du Détour, 2025.

**Ensei­gnant-cher­cheur à l’Université Gre­noble-Alpes. Coau­teur avec Myriam Pré­vôst du pod­cast Dans la peau d’un cadavre, France Culture, 2024

Autour des obsèques gra­vitent nombre d’acteurs régis par une forme de mar­ché. À un moment de grande vul­né­ra­bi­li­té, les proches endeuillés n’ont d’autre choix que de consom­mer des pres­ta­tions dont ils ignorent géné­ra­le­ment tout. Pour­tant, les ambi­tions ini­tiales du régime géné­ral de la Sécu­ri­té sociale pré­voyaient une prise en charge par la col­lec­ti­vi­té.


James Hop­kins. « Was­ted Youth » (Jeu­nesse per­due), 2006
www.jameshopkinsworks.com

L’un des écueils du sys­tème funé­raire fran­çais tient à l’éventail des prix. Esti­mé en moyenne en 2023 à plus de 3 800 euros, qu’il s’agisse d’une inhu­ma­tion ou d’une cré­ma­tion, le coût des mêmes pres­ta­tions peut varier du simple au qua­druple. Les deux groupes qui dominent le mar­ché pro­posent une seg­men­ta­tion de l’offre, du bas de gamme au ser­vice de luxe. Au pre­mier plan, les Pompes funèbres géné­rales (PFG), acquises par l’entreprise Omnium de ges­tion et de finan­ce­ment (OGF) en 1998, ont pour action­naire majo­ri­taire (74 %) le fonds de pen­sion des ensei­gnants de l’Ontario. Appa­ru en 1985, Roc Eclerc est la pro­prié­té du groupe Fune­cap, consti­tué en hol­ding. PFG et Fune­cap réa­lisent 35 % du chiffre d’affaires géné­ré par les acti­vi­tés funé­raires et pos­sèdent des sec­teurs-clés, comme la fabri­ca­tion de cer­cueils.

Les indé­pen­dants sont tri­bu­taires de ces deux grands pour des ser­vices tels que l’utilisation de logi­ciels de ges­tion. Fune­cap et OGF-PFG gèrent aus­si les deux tiers des cré­ma­to­riums. C’est le cas depuis 2021 de celui du Père-Lachaise, dont les tarifs ont grim­pé d’environ 20 % dans les deux années qui ont sui­vi.

Le sys­tème ne garan­tit pas une éga­li­té ter­ri­to­riale aux défunts quand cer­taines infra­struc­tures manquent : des dépar­te­ments comme la Haute-Loire, le Lot ou la Lozère n’ont pas de cré­ma­to­rium. Les Guya­nais doivent, par exemple, assu­mer le coût sup­plé­men­taire du trans­port du corps en Mar­ti­nique, à près de 1 500 kilo­mètres.

Des aides existent pour allé­ger la charge éco­no­mique des obsèques. La Caisse pri­maire d’assurance-maladie (CPAM) alloue aujourd’hui un capi­tal-décès non impo­sable de 3 910 euros aux ayants droit qui en font la demande lorsque le défunt était sala­rié dans les trois mois pré­cé­dant son décès. Le mon­tant de l’aide peut être plus impor­tant s’il s’agissait d’un béné­fi­ciaire d’allocation-chômage, de pen­sion d’invalidité, de rente en cas d’accident du tra­vail ou de mala­die pro­fes­sion­nelle avec inca­pa­ci­té phy­sique per­ma­nente, ou encore d’un pra­ti­cien médi­cal, d’un arti­san ou d’un fonc­tion­naire.

Ce capi­tal ne concerne que les actifs, soit une mino­ri­té des décès. Pour les retrai­tés, les caisses d’assurance-retraite et de la san­té au tra­vail (Car­sat) per­mettent seule­ment à la famille de récu­pé­rer le der­nier mois de pen­sion non ver­sé. En cas de mort d’un enfant, la Caisse d’allocations fami­liales (CAF) peut aus­si ver­ser une somme allant jusqu’à 2 152 euros. Mais, en défi­ni­tive, toutes ces aides res­tent mécon­nues. Faute d’information, très peu de familles éli­gibles y recourent. Aucune n’étant ver­sée auto­ma­ti­que­ment, 1 mil­liard d’euros par an ne seraient jamais récla­més, selon le site Tranquillite.fr.

Mou­rir en res­pec­tant l’environnement

La période de Covid-19 a réac­ti­vé une angoisse pro­fonde liée à la mort. De nou­veaux métiers se sont déve­lop­pés, comme les autoen­tre­pre­neurs orga­ni­sa­teurs d’obsèques clés en main, ins­pi­rés des États-Unis, ou les « tha­na­dou­las » (terme issu des mots grecs tha­na­tos, « mort », et dou­la, « ser­vante »), qui offrent notam­ment un sou­tien non médi­cal aux per­sonnes en fin de vie et aux endeuillés (1). La pan­dé­mie a aus­si per­mis l’émergence d’une remise en ques­tion de la recherche de pro­fit par les pompes funèbres. Des res­pon­sables poli­tiques de tous bords se sont oppo­sés à la fac­tu­ra­tion aux familles du séjour des défunts dans la morgue géante ins­tal­lée par les OGF-PFG au mar­ché de gros de Run­gis sur réqui­si­tion de la pré­fec­ture du Val-de-Marne. Pour­tant, l’inspection géné­rale de l’administration (IGA) n’a pu que consta­ter que « la fac­tu­ra­tion des pres­ta­tions four­nies sur le site du dépo­si­toire funé­raire de Run­gis était conforme aux pra­tiques du sec­teur (2) ». Les agents funé­raires fai­saient là le même tra­vail que dans n’importe quelle chambre ­funé­raire, qu’il s’agisse des soins appor­tés aux défunts ou de l’accueil des proches. L’enjeu sou­le­vé par l’affaire n’était donc pas tant la fac­tu­ra­tion du ser­vice en soi que l’exposition, par­ti­cu­liè­re­ment insou­te­nable pour les familles, du carac­tère lucra­tif des obsèques.

Le sec­teur est régi par le mar­ché dès la for­ma­tion des agents. Il n’existe pas de filière d’enseignement pro­fes­sion­nel public des métiers du funé­raire. Fune­cap et OGF-PFG pos­sèdent les prin­ci­pales écoles de for­ma­tion. Les cours repré­sentent un volume horaire de cent qua­rante heures pour un conseiller funé­raire et abordent des sujets aus­si variés que l’hygiène, la légis­la­tion des cime­tières ou la diver­si­té des pra­tiques cultuelles liées à la mort. Cepen­dant, la vente consti­tue géné­ra­le­ment le plus gros volume horaire des cours pro­di­gués. De nom­breux agents disent regret­ter la conci­sion de leur for­ma­tion, décla­rant apprendre sur­tout « sur le ter­rain » (3). Les agents funé­raires reçoivent bien les bases admi­nis­tra­tives, légales et psy­choaf­fec­tives néces­saires à leur métier. En revanche, nous n’avons pas connais­sance d’écoles inté­grant à leur pro­gramme les aides pro­po­sées par la Sécu­ri­té sociale.

Hors des groupes, d’autres struc­tures à but non lucra­tif émergent avec un sta­tut de socié­té coopé­ra­tive d’intérêt col­lec­tif (SCIC). Tout usa­ger peut, s’il le sou­haite, être asso­cié et ache­ter des parts sociales de l’entreprise, lui don­nant une voix lors des assem­blées, quel que soit le capi­tal inves­ti. Ce mou­ve­ment crois­sant demeure tou­te­fois embryon­naire, avec une dizaine de struc­tures en fonc­tion­ne­ment sous l’égide de la Fédé­ra­tion des coopé­ra­tives funé­raires. Et leurs tarifs res­tent proches de la moyenne natio­nale.

Par ailleurs, les pré­oc­cu­pa­tions éco­lo­giques prennent une part de plus en plus impor­tante dans le champ du funé­raire alter­na­tif. Com­ment envi­sa­ger une emprise au sol moins impor­tante après l’inhumation, ou les soins de tha­na­to­praxie ? Com­ment limi­ter la déper­di­tion de cha­leur des cré­ma­tions ? Mais, lorsque de telles ques­tions tendent à émer­ger, le légis­la­teur impose une réponse ajus­tée à l’économie de mar­ché. Ain­si en fut-il du cer­cueil en car­ton défen­du par des col­lec­tifs citoyens sou­hai­tant réflé­chir à une manière de mou­rir dans un meilleur res­pect de l’environnement. En pous­sant auprès du légis­la­teur pour la mise en œuvre de contraintes quant aux dimen­sions de tels cer­cueils, OGF-PFG a obte­nu d’éviter toute ten­ta­tive citoyenne de se pas­ser de « son » indus­trie. Aujourd’hui, ces cer­cueils se vendent à un prix par­fois bien supé­rieur au coût de pro­duc­tion, et cer­tains sont même impor­tés du Viet­nam. Sur des pro­cé­dés comme l’humusation – la trans­for­ma­tion des corps en humus par des micro-orga­nismes azo­tés – ou l’aquamation – la décom­po­si­tion du corps par l’eau –, la main­mise des grands groupes ne laisse pas beau­coup de marge aux ini­tia­tives.

La nature com­mer­ciale du sec­teur ne va pour­tant pas de soi. Selon l’un des rares son­dages com­man­dés pour les ser­vices funé­raires de la Ville de Paris, une majo­ri­té de Fran­çais (53 %) pen­saient en 2008 que les pompes funèbres devraient être un « ser­vice public sans but lucra­tif » (4). Com­man­di­taire de cette enquête d’opinion, M. Fran­çois Michaud Nérard, l’ancien direc­teur géné­ral de ces ser­vices (5), explique cette attente par l’évolution des tarifs : « Depuis la libé­ra­li­sa­tion du mar­ché en 1993, les prix du funé­raire ont aug­men­té de 56 %, soit deux fois et demie plus vite que l’inflation. Dans des villes comme Paris, cette hausse des prix a pu être limi­tée, car l’existence d’opérateurs publics per­met à la col­lec­ti­vi­té de peser sur le mar­ché. »

Renouer avec une impli­ca­tion citoyenne

L’exis­tence dans de nom­breuses villes de struc­tures publiques n’est pas entiè­re­ment satis­fai­sante, car elles adoptent bien sou­vent les com­por­te­ments de leurs concur­rents pri­vés. Une réponse à la hau­teur de l’enjeu serait de renouer avec les ambi­tions ini­tiales du régime géné­ral de la Sécu­ri­té sociale et la lettre des Ordon­nances du 4 octobre 1945 (lire ci-des­sous). Aux quatre branches his­to­riques (mala­die, famille, acci­dents du tra­vail et retraite), une cin­quième concer­nant l’autonomie a été ajou­tée en 2021. Pour­quoi ne pas en envi­sa­ger d’autres ?

Dans le champ de la recherche éco­no­mique, on débat aus­si de l’extension de la Sécu­ri­té sociale à l’alimentation (6). Des mou­ve­ments uni­ver­si­taires ou mili­tants insistent sur le sens des coti­sa­tions, qui com­portent des droits, et appellent à une impli­ca­tion citoyenne dans la ges­tion des caisses, sui­vant l’esprit qui pré­si­da à sa créa­tion en 1945. Ain­si, une Sécu­ri­té sociale cou­vrant le risque décès, par l’universalisation et l’automatisation des aides exis­tantes et une assis­tance admi­nis­tra­tive gra­tuite aux familles, pour­rait atté­nuer le grand bond dans l’inconnu que vivent bien sou­vent les proches d’une per­sonne décé­dée. Une telle struc­ture faci­li­te­rait l’abolition de la logique de ren­ta­bi­li­té pour les agents funé­raires, et redon­ne­rait du sens à leur tra­vail. Le conven­tion­ne­ment des entre­prises par les caisses, gérées pari­tai­re­ment par les agents et les familles, per­met­trait aus­si la prise en compte d’autres pré­oc­cu­pa­tions, comme l’écologie. Autant de pers­pec­tives de soli­da­ri­té dans les cir­cons­tances les plus funèbres.

(1) Julien Ber­nard, « La “mis­sion psy­cho­lo­gique” des pompes funèbres », Socio­lo­gies pra­tiques, n° 17, Paris, 2008.
(2) « Rap­port d’activité 2020 », ins­pec­tion géné­rale de l’administration, 30 mars 2021.
(3) Alber­tine Delanpe, La Cendre de tes morts, Édi­tions de la der­nière lettre, Mon­treuil, 2023.
(4) « Les Fran­çais et les obsèques », son­dage Ipsos pour la Ville de Paris, juillet 2008.
(5) Auteur de La Révo­lu­tion de la mort, Vui­bert, Paris, 2007.
(6) Lau­ra Peter­sell et Kévin Cer­te­nais, Régime géné­ral. Pour une Sécu­ri­té sociale de l’alimentation, Riot, Saint-Étienne, 2022 ; cf. éga­le­ment https://securite-sociale-alimentation.org

Des édits de Louis XIV à la loi Sueur

Les pre­mières grandes régu­la­tions col­lec­tives de la mort à l’échelle natio­nale remontent à Louis XIV, qui ins­ti­tua par des édits entre 1690 et 1694 des offices de juré-crieur « d’enterrement » dans chaque ville du royaume. Ils furent ache­tés par des hôpi­taux, notam­ment les hôtels-Dieu qui se médi­ca­li­saient, amor­çant un recul de la main­mise reli­gieuse. Ces éta­blis­se­ments déte­naient alors le mono­pole des pompes funèbres dans les villes. Au XVIII e siècle, l’inégalité devant la mort était spa­tia­li­sée : cha­pelles ou cœurs des cime­tières pour les per­sonnes for­tu­nées, fosses com­munes en péri­phé­rie pour les autres.

En paral­lèle, un tour­nant laïque fut négo­cié à la fin du XIX e siècle, notam­ment par les lois de 1881 et 1884 inter­di­sant la créa­tion ou l’agrandissement de cime­tières confes­sion­nels. Les cime­tières devinrent reli­gieu­se­ment neutres, et le sont encore aujourd’hui. Sous pres­sion des répu­bli­cains et sur­tout des libres-­pen­seurs, la loi du 15 novembre 1887 sur la liber­té des funé­railles per­mit à tout majeur ou éman­ci­pé de « tes­ter » – de la même éty­mo­lo­gie que « tes­ta­ment » –, c’est-à-dire choi­sir, libre­ment, le carac­tère civil ou reli­gieux de ses funé­railles et le mode de sépul­ture, recon­nais­sant par là même le droit à la cré­ma­tion. En 1904, les inhu­ma­tions furent laï­ci­sées, et la loi confia le mono­pole du ser­vice exté­rieur des pompes funèbres aux com­munes. Mais, si cette laï­ci­sa­tion don­nait un degré de liber­té aux proches du défunt, elle n’aboutit pas à une réelle socia­li­sa­tion des obsèques.

Dans l’après-guerre, les Ordon­nances de 1945 ont ins­ti­tué à l’échelle natio­nale la cou­ver­ture col­lec­tive des risques indi­vi­duels, avec la mise en place du régime géné­ral en 1946. La mort étant le seul risque cer­tain, c’est assez logi­que­ment que l’article 3 du texte por­tant orga­ni­sa­tion de la Sécu­ri­té sociale nais­sante confie aux caisses pri­maires le soin d’assurer la « ges­tion des risques mala­die, mater­ni­té et décès ». Plu­sieurs dis­po­si­tifs de soli­da­ri­té furent alors créés, tan­dis que les autres « risques » firent l’objet de débats et d’évolutions (mala­die, mater­ni­té, retraite). Rien ne se concré­ti­sa s’agissant des droits liés à la mort. Délais­sé, le domaine devint pro­gres­si­ve­ment une cible facile pour le sec­teur des assu­rances pri­vées.

Les Pompes funèbres géné­rales (PFG), fon­dées par Joseph Lan­glé en 1828, se taillèrent la part du lion en rache­tant, afin de diver­si­fier leur offre, les socié­tés spé­cia­li­sées dans le domaine du luxe Roblot et Bor­niol, ou les entre­prises de mar­bre­rie et de pro­duc­tion de cer­cueils. Les PFG occu­paient dès lors un qua­si-mono­pole à une époque où le choix de l’entreprise d’obsèques rele­vait de la com­pé­tence des com­munes. Ces der­nières se tour­nèrent natu­rel­le­ment vers cette chaîne, notam­ment dans les zones rurales, où les fran­chi­sés PFG concur­ren­çaient faci­le­ment les très petites entre­prises fami­liales. Signe des temps, dès 1979, l’actionnaire majo­ri­taire de PFG était la Lyon­naise des eaux, aujourd’hui Suez Eau France, qui col­lec­tion­na les affaires de cor­rup­tion dans les années 1990. Un mou­ve­ment d’entreprises indé­pen­dantes – dont Roc Eclerc, créé par M. Michel-Édouard Leclerc, fils d’Édouard Leclerc, fon­da­teur des super­mar­chés – s’organisa dans les années 1980 pour mettre fin à ce qui était appe­lé le « mono­pole com­mu­nal de PFG ». La loi du 8 jan­vier 1993 rela­tive à la légis­la­tion dans le domaine funé­raire, dite « loi Sueur » (du nom du séna­teur), garan­tit alors la liber­té du choix de l’opérateur pour les familles, invo­quant les ver­tus de la concur­rence pour faire bais­ser les prix. Mais ceux-ci aug­men­tèrent chaque année, actant la vic­toire du mar­ché sur les aspi­ra­tions au bien com­mun.

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