Voici un article écrit avec les copains fondateurs du collectif Pour une Sécurité sociale de la mort, et qui est enfin disponible en kiosques. Soutenez la presse si vous pouvez, et si vous êtes fauché·e, au moins vous pouvez le lire ici. Pour aller plus loin sur ce sujet, vous pouvez lire notre tribune dans Libération, écouter le podcast « Dans la peau d’un cadavre », en particulier l’épisode 7, et joindre le collectif ici.
Les obsèques ne sont pas une marchandise
Pour une Sécurité sociale de la mort
Par Alban Beaudouin*, Richard Monvoisin** et Jean-Loup de St Phalle*
*Fondateurs du Collectif pour une sécurité sociale de la mort, auteurs de Le coût de la mort, à paraître, éditions du Détour, 2025.
**Enseignant-chercheur à l’Université Grenoble-Alpes. Coauteur avec Myriam Prévôst du podcast Dans la peau d’un cadavre, France Culture, 2024
Autour des obsèques gravitent nombre d’acteurs régis par une forme de marché. À un moment de grande vulnérabilité, les proches endeuillés n’ont d’autre choix que de consommer des prestations dont ils ignorent généralement tout. Pourtant, les ambitions initiales du régime général de la Sécurité sociale prévoyaient une prise en charge par la collectivité.
L’un des écueils du système funéraire français tient à l’éventail des prix. Estimé en moyenne en 2023 à plus de 3 800 euros, qu’il s’agisse d’une inhumation ou d’une crémation, le coût des mêmes prestations peut varier du simple au quadruple. Les deux groupes qui dominent le marché proposent une segmentation de l’offre, du bas de gamme au service de luxe. Au premier plan, les Pompes funèbres générales (PFG), acquises par l’entreprise Omnium de gestion et de financement (OGF) en 1998, ont pour actionnaire majoritaire (74 %) le fonds de pension des enseignants de l’Ontario. Apparu en 1985, Roc Eclerc est la propriété du groupe Funecap, constitué en holding. PFG et Funecap réalisent 35 % du chiffre d’affaires généré par les activités funéraires et possèdent des secteurs-clés, comme la fabrication de cercueils.
Les indépendants sont tributaires de ces deux grands pour des services tels que l’utilisation de logiciels de gestion. Funecap et OGF-PFG gèrent aussi les deux tiers des crématoriums. C’est le cas depuis 2021 de celui du Père-Lachaise, dont les tarifs ont grimpé d’environ 20 % dans les deux années qui ont suivi.
Le système ne garantit pas une égalité territoriale aux défunts quand certaines infrastructures manquent : des départements comme la Haute-Loire, le Lot ou la Lozère n’ont pas de crématorium. Les Guyanais doivent, par exemple, assumer le coût supplémentaire du transport du corps en Martinique, à près de 1 500 kilomètres.
Des aides existent pour alléger la charge économique des obsèques. La Caisse primaire d’assurance-maladie (CPAM) alloue aujourd’hui un capital-décès non imposable de 3 910 euros aux ayants droit qui en font la demande lorsque le défunt était salarié dans les trois mois précédant son décès. Le montant de l’aide peut être plus important s’il s’agissait d’un bénéficiaire d’allocation-chômage, de pension d’invalidité, de rente en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle avec incapacité physique permanente, ou encore d’un praticien médical, d’un artisan ou d’un fonctionnaire.
Ce capital ne concerne que les actifs, soit une minorité des décès. Pour les retraités, les caisses d’assurance-retraite et de la santé au travail (Carsat) permettent seulement à la famille de récupérer le dernier mois de pension non versé. En cas de mort d’un enfant, la Caisse d’allocations familiales (CAF) peut aussi verser une somme allant jusqu’à 2 152 euros. Mais, en définitive, toutes ces aides restent méconnues. Faute d’information, très peu de familles éligibles y recourent. Aucune n’étant versée automatiquement, 1 milliard d’euros par an ne seraient jamais réclamés, selon le site Tranquillite.fr.
Mourir en respectant l’environnement
La période de Covid-19 a réactivé une angoisse profonde liée à la mort. De nouveaux métiers se sont développés, comme les autoentrepreneurs organisateurs d’obsèques clés en main, inspirés des États-Unis, ou les « thanadoulas » (terme issu des mots grecs thanatos, « mort », et doula, « servante »), qui offrent notamment un soutien non médical aux personnes en fin de vie et aux endeuillés (1). La pandémie a aussi permis l’émergence d’une remise en question de la recherche de profit par les pompes funèbres. Des responsables politiques de tous bords se sont opposés à la facturation aux familles du séjour des défunts dans la morgue géante installée par les OGF-PFG au marché de gros de Rungis sur réquisition de la préfecture du Val-de-Marne. Pourtant, l’inspection générale de l’administration (IGA) n’a pu que constater que « la facturation des prestations fournies sur le site du dépositoire funéraire de Rungis était conforme aux pratiques du secteur (2) ». Les agents funéraires faisaient là le même travail que dans n’importe quelle chambre funéraire, qu’il s’agisse des soins apportés aux défunts ou de l’accueil des proches. L’enjeu soulevé par l’affaire n’était donc pas tant la facturation du service en soi que l’exposition, particulièrement insoutenable pour les familles, du caractère lucratif des obsèques.
Le secteur est régi par le marché dès la formation des agents. Il n’existe pas de filière d’enseignement professionnel public des métiers du funéraire. Funecap et OGF-PFG possèdent les principales écoles de formation. Les cours représentent un volume horaire de cent quarante heures pour un conseiller funéraire et abordent des sujets aussi variés que l’hygiène, la législation des cimetières ou la diversité des pratiques cultuelles liées à la mort. Cependant, la vente constitue généralement le plus gros volume horaire des cours prodigués. De nombreux agents disent regretter la concision de leur formation, déclarant apprendre surtout « sur le terrain » (3). Les agents funéraires reçoivent bien les bases administratives, légales et psychoaffectives nécessaires à leur métier. En revanche, nous n’avons pas connaissance d’écoles intégrant à leur programme les aides proposées par la Sécurité sociale.
Hors des groupes, d’autres structures à but non lucratif émergent avec un statut de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). Tout usager peut, s’il le souhaite, être associé et acheter des parts sociales de l’entreprise, lui donnant une voix lors des assemblées, quel que soit le capital investi. Ce mouvement croissant demeure toutefois embryonnaire, avec une dizaine de structures en fonctionnement sous l’égide de la Fédération des coopératives funéraires. Et leurs tarifs restent proches de la moyenne nationale.
Par ailleurs, les préoccupations écologiques prennent une part de plus en plus importante dans le champ du funéraire alternatif. Comment envisager une emprise au sol moins importante après l’inhumation, ou les soins de thanatopraxie ? Comment limiter la déperdition de chaleur des crémations ? Mais, lorsque de telles questions tendent à émerger, le législateur impose une réponse ajustée à l’économie de marché. Ainsi en fut-il du cercueil en carton défendu par des collectifs citoyens souhaitant réfléchir à une manière de mourir dans un meilleur respect de l’environnement. En poussant auprès du législateur pour la mise en œuvre de contraintes quant aux dimensions de tels cercueils, OGF-PFG a obtenu d’éviter toute tentative citoyenne de se passer de « son » industrie. Aujourd’hui, ces cercueils se vendent à un prix parfois bien supérieur au coût de production, et certains sont même importés du Vietnam. Sur des procédés comme l’humusation – la transformation des corps en humus par des micro-organismes azotés – ou l’aquamation – la décomposition du corps par l’eau –, la mainmise des grands groupes ne laisse pas beaucoup de marge aux initiatives.
La nature commerciale du secteur ne va pourtant pas de soi. Selon l’un des rares sondages commandés pour les services funéraires de la Ville de Paris, une majorité de Français (53 %) pensaient en 2008 que les pompes funèbres devraient être un « service public sans but lucratif » (4). Commanditaire de cette enquête d’opinion, M. François Michaud Nérard, l’ancien directeur général de ces services (5), explique cette attente par l’évolution des tarifs : « Depuis la libéralisation du marché en 1993, les prix du funéraire ont augmenté de 56 %, soit deux fois et demie plus vite que l’inflation. Dans des villes comme Paris, cette hausse des prix a pu être limitée, car l’existence d’opérateurs publics permet à la collectivité de peser sur le marché. »
Renouer avec une implication citoyenne
L’existence dans de nombreuses villes de structures publiques n’est pas entièrement satisfaisante, car elles adoptent bien souvent les comportements de leurs concurrents privés. Une réponse à la hauteur de l’enjeu serait de renouer avec les ambitions initiales du régime général de la Sécurité sociale et la lettre des Ordonnances du 4 octobre 1945 (lire ci-dessous). Aux quatre branches historiques (maladie, famille, accidents du travail et retraite), une cinquième concernant l’autonomie a été ajoutée en 2021. Pourquoi ne pas en envisager d’autres ?
Dans le champ de la recherche économique, on débat aussi de l’extension de la Sécurité sociale à l’alimentation (6). Des mouvements universitaires ou militants insistent sur le sens des cotisations, qui comportent des droits, et appellent à une implication citoyenne dans la gestion des caisses, suivant l’esprit qui présida à sa création en 1945. Ainsi, une Sécurité sociale couvrant le risque décès, par l’universalisation et l’automatisation des aides existantes et une assistance administrative gratuite aux familles, pourrait atténuer le grand bond dans l’inconnu que vivent bien souvent les proches d’une personne décédée. Une telle structure faciliterait l’abolition de la logique de rentabilité pour les agents funéraires, et redonnerait du sens à leur travail. Le conventionnement des entreprises par les caisses, gérées paritairement par les agents et les familles, permettrait aussi la prise en compte d’autres préoccupations, comme l’écologie. Autant de perspectives de solidarité dans les circonstances les plus funèbres.
(1) Julien Bernard, « La “mission psychologique” des pompes funèbres », Sociologies pratiques, n° 17, Paris, 2008.
(2) « Rapport d’activité 2020 », inspection générale de l’administration, 30 mars 2021.
(3) Albertine Delanpe, La Cendre de tes morts, Éditions de la dernière lettre, Montreuil, 2023.
(4) « Les Français et les obsèques », sondage Ipsos pour la Ville de Paris, juillet 2008.
(5) Auteur de La Révolution de la mort, Vuibert, Paris, 2007.
(6) Laura Petersell et Kévin Certenais, Régime général. Pour une Sécurité sociale de l’alimentation, Riot, Saint-Étienne, 2022 ; cf. également https://securite-sociale-alimentation.org
Des édits de Louis XIV à la loi Sueur
Les premières grandes régulations collectives de la mort à l’échelle nationale remontent à Louis XIV, qui institua par des édits entre 1690 et 1694 des offices de juré-crieur « d’enterrement » dans chaque ville du royaume. Ils furent achetés par des hôpitaux, notamment les hôtels-Dieu qui se médicalisaient, amorçant un recul de la mainmise religieuse. Ces établissements détenaient alors le monopole des pompes funèbres dans les villes. Au XVIII e siècle, l’inégalité devant la mort était spatialisée : chapelles ou cœurs des cimetières pour les personnes fortunées, fosses communes en périphérie pour les autres.
En parallèle, un tournant laïque fut négocié à la fin du XIX e siècle, notamment par les lois de 1881 et 1884 interdisant la création ou l’agrandissement de cimetières confessionnels. Les cimetières devinrent religieusement neutres, et le sont encore aujourd’hui. Sous pression des républicains et surtout des libres-penseurs, la loi du 15 novembre 1887 sur la liberté des funérailles permit à tout majeur ou émancipé de « tester » – de la même étymologie que « testament » –, c’est-à-dire choisir, librement, le caractère civil ou religieux de ses funérailles et le mode de sépulture, reconnaissant par là même le droit à la crémation. En 1904, les inhumations furent laïcisées, et la loi confia le monopole du service extérieur des pompes funèbres aux communes. Mais, si cette laïcisation donnait un degré de liberté aux proches du défunt, elle n’aboutit pas à une réelle socialisation des obsèques.
Dans l’après-guerre, les Ordonnances de 1945 ont institué à l’échelle nationale la couverture collective des risques individuels, avec la mise en place du régime général en 1946. La mort étant le seul risque certain, c’est assez logiquement que l’article 3 du texte portant organisation de la Sécurité sociale naissante confie aux caisses primaires le soin d’assurer la « gestion des risques maladie, maternité et décès ». Plusieurs dispositifs de solidarité furent alors créés, tandis que les autres « risques » firent l’objet de débats et d’évolutions (maladie, maternité, retraite). Rien ne se concrétisa s’agissant des droits liés à la mort. Délaissé, le domaine devint progressivement une cible facile pour le secteur des assurances privées.
Les Pompes funèbres générales (PFG), fondées par Joseph Langlé en 1828, se taillèrent la part du lion en rachetant, afin de diversifier leur offre, les sociétés spécialisées dans le domaine du luxe Roblot et Borniol, ou les entreprises de marbrerie et de production de cercueils. Les PFG occupaient dès lors un quasi-monopole à une époque où le choix de l’entreprise d’obsèques relevait de la compétence des communes. Ces dernières se tournèrent naturellement vers cette chaîne, notamment dans les zones rurales, où les franchisés PFG concurrençaient facilement les très petites entreprises familiales. Signe des temps, dès 1979, l’actionnaire majoritaire de PFG était la Lyonnaise des eaux, aujourd’hui Suez Eau France, qui collectionna les affaires de corruption dans les années 1990. Un mouvement d’entreprises indépendantes – dont Roc Eclerc, créé par M. Michel-Édouard Leclerc, fils d’Édouard Leclerc, fondateur des supermarchés – s’organisa dans les années 1980 pour mettre fin à ce qui était appelé le « monopole communal de PFG ». La loi du 8 janvier 1993 relative à la législation dans le domaine funéraire, dite « loi Sueur » (du nom du sénateur), garantit alors la liberté du choix de l’opérateur pour les familles, invoquant les vertus de la concurrence pour faire baisser les prix. Mais ceux-ci augmentèrent chaque année, actant la victoire du marché sur les aspirations au bien commun.
Commentaires récents