Dans la caté­go­rie « fumeur », je suis clas­sé par­ci­mo­nieux régu­lier. Par­ci­mo­nieux parce qu’une acti­vi­té spor­tive assez grande se conci­lie mal au taba­gisme. Régu­lier car je ne fume que le soir, mais tous les soirs, en géné­ral du tabac clas­sique de Vir­gi­nie ou du tabac à pipe. Bien enten­du, ma consom­ma­tion aug­mente lors des agapes popu­laires, restes d’une époque lycéenne où fumer était per­çu comme un acte dis­si­dent : je fumais alors gou­lû­ment en cachette mes clopes rou­lées, en ver­tu du prin­cipe uni­ver­sel d’Archimec qui dit que tout corps plon­gé dans une situa­tion embar­ras­sante reçoit une pres­sion sociale direc­te­ment pro­por­tion­nelle à la peur d’avoir l’air con. Vers mes 15 ans, je me pre­nais pour Aldous Hux­ley en écou­tant les Doors, me léchais les doigts en me délec­tant de l’histoire d’Al­bert Hof­mann et de son acide lyser­gique absor­bé par mégarde, et me voyait deve­nir Nagual avec la petite fumée de Car­los Cas­ta­ne­da [1].

Caricature de Baudelaire par lui-même se représentant sous l’influence du haschisch, 1844.

Cari­ca­ture de Bau­de­laire par lui-même se repré­sen­tant sous l’influence du haschisch, 1844.

Mais si la ten­dance New Age à pas­ser les portes de la per­cep­tion me sédui­sait, j’ai tou­jours gar­dé un plai­sir plus intel­lec­tuel que sen­suel à éva­luer sur moi les effets de sub­stances psy­cho­tropes. Pour récréa­tive qu’elle fut, ma consom­ma­tion, assez irré­gu­lière, de tels pro­duits était sur­tout moti­vée par l’envie de grap­piller un peu du vécu de gens rap­por­tant illu­mi­na­tions, révé­la­tions ou expé­riences enthéo­gènes (c’est-à-dire qui donnent l’impression de ren­con­trer le « divin »). Res­tait à trou­ver le bary­centre entre la peur inhé­rente aux essais, les contrôles anti-dopage en sport, les occa­sions fai­sant le lar­ron et les cris de dou­leur de mon rachi­tique por­te­feuille – ces den­rées étant, à l’exception notable de nos cham­pêtres psi­lo­cybes, fort coû­teuses.

Par­mi les quelques sub­stances que je fus ame­né à fumer, l’une d’entre elles a été l’objet de ma petite enquête : la ter­rible et tris­te­ment célèbre « peau de banane ».

Fumez la banane par les deux bouts

Si l’adolescence est une période influen­çable, la vie de jeune adulte l’est tout autant. J’en fis l’expérience le 13 juillet 1998, le len­de­main de la finale de la coupe du monde de Foot­ball. J’étais par­ti en Fin­lande avec des amis cou­reurs, et quoique bien peu fans de foot­ball, nous avions pas­sé la nuit à nous faire pas­ser pour des cou­sins ger­mains de Ziné­dine Zidane et d’Emmanuel Petit, et à signer des auto­graphes (véri­dique). Ce soir-là, mon ami de tou­jours, D, nous annon­ça à l’ombre d’un quel­conque sapin que pour nous repo­ser de cette gloire sou­daine d’être cou­sins ger­mains de Liza­ra­zu, rien ne vau­drait… un petit joint à la banane. « Bien sûr », clai­ron­na-t-il, « car la fibre de banane déclenche un effet proche de celui du can­na­bis ! »

 

Source : Straight dope

Devant cette hypo­thèse fich­tre­ment fumeuse, alors que nous nous don­nions conte­nance en rif­fou­gnant bête­ment, D s’empara des quelques peaux à notre dis­po­si­tion et en un éclair racla quelques fibres des fonds de banane. Puis, à notre plus grand écœu­re­ment, il amon­ce­la une espèce de mag­ma glai­reux piqué de tabac dans deux feuilles à rou­ler, et com­men­ça à fumer. C’est anxieux que nous prîmes notre tour dans cette cène, nous pas­sant le spliff d’un air faus­se­ment enten­du, fri­sant l’apoplexie en ten­tant d’inhaler une impro­bable volute mais per­sua­dés de vivre là un moment tota­le­ment mys­tique.

Le résul­tat ne se fit pas attendre, et fut consen­suel : tota­le­ment nul.

Nous refîmes l’expérience avec cette fois les « lanières » de la banane, ima­gi­nant que la sub­stance pré­su­mée effi­cace se logeait peut être plu­tôt dans ces fibres. Le résul­tat fut remar­quable d’un point de vue scien­ti­fique : archi-nul.

D ne s’en remit jamais vrai­ment, et ne fuma désor­mais plus que des Car­pați, ciga­rettes rou­maines qui feraient tous­ser même la dépouille de Serge Gains­bourg (ces ciga­rettes n’existent plus depuis 2010, et c’est pro­ba­ble­ment un bien­fait).

Car­pați : seul·es les braves savent… (mais savent quoi ?)

 

Quant à nous, hilares, nous vouâmes aux gémo­nies D, ses buzz et ses peaux de banane, et j’oubliai cette his­toire pen­dant 8 ans.

… jusqu’à ce jour de mar­di 10 octobre 2006. Sur la défunte liste de dis­cus­sion publique de l’Observatoire zété­tique, le célèbre Erik Maillot signait un entre­fi­let dans lequel est écrit : « Trop fumer de la peau de banane séchée nuit gra­ve­ment à la san­té ». C’en était trop. Les nuages se déchi­rèrent et un halo bleu­té vint du ciel me nim­ber : je décré­tais que l’humanité n’attendrait pas un jour de plus pour savoir si, oui ou non, fumer de la peau de banane recèle de quelques autres pro­prié­tés récréa­tives que le ridi­cule de situa­tion.

Qui dort (banana)dine

Alors ?

De fait, l’humanité n’attendra pas un jour de plus. Elle ne m’a pas atten­due non plus, d’ailleurs. La bana­na­dine est née d’un canu­lar. En mars 1967, le Ber­ke­ley Barb, jour­nal de contre-culture under­ground du cam­pus de Ber­ke­ley, Cali­for­nie, lan­ça la rumeur de l’existence d’une sub­stance conte­nue dans la banane et qui serait aus­si puis­sante que l’opium et la psi­lo­cy­bine.

La rumeur prit dans les médias, et attei­gnit son acmé avec la publi­ca­tion d’une recette d’extraction de Musa Sapien­tum bana­na­dine dans le célèbre livre « The Anar­chist Cook­book » de William Powell, ain­si qu’un article dans le Time Maga­zine puis dans le New York Times [2]. Dès lors, comme quelques années aupa­ra­vant pour les graines d’ipomées, (fleurs com­munes de la famille des convol­vu­la­cées dont les graines ren­ferment un déri­vé d’acide lyser­gique) [3], nombre de gens en mal de trip se ruèrent ache­ter des bananes dans les échoppes. Il fal­lut man­da­ter la Food and Drug Admi­nis­tra­tion pour tran­cher [4]. Et c’est le 19 avril 1967 que la FDA annon­ça, tris­te­ment que bien qu’ayant ache­té 15 kg de bananes et leur ayant fait subir tout ce qui était pres­crit dans les recettes, elle n’est pas par­ve­nue à trou­ver des quan­ti­tés déce­lables d’hallucinogènes connus [5]. Les pelures de banane ne sont donc pas « psy­ché­dé­liques ».

Et six mois plus tard, Boz­zet­ti, Gold­smith & Unger­lei­der closent le dos­sier en publiant dans le Ame­ri­can Jour­nal of Psy­chia­try un article inti­tu­lé « The great bana­na hoax », expli­quant que « The recent prac­tice of smo­king dried bana­na scra­pings to achieve a « psy­che­de­lic expe­rience » led the authors to inves­ti­gate the hal­lu­ci­no­ge­nic pro­per­ties of bana­na­dine, or « mel­low yel­low. » They conclude that the « active ingre­dient » in bana­na­dine is the psy­chic sug­ges­ti­bi­li­ty of the user in the pro­per set­ting. » [6]

Ce qui signi­fie, en avey­ron­nais, que devant la pra­tique récente de fumer de la raclure de banane séchée pour vivre des « expé­riences psy­ché­dé­liques », les auteurs de l’étude furent ame­nés à inves­ti­guer les pro­prié­tés hal­lu­ci­no­gènes de la bana­na­dine, ou mel­low yel­low (jaune suave) et conclurent que le seul ingré­dient actif dans la bana­na­dine est… la sug­ges­ti­bi­li­té psy­cho­lo­gique de l’expérimentateur.

 

FOOD AND DRUG ADMINISTRATION
FOR RELEASE FRIDAY, MAY 26, 1967Was it all a hip­pie hoax ?
A labo­ra­to­ry appa­raus « smo­ked » dried bana­na peels for more than three weeks and never did get high, the Food and Drug Admi­nis­tra­tion repor­ted today.
« The Bureau of Science has made an ana­ly­sis of the smoke obtai­ned from seve­ral recipes for dried bana­na peel and concen­tra­ted bana­na juice, » the FDA said. « There were no detec­table quan­ti­tieg of known hal­lu­ci­no­gens in these mate­rials. »
The FDA began the labo­ra­to­ry test after its Bureau of Drug Abuse Control recei­ved reports that dried scra­pings from bana­na peels were being smo­ked for their hal­lu­ci­no­ge­nic effect.
The FDA’s « smoklng machine » consis­ted of a series of tubes and retorts which trap­ped the smoke. The che­mi­cal com­po­nents of the smoke were exa­mi­ned by ultra­vio­let and infra­red spec­tro­pho­to­me­tric pro­ce­dures. Small amounts of known hal­lu­ci­no­gens were intro­du­ced during some tests to deter­mine wha­ther the sub­stances could be detec­ted in the smoke. The added hal­lu­ci­no­gens were reco­ve­red and iden­ti­fied. But none was found in the tests of bana­na peels alone.Communiqué de la FDA, 26 mai 1967, source : Coun­try Joe Site

 

La bana­na­dine bana­née

L’équipe du Ber­ke­ley Barb, emme­née par le rédac­teur Quill Max, n’a pas inven­tée l’histoire des pelures de banane fumées. D’aucuns pensent qu’ils furent ins­pi­rés par la chan­son de Dono­van Mel­low yel­low, qui disait en sub­stance :

« Elec­tri­cal bana­na is gon­na be a sud­den craze

Elec­tri­cal Bana­na is bound to be the very next phase. »

sauf que pour la petite his­toire Dono­van, lui, avoue avoir pui­sé son ins­pi­ra­tion d’un… vibro­mas­seur en forme de banane, comme quoi la musique folk a des sources sur­pre­nantes [7].

Inter­viewé sur l’affaire des peaux de banane en 2005, le même Dono­van a a lâché à la radio [8] le nom de celui qui aurait réel­le­ment lan­cé la légende urbaine : l’immense Coun­try Joe McDo­nald, chan­teur du groupe Coun­try Joe & the Fish [9]. Dono­van a expli­qué que c’est lors du Rock’n Roll Hall Of Fame à Cle­ve­land en 2000 que Coun­try Joe s’est appro­ché de lui et lui a glis­sé : « Hey, mec, le coup des bananes, en fait c’était moi ».

Coun­try Joe, lui, raconte la Bana­na Affair sur son site, dans une ver­sion un peu dif­fé­rente. Tou­te­fois il pré­cise qu’associant l’essai du joint de banane et un trip pla­nant lors du concert du soir au Kit­si­la­no Theatre [10], ils dis­tri­buèrent dès le len­de­main près de 500 joints à la banane à leur public du Cali­for­nie Hall, à San Fran­cis­co, en leur braillant « It’s bana­na, it gets you high. ». Comme quoi, der­rière leur cara­pace de durs, les rockeurs sont pla­ce­bo-sen­sibles.

En bref, le « canu­lar bana­na­dine » aura duré plus de trente ans. Que les plus navré·es se ras­surent, les peaux contiennent une cer­taine quan­ti­té de typ­to­phane qui, ingé­ré, aug­mente le taux de séro­to­nine et peut entraî­ner des chan­ge­ments d’humeur [11]. Elles contiennent aus­si du toluène. Si vous trou­vez suf­fi­sam­ment de copains copines pour man­ger un ou deux camions de bananes, peut être pour­rez-vous obte­nir l’effet aus­si pla­nant que toxique qu’un sniff de colle à maquette.

 

Richard Mon­voi­sin, octobre 2006

Mer­ci à l’Ob­ser­va­toire zété­tique de me per­mettre de repro­duire cette ver­sion à peine rema­niée de mon article ori­gi­nal. J’ai l’ex­hu­mé lors­qu’un jour­na­liste de Slate m’a deman­dé un coup de main (son article est , mais il n’ap­porte pas beau­coup de choses en plus je trouve).

 

Notes

[1] Pour les curieu·ses, voi­ci la biblio­gra­phie qui accom­pa­gna mes pre­mières ciga­rettes. Exclu­si­ve­ment fran­co-anglaise pour la lit­té­ra­ture : pour les Anglais, Aldous Hux­ley, « Les portes de la per­cep­tion » (1954), et Tho­mas de Quin­cey, « Confes­sions d’un man­geur d’opium » (1822) ; chez les écri­vains fran­çais, notam­ment le club des « Hashi­schins » (de Ner­val, Bau­de­laire) mais aus­si Anto­nin Artaud et Hen­ri Michaux. Je ne décou­vri­rai les écri­vains slaves comme Aguéev ou les amé­ri­cains de la Beat Gene­ra­tion que bien plus tard. Quant à la lit­té­ra­ture Nou­vel-Âge, assez médiocre sur un plan lit­té­raire mais que j’ai lu avec enthou­siasme à l’é­poque, me reviennent pêle-mêle Car­los Cas­ta­ne­da, Sta­nis­las Grof, Timo­thy Lea­ry et quelques autres.

[2] Powell William, « The Anar­chist Cook­book », Ozark Pr, 1970. Une ver­sion en anglais est en ligne ici.

Lou­ria Donald, « Cool Talk About Hot Drugs », The New York Times, 6 août 1967, p. 188 ; et « Trip­ping on Bana­na Peels », Time Maga­zine, 7 avril 1967, p. 52.

[3] Elles sont com­mu­né­ment appe­lées Belles-de-jour (Mor­ning Glo­ry en anglais). Le prin­ci­pal com­po­sant psy­choac­tif en est l’ergine (acide d‑lysergique amide), mais on y trouve de nom­breux autres prin­cipes actifs comme l’isoergine (acide d‑isolysergique).

[4]  Thomp­son F., « Recent­ly Laun­ched U. S. Food and Drug Admi­nis­tra­tion Inves­ti­ga­tion of Bana­na Peel Smo­king », Congres­sio­nal Record, 19 avril 1967, p. h4363.

[5] « We took thir­ty pounds of bana­nas into the lab, cooked, scra­ped, and did eve­ry­thing else to them that the under­ground papers told us to do. But it was a put-on. » Pro­pos d’un des auteurs, cité par John McMil­lan, « Elec­tri­cal bana­nas, an epis­te­mo­lo­gi­cal inqui­ry into the great bana­na hoax of 1967 », The Belie­ver, juin-juillet 2005, dis­po­nible ici.

[6] Louis J. R. Boz­zet­ti Louis, Ste­phen Gold­smith et Tho­mas J. Unger­lei­der, « The Great Bana­na Hoax », Ame­ri­can Jour­nal of Psy­chia­try 124:678–679, novembre 1967.

[7] Il faut dire que Dono­van fut un des pro­mo­teurs de la Médi­ta­tion trans­cen­dan­tale de Maha­ri­shi (avec les Beatles, mais aus­si Clint East­wood ou David Lynch. Je l’ai déjà racon­té ici). Ça doit aider.

[8] Octobre 2005, dans le pro­gramme « Fresh Air » de la Natio­nal Public Radio.

[9] Si vous avez vu le docu­men­taire Wood­stock 69, c’est Coun­try Joe qui chante la Viet­nam Song. Refrain :

« And its 1,2,3 what are we figh­tin for ?

Don’t ask me I don’t give a dam, the next stop is Viet­nam,

And its 5,6,7 open up the pear­ly gates.

Well there ain’t no time to won­der why…

WHOPEE we’re all gun­na die. »

[10] Pour les puristes : ce soir-là, Coun­try Joe & the Fish sont res­tés « blo­qués » 45 minutes sur la chan­son Not So Sweet Mar­tha Lor­raine. Pour une ver­sion scé­nique de cette chan­son, ci-des­sous.

[11] Lire sur ce sujet P. D. Lea­th­wood, et P. Pol­let, « Diet-indu­ced mood changes in nor­mal popu­la­tions », J. Psy­chiat. Res., 1982, 17(2), p. 147–154 et E. L. Sai­nio, K. Pulk­ki et S. N. Young, « L‑Tryptophan : bio­che­mi­cal, nutri­tio­nal and phar­ma­co­lo­gi­cal aspects », Ami­no Acids, 1996, 10, pp. 21–47.

2 réponses

  1. Alinta dit :

    Je ne peux m’empêcher de men­tion­ner en com­plé­ment les tuto­riels vidéos pour fabri­quer à par­tir d’une banane, une pipe à can­na­bis (ou autre d’ailleurs, mais visi­ble­ment le bana­na spliff a dû pas­ser par là).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *