Voi­là, c’est tout frais, ça date d’hier, c’est dans l’Ex­press du 17 jan­vier 2024. J’ai pas­sé un peu de temps avec le jour­na­liste pour dégros­sir le sujet, du fait d’a­voir com­mis un petit livre sur les més­usages du quan­tique (ici). Avec des bouts de mes col­lègues Alice Van Hel­den, Romy Sau­vayre, Jéré­my Attard, Julien Bro­boff et Etienne Klein.

De Schrödinger à… Guerlain : le quantique, une science mal comprise
Antoine Beau

Bâtie par Schrö­din­ger, Bohr ou encore Born au début du XXe siècle, la phy­sique quan­tique décrit les com­por­te­ments des plus petites par­ti­cules de la matière, comme les élec­trons ou les pho­tons.

 

Cela devait être l’événement. En ce début d’année, les équipes de Guer­lain peau­finent leur plan de com­mu­ni­ca­tion. Le géant fran­çais des cos­mé­tiques doit lan­cer une nou­velle crème, Orchi­dée Impé­riale Gold Nobile. 50 mil­li­litres, 650 euros. La firme aurait réus­si l’exploit de mettre en fla­con une « tech­no­lo­gie quan­tique », basée sur de la « lumière quan­tique ». Avec ça, « réju­vé­na­tion de la peau » garan­tie. A ce prix-là, c’est presque gra­tuit. Dès son lan­ce­ment, le 4 jan­vier, la cam­pagne publi­ci­taire fait grand bruit. Des fans approuvent, mais beau­coup de scien­ti­fiques se montrent scep­tiques. Dans les milieux savants, on ponc­tue par­fois les pro­pos aber­rants d’un très sérieux : « C’est quan­tique. » L’idée : moquer les pro­fanes qui tentent d’assaisonner leurs salades avec des termes scien­ti­fiques. « C’est quan­tique », disent-ils à pro­pos de la crème sur les réseaux sociaux. La for­mule devient virale. Guer­lain retire le terme.

Pour se jus­ti­fier, la firme s’est fen­due d’un com­mu­ni­qué expli­quant qu’elle s’était appuyée sur de véri­tables « avan­cées » en « bio­lo­gie quan­tique », en col­la­bo­ra­tion avec une uni­ver­si­té polo­naise (rec­ti­fi­ca­tion sug­gé­rée par un aimable inter­naute : cette uni­ver­si­té est tchèque). Celle-ci confirme : elle tra­vaille bien avec Guer­lain. Hélas, pas de crème quan­tique. Et pour cause : « Les phé­no­mènes quan­tiques ne se voient que dans l’infiniment petit », peste le phy­si­cien (et chro­ni­queur à L’Express) Étienne Klein. Lui aus­si y est allé de son com­men­taire aga­cé sur X (ex-Twit­ter).


L’affaire n’est pas ano­dine : Guer­lain a une cer­taine aura, et les scien­ti­fiques y voient une bana­li­sa­tion des dis­cours pseu­dos­cien­ti­fiques, de plus en plus visibles sur les réseaux sociaux et dans les son­dages. « Qu’une grande entre­prise reprenne les argu­men­taires fal­la­cieux autour du quan­tique, bon gré, mal gré, c’est que la vul­ga­ri­sa­tion a échoué. Elle a fait connaître le mot mais pas ce qu’il désigne », se désole Étienne Klein.

120 ans de mys­tères et de para­doxes


Bâtie par Schrö­din­ger, Bohr ou encore Born au début du XXe siècle, la phy­sique quan­tique décrit les com­por­te­ments des plus petites par­ti­cules de la matière, comme les élec­trons ou les pho­tons. « A cette échelle, les corps peuvent aus­si, et en même temps, se com­por­ter comme des ondes, un para­doxe pour nos sens qui ne per­çoivent que l’un ou l’autre », détaille Julien Bobroff, phy­si­cien et auteur de vul­ga­ri­sa­tion. Cela leur confère d’étonnantes pro­prié­tés, par­fois contra­dic­toires.

Ces notions, comme la « super­po­si­tion d’état » ou « l’intrication » ont ébran­lé les scien­ti­fiques de l’époque et conti­nuent d’intriguer les esprits les plus brillants de notre temps. Mais jusqu’aux années 1980, les phy­si­ciens se sont sur­tout concen­trés sur les cal­culs qui découlent de ces obser­va­tions. Ils sont éton­nam­ment faciles et pré­cis – l’informatique, l’imagerie médi­cale ou encore le nucléaire reposent des­sus. Sans vrai­ment se pré­oc­cu­per du « pour­quoi ». Résul­tat : des dizaines d’interprétations des para­doxes quan­tiques coha­bitent. Aucune n’est satis­fai­sante.

Ce flou fas­cine : « Les axiomes quan­tiques sont par­ti­cu­liè­re­ment com­plexes et créent d’importants pro­blèmes concep­tuels. C’est autant de brèches dans les­quelles s’engouffrent fan­tasmes et pseu­dos­ciences », résume Jéré­my Attard, phy­si­cien et cher­cheur en phi­lo­so­phie. La faute aux savants eux-mêmes : Schrö­din­ger, à qui on doit la « fonc­tion d’onde », une des prin­ci­pales équa­tions, disait aus­si que l’univers avait une conscience. Son fameux chat mi-vivant, mi-mort, si facile à rete­nir, donne aus­si l’impression que le vivant est quan­tique.


Ces mys­tères ont mieux infu­sé que la théo­rie en elle-même. D’autant plus que les conte­nus « mys­ti­co-quan­tiques » n’ont pas atten­du le mar­ke­ting de luxe pour faire flo­rès. Comme cette vidéo de « média­tion quan­tique », idéale pour « repro­gram­mer l’inconscient ». Où ces cap­sules aux dizaines de mil­liers de vues sur Tik­Tok où les uti­li­sa­teurs décrivent leurs « sauts quan­tiques », une sorte d’épiphanie. Autant de concepts dévoyés, mais bien plus allé­chants et ins­pi­rants que les inter­mi­nables « cal­culs de paquets d’énergie » ou les très peu digestes « inéga­li­tés de Bell ».


Faux remèdes, vraies dérives


A écou­ter ses apôtres, « la quan­tique » aurait de quoi gué­rir toutes les mala­dies. Une croyance New Age qui germe dans les années 1960, fruit des ren­contres entre les hip­pies et les étu­diants en phy­sique, alors que la phy­sique quan­tique com­mence à se démo­cra­ti­ser. Elle sera ensuite engrais­sée par un best-sel­ler, Le Corps quan­tique (1989). Repre­nant une par­tie des thèses d’un phy­si­cien, Fritz-Albert Popp, l’endocrinologue indo-amé­ri­cain Dee­pak Cho­pra y affirme que nous sommes des êtres quan­tiques. Une absur­di­té. L’intéressé recon­naî­tra qu’il y voyait seule­ment une « méta­phore ».


Qu’importe, ces idées per­durent. Elles trouvent un nou­veau souffle avec le regain d’intérêt pour les thé­ra­pies alter­na­tives. Il y a quelques années, Joël, com­mer­cial à la retraite ins­tal­lé dans le sud de la France, entend par­ler d’un thé­ra­peute capable d’augmenter « ses fré­quences vibra­toires » jusqu’à tra­ver­ser la matière. Il lui fait part de ses pro­blèmes de foie, s’installe sous ses mains, et gué­rit, dit-il. Bou­le­ver­sé, le sep­tua­gé­naire se met à pra­ti­quer à son tour. Il lit Dee­pak Cho­pra, Richard Gor­don, Nadine Schus­ter. Au plus fort de son acti­vi­té, il rece­vait une dizaine de clients par mois.

Magné­tisme, méde­cine chi­noise, homéo­pa­thie… Tout s’explique, grâce au quan­tique. Les per­son­nages comme Phi­lippe Bobo­la en sont convain­cus. Bio­lo­giste, phy­si­cien, anthro­po­logue et psy­cha­na­lyste (sic), il ne pro­meut rien de moins qu’un « grand réveil quan­tique ». D’autres construisent des machines pour réta­blir « les fré­quences ». Les petites annoncent pul­lulent. Vu sur le site de BFMTV (!) : appa­reil de « bio­ré­so­nance » et de « bio­feed­back ». 25000 euros. En deux clics, Claude-Jean Lapo­stat, son inven­teur, « resyn­chro­nise » les organes.

A quoi bon s’encombrer d’un tel atti­rail ? L’entreprise suisse 90.10 pro­pose beau­coup mieux : conver­tir à dis­tance n’importe quel lit en télé­por­teur d’énergie pour seule­ment 2 500 dol­lars. Un ser­vice adou­bé par les lea­ders des réseaux QAnon, ces groupes pro-Trump qui voient des com­plots par­tout. Ils détournent là le très sérieux concept de « télé­por­ta­tion quan­tique » : deux par­ti­cules peuvent voir leur état évo­luer conjoin­te­ment sans lien phy­sique appa­rent, un des fameux para­doxes quan­tiques.


Le sédui­sant piège du mys­ti­co-quan­tique

De plus en plus de Fran­çais croient à ces pseu­do-soins quan­tiques. Si bien que l’Ordre des méde­cins a dû rap­pe­ler, dans un rap­port sur les dérives des soins non conven­tion­nels publié en juin 2023, que ces « thé­ra­pies » sont « non recon­nues et non vali­dées scien­ti­fi­que­ment ». Qui plus est, émettre un diag­nos­tic ou pro­po­ser des trai­te­ments est illé­gal pour les non-méde­cins, sou­ligne l’organisme. Le risque ? Éloi­gner les malades des solu­tions éprou­vées.

Cer­tains pro­fils éso­té­riques inquiètent tout par­ti­cu­liè­re­ment : c’est le cas de Yan­nick Véri­té, 94 000 abon­nés sur You­Tube et une quin­zaine de signa­le­ments à la Mivi­ludes, la mis­sion inter­mi­nis­té­rielle de lutte contre les dérives sec­taires. Yan­nick Véri­té a fon­dé l’Ecole fran­çaise de bio­éner­gie quan­tique. Un centre de for­ma­tion éso­té­rique à 10 000 euros le stage, à l’issue duquel ses dis­ciples sont ame­nés à convo­quer « leur double quan­tique », pour accé­der à son « intel­li­gence innée » et libé­rer son « véri­table poten­tiel ».

Pour les plus radi­caux, la phy­sique quan­tique, en fai­sant tom­ber cer­tains dogmes théo­riques, for­ce­rait à tout remettre en ques­tion. Le monde ne serait qu’une vaste illu­sion, une mas­ca­rade. Une rhé­to­rique dan­ge­reuse : elle par­ti­cipe à défaire le libre arbitre. Si on ne peut plus être sûr de rien, com­ment mener sa vie à bien ? Du pain bénit pour les mani­pu­la­teurs et les gou­rous. Reste que si on ne sait pas bien com­ment faire coexis­ter les règles de l’infiniment petit avec les nôtres, votre numé­ro de L’Express ne s’est pas pour autant trans­for­mé en onde.


Que pen­ser, tout de même, de cette per­tur­bante « réduc­tion » de la matière, au moment où on l’observe ? Peut-on chan­ger la réa­li­té par la pen­sée, comme l’affirme le docu­men­taire What the Bleep Do We Know (« Que sait-on vrai­ment de la réa­li­té », 2004), popu­laire mais fer­tile en contre-véri­tés ? « En réa­li­té, les par­ti­cules sont comme elles sont, mais on n’accède pas à tous leurs états en même temps », rec­ti­fie Richard Mon­voi­sin, didac­ti­cien et auteur de Quan­tox : Més­usages idéo­lo­giques de la méca­nique quan­tique. En cause : des inter­fé­rences, appe­lées « déco­hé­rences », connues aux Fran­çais Alain Aspect et Serge Haroche.

Des revues naïves et des intel­lec­tuels qui dérapent Doc­to­rant en phi­lo­so­phie à l’université de Namur, en Bel­gique, Alice Van Hel­den traque les allu­sions abu­sives. Cette spé­cia­liste de l’analyse des inter­pré­ta­tions quan­tiques en trouve par­tout : dans les médias, où le ton est sou­vent trop mys­tique, et les mots mal employés. Dans les expo­si­tions, aus­si : « Une fois, j’y ai lu que l’eau gar­de­rait en mémoire des infor­ma­tions, à cause de la dua­li­té onde/particule. Une remise au goût du jour quan­tique des thèses de Jacques Ben­ve­niste pour­tant maintes fois réfu­tées depuis 1988″. Et même dans les revues scien­ti­fiques les plus répu­tées.

Pour don­ner du cré­dit à leurs résul­tats ou atti­rer l’attention, il arrive que les cher­cheurs eux-mêmes se laissent aller à qua­li­fier de « quan­tique » ce qu’ils décrivent, quand bien même cela n’a pas de rap­port. Ain­si, peut-on lire dans Ame­ri­can Psy­cho­lo­gist (2018), jour­nal de psy­cho­lo­gie le plus influent, que le para­nor­mal pour­rait s’expliquer par le quan­tique. Une théo­rie récur­rente dans le milieu, qui résulte, encore, d’une mau­vaise com­pré­hen­sion de ces phé­no­mènes. En 2014, une étude parue dans PNAS défrayait déjà la chro­nique, en pro­met­tant de révé­ler la « nature quan­tique des juge­ments humains ».

A chaque fois qu’elle tombe sur ces men­tions, Alice Van Hel­den envoie une note aux res­pon­sables. « Ce n’est pas parce que c’est para­doxal, ou bien qu’il y a des incon­nus, que c’est quan­tique. On veut voir des res­sem­blances là où il n’y en a pas », cor­rige-t-elle, entre deux confé­rences sur ces pré­sup­po­sés erro­nés. Atten­tion, ter­rain miné : « Faire des allé­go­ries de ce type donne, sou­vent à tort, l’impression qu’on parle de quelque chose d’important, qu’on est allé à la ren­contre de la sub­stan­ti­fique moelle du réel », abonde la socio­logue des croyances Romy Sau­vayre.


Sur
Face­book, un groupe com­pile les déra­pages. Son nom reprend le gim­mick « C’est quan­tique ». Épin­glés : Guer­lain, Novak Djo­ko­vic, Luc Mon­ta­gnier prix Nobel covi­do-scep­tique, Pierre Rabhi et son tout-vibra­toire. Michel Onfray aus­si. « Le réchauf­fe­ment cli­ma­tique sup­pose une orga­ni­sa­tion du cos­mos dont nous ne connais­sons pas le détail […] La phy­sique quan­tique nous dit ‘soyons plus modeste nous ne savons pas tout’ […] C’est pas juste qu’on tire trop la chasse d’eau, c’est aus­si des inter­ac­tions (..) dans une confi­gu­ra­tion impen­sable avec les autres uni­vers », s’empêtrait le phi­lo­sophe en 2020. N’est pas phy­si­cien qui veut.

 

2 réponses

  1. Ben dit :

    Bon­soir,

    Mer­ci pour cet article, je me per­mets de signa­ler une petite erreur, me semble-t-il. Guer­lain a tra­vaillé avec une uni­ver­si­té tchèque, pas polo­naise.
    Des salu­ta­tions quan­tiques.

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