En biologie, on considère que le taxon invertébrés n’est pas valide, parce qu’on ne définit pas les espèces par quelque chose qui leur manque (idem pour anoures, sans queue, ou apodidés, sans pieds, par exemple). Bizarrement, ça ne se gêne pas grand monde d’utiliser « sans papiers », à propos des gens qui vivent ici, souvent travaillent ici, mais n’ont pas de carte de séjour. Devrait-on logiquement avoir à se définir par l’absence de quelque chose, surtout un torche-cul administratif national d’un autre âge ? Le genre de paperasse qui paraît désuet, dans un monde qu’on est nombreu·ses à rêver sans frontières, la Corrèze main dans la main avec le Zambèze. Le genre de paperasse qui paraît stupide, quand on baigne dans une mondialisation des commerces, des services et des virus. Le genre de paperasse qui paraît dangereuse à toute personne qui a encore un peu d’histoire en tête, des carnets anthropométriques de 1912 obligatoires pour les nomades, jusqu’aux documents juifs de la rafle du Vel d’hiv en 1942.

Carnet anthropométrique – Musée national de l’histoire de l’immigration
Mais l’administration française et une certaine frange de la population, considèrent les migrant·es en situation irrégulière comme des dangers : ils seraient responsables de la fin de la cohésion sociale, elles voleraient les poules, elles feraient tourner le lait et ils grossiraient les rangs des djihadistes du sabre. Pourtant, sur ce point, les faits sont formels : les auteurs des attentats terroristes de janvier 2015 ne comptent aucun migrant. Ah si, un : c’est un brave travailleur (cotisant, donc) qui a sauvé des clients de l’Hyper Cacher.
Ça, à la rigueur, c’est un bon migrant. On a dû le régulariser assez rapidement, devant les caméras. Alors les honnêtes gens et la Police pourchasse le clandestin, comme on pourchassait à la fourche les enfants fugueurs des maisons de correction de Belle-île-en-Mer, avec une promesse de 20 francs pour chaque enfant ramené (1). Pour une version 2020 de la chanson de Prévert à ce sujet, je propose « Voyou ! Voleur ! Gouape ! C’est la meute des honnêtes gens. Qui fait la chasse au sans pap ».
Et
N’empêche, ces gens, qui sont mes frères et mes sœurs, les vôtres aussi, qui pourraient être moi si je voulais bouger d’un pays pauvre, merdique ou dangereux, ces « sans pap » donc, ont décidé de marcher, longtemps, dans la longue tradition des marches de protestation, comme la marche sur Washington en 1964 (où Martin Luther King a parlé de son rêve), ou comme la marche des Beurs quand j’étais petit, en 1983. Et plusieurs dizaines de milliers de gens ont convergé vers Paris (trajet ici), pendant 27 jours, en dépit des durillons et des cors au pied. Samedi dernier, 17 octobre 2020, tout le monde est arrivé à Paris, logique, pour réclamer plus de droits dans la capitale du pays épicentre des droits humains.
Sauf que personne ne les a entendu. Médiapart a dû se faire un peu tirer l’oreille, pour en parler, mais le reste de la presse s’est tue, concentrée sur le meurtre de l’enseignant Samuel Paty.
Moi j’aurais pu incriminer la flemme, le SRAS cov2 ou un œil de perdrix à l’orteil, ou un cor sain dans un soulier sain, pour ne pas marcher, mais non. Si je n’ai pas marché, c’est plus simple encore : je n’étais pas au courant. Et si je n’ai pas applaudi à l’arrivée des 60 000 selon Mediapart, c’est que je n’étais pas au courant non plus. Je flotterai confit dans mon jus d’ignorance crasse si je n’avais pas une taupe qui m’avait informé, loué soit son nom que je garde secret. Et il est probable que je n’applaudisse jamais aux résultats concrets de cette marche car je lis dans ma boule de cristal que le Gouvernement Macron n’en a strictement, clairement, bonnement rien à carrer. Le sans pap, il faut s’en méfier. Le philosophe grolandais Michel Sardouille le chantait d’ailleurs de manière éloquente, dans son texte poignant « Sans papier cul » qui m’a inspiré le titre de cet article (ici, à la 35ème seconde).
Alors un conseil, les sans pap : sauvez un gamin qui va tomber d’un balcon, par exemple ou immolez-vous, ou bien versez-vous des nouilles dans le slip, ou je sais pas… décapitez un prof qui parle de la liberté d’expression (au hasard, pas moi).
Votre souffrance est comme celle des poissons péchés : on croit qu’elle n’existe pas parce qu’on ne l’entend pas.
(1) Le sujet des bagnes pour enfants a été revivifié lors de la relecture que j’avais faite de « La domination adulte, l’oppression des mineurs » (2015), de mon copain Yves Bonnardel. Pour rappel, la colonie pénitentiaires pour mineurs de Belle-Île-en-Mer avait vu une révolte des enfants en 1934, après le passage à tabac d’un gamin par des moniteurs, parce qu’il avait mordu dans un morceau de fromage avant de manger sa soupe. Alors une centaine de gosses s’étaient rebellés et enfui, et la population avait été appelée en renfort pour les rechercher.
Sur ce sujet je vous recommande trois œuvres :
- Le film La fleur de l’âge, de Prévert et Carné, c’est pas long à regarder, car le film n’existe pas.
- Le film La révolte des enfants, de Gérard Poitou-Weber (1992)
- L’émission 1934. La révolte des enfants du bagne de Belle-Île, par l’équipe de Stéphanie Duncan, dans Autant en emporte l’histoire, sur France Inter (diffusée le 1er mars 2020). J’avais une autre émission en stock mais je ne la retrouve plus, je chercherai dans mes archives.
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