Avec Nico­las Pin­sault, nous avons fait l’é­di­to de Kiné Scien­ti­fique ce mois d’oc­tobre. Il est dis­po­nible ici, ou ci-des­sous.

Prêter main-forte à notre imaginaire

Kiné­si­thér Scient 2023,0657:01

Pho­to offerte par Marie-Laure Laurent de la fila­ture de laine du Val­gau­de­mar

La théo­rie des cadres rela­tion­nels est un modèle assez récent expli­ca­tif du déve­lop­pe­ment du lan­gage et de la cog­ni­tion très pri­sé chez les psy­cho­logues cli­ni­ciens. Pour le dire sim­ple­ment, le lan­gage repose sur notre capa­ci­té, spé­ci­fi­que­ment humaine, à éta­blir des rela­tions lan­ga­gières d’ordre sym­bo­lique entre les choses qui com­posent notre envi­ron­ne­ment, phy­sique ou men­tal. Le sens que l’on donne aux mots est char­gé de sym­boles et d’émotions apprises socia­le­ment.

En repé­rant ces émo­tions, les valeurs asso­ciées, et leurs consé­quences plus ou moins heu­reuses sur notre envi­ron­ne­ment, on par­vient à résoudre des pro­blèmes, à ne plus lut­ter en vain contre ses émo­tions, pen­sées ou sen­sa­tions, à déve­lop­per des moti­va­tions com­plexes même vers des sources loin­taines, concep­tuelles ou ima­gi­naires, et à choi­sir nos com­por­te­ments avec plus de liber­té.

Les réseaux sym­bo­liques qui se forment dans notre tête non seule­ment impactent nos façons d’appréhender le monde, mais agissent sur nous au point de gui­der cer­tains de nos actes. Il n’est pas envi­sa­geable d’attendre que tous les patients sous­crivent aux mêmes sym­boles, ni aux mêmes valeurs, bien enten­du, et comme dit le slo­gan, chez le kiné, « venez comme vous êtes ». Mais il n’est plus à démon­trer qu’il y a des sym­bo­liques bien délé­tères, et des valeurs sous-jacentes puni­tives, voire mor­ti­fères. L’idée, antique par excel­lence, d’une mala­die ou une patho­lo­gie comme mes­sage d’une enti­té sur­na­tu­relle ou un dieu pour nous châ­tier, nous mettre à l’épreuve, ou nous trans­mettre un mes­sage par exemple, est une croyance apprise, lar­ge­ment dif­fu­sée socia­le­ment aujourd’hui qui repose sur ce qu’on appelle par­fois le « biais du monde juste » (just world biais) : comme on trouve injuste le fait d’être malade, on essaye d’y gref­fer une inten­tion­na­li­té qui nous échappe, et qui vient remettre un peu de jus­tice dans l’équation. En gros, si je suis malade, c’est que je l’ai bien méri­té, ou si je suis souf­frant, c’est un signe que m’envoie Dieu (lequel ?) pour que je change ma façon de vivre. Il arrive éga­le­ment qu’on véhi­cule une sym­bo­lique par le biais des mots que nous uti­li­sons. Voyez un peu comme lorsqu’on change un mot, on peut chan­ger les valeurs asso­ciées : lorsqu’on paye des charges par exemple, c’est lourd, une charge, dou­lou­reux, pénible et contrai­gnant. En revanche, quand on règle ses coti­sa­tions, ce n’est plus la même chose, c’est du salaire dif­fé­ré, ça ouvre des droits. Le pre­mier mot contient un mes­sage indi­vi­dua­liste capi­ta­liste lucra­tif (toute sous­trac­tion d’argent est à condam­ner), le second porte les valeurs d’une pro­tec­tion socia­li­sée, de la Sécu de 1945, du col­lec­tif.

Notez bien que les sym­boles n’influencent pas seule­ment les patients. Pre­nez un pro­fes­sion­nel pour qui la pré­ven­tion est le maître-mot. Il mar­tèle à son patient qu’il faut man­ger mieux, fumer moins, ou faire plus d’activité phy­sique, mais son patient, lui conti­nue l’un ou l’autre des com­por­te­ments, parce que la balance bénéfices/désagréments lui convient. Concluant que si le patient est souf­frant, c’est de sa propre faute, et qu’il ne fait pas d’efforts, il arrive que le pro­fes­sion­nel soit ame­né à infan­ti­li­ser, moins bien soi­gner, devienne coer­ci­tif, voire en vienne car­ré­ment à le châ­tier : ça s’est par­fois vu chez des phar­ma­ciens qui refusent de dis­tri­buer des Ste­ri­box® ou des pro­duits de sub­sti­tu­tion, ou chez des méde­cins ou sage-femmes qui infli­geaient des mesures de rétor­sion aux femmes venant avor­ter – par­tant du prin­cipe que si IVG, alors il y a eu faute aupa­ra­vant, faute qu’il faut châ­tier en dur­cis­sant l’intervention et en fai­sant souf­frir, avec ce leit­mo­tiv ancien de la dou­leur rédemp­trice.

En résu­mé, en cher­chant à repé­rer ce qui compte pour la per­sonne, pro­fes­sion­nelle ou patiente, et en uti­li­sant un lan­gage qui convoque ces élé­ments, on a bien plus de chances de déclen­cher la moti­va­tion pour agir. Ce qui nous amène à la ques­tion sui­vante : quels sont les sym­boles, et les valeurs asso­ciées (posi­tives comme néga­tives), dont les kinés se servent, et pour­rait-on envi­sa­ger d’en créer de nou­veaux ou d’en res­sus­ci­ter quelques-uns ?

À vue de nez, les kiné­si­thé­ra­peutes ont un nombre de sym­boles ou de pro­ces­sus rituels assez limi­té.

Quoique non spé­ci­fiques kiné, les soi­rées d’intégration dès l’entrée en étude com­posent un rituel dif­fi­ci­le­ment contour­nable. Élé­ment posi­tif, c’est sen­sé créer un esprit de groupe, une forme de confra­ter­ni­té théo­ri­que­ment utile en termes d’entraide entre étu­diants pen­dant leurs études, puis au-delà, dans leur vie pro­fes­sion­nelle. Mais c’est aus­si sou­vent le lieu de vio­lences sexuelles et sexistes, d’humiliations ou de pro­cé­dés dégra­dants, le mot inté­gra­tion cachant mal les mots bap­tême de béjaune, usi­nage, depo­si­to ou, dans sa ver­sion plus récente, bizu­tage qui a une défi­ni­tion légale : « Le fait pour une per­sonne, d’a­me­ner autrui, contre son gré ou non (donc même dans le cas du consen­te­ment de la per­sonne !), à subir ou à com­mettre des actes humi­liants ou dégra­dants lors de mani­fes­ta­tions, ou de réunions liées aux milieux sco­laires et socio-édu­ca­tifs. » [1]. Le pre­mier rituel kiné peut valoir 6 mois de pri­son et 7 500 euros d’a­mende, peines dou­blées si la vic­time était une per­sonne fra­gile phy­si­que­ment et men­ta­le­ment.

Nous ne trou­vons pas dif­fi­cile d’imaginer des inté­gra­tions qui attisent des valeurs de coopé­ra­tion et d’entraide, sans pour autant embar­quer avec elles ces bizu­tages que même le Moyen-Âge tar­dif fran­çais condam­nait [2].

Cher­chons ailleurs

Incon­tour­nable, la main, dans nos réfé­rences sym­bo­liques, à tel point qu’on pour­rait se deman­der si un impé­trant kiné man­chot pour­rait être diplô­mé. Seule­ment, la main n’est pas un sym­bole spé­ci­fique à notre métier : s’en sont empa­rés tous les thé­ra­peutes manuels, mais aus­si un cer­tain nombre de reli­gions, avec la Ham­sa, main de Myriam, la Kham­sa, la main de Fâti­ma, les mudrā hidouistes et boud­dhistes, la main Ahim­sa jaï­niste… En héral­dique, une main ouverte signi­fie la confiance, une main fer­mée, le secret, le poing ser­ré la pos­ture révo­lu­tion­naire, et les deux mains en coupe signi­fient la pro­tec­tion, comme dans cer­tains logos liés au recy­clage. Autant dire qu’il n’y a guère de domaines où la main humaine ne met pas les pieds. La sym­bo­lique manuelle ren­voie en outre irré­mé­dia­ble­ment à la tech­nique du mas­sage, asso­ciée à notre pro­fes­sion jusque dans son nom en France, celui de mas­seur-kiné­si­thé­ra­peute. Beau­coup vou­draient s’en défaire compte tenu de l’évolution de notre pro­fes­sion, mais reste encore à savoir pour quel inti­tu­lé : kiné­si­thé­ra­peute ? Phy­sio­thé­ra­peute ?

Étu­diants comme pro­fes­sion­nels peuvent user d’une sym­bo­lique ves­ti­men­taire : la sacro-sainte blouse blanche. Mais, d’une part nous n’en avons pas l’exclusivité, d’autre part elle repose sur un argu­ment d’autorité un peu dis­cu­table. Sans comp­ter les « cou­leurs » d’encart nomi­na­tif, hété­ro­gènes en fonc­tion des éta­blis­se­ments (à Gre­noble par exemple, rouge pour les méde­cins, vert pour les para­mé­di­caux et bleu pour les aides-soi­gnants), qui entre­tiennent une hié­rar­chie entre les pro­fes­sions. Il semble que ce soit moins les patients que les pro­fes­sion­nels eux-mêmes qui réclament cela. L’unique rai­son ? Le main­tien d’une franche hié­rar­chie. Dans un modèle cen­tré-patient, basé sur la col­la­bo­ra­tion de l’ensemble des acteurs du soins, ce type de sym­bole risque d’être contre-pro­duc­tif pour faire évo­luer les men­ta­li­tés.

Autre sym­bole visible de notre pro­fes­sion : le cadu­cée des kinés, sym­bole par excel­lence ! Enfin un rocher stable dans cette mer agi­tée ? Non. Il fau­drait déjà sur­vivre au vif débat, oppo­sant ceux qui rangent le cadu­cée dans la caté­go­rie des cadu­cées médi­caux, et ceux qui le placent dans celle des cadu­cées com­mer­ciaux.

Pour rap­pel, le cadu­cée médi­cal « de base », pro­prié­té d’Apollon aurait été don­né à Asclépios/ Escu­lape, dieu de la méde­cine, avec une seule cou­leuvre enrou­lée tête vers le haut sur un bâton-mas­sue (fig. 1A) auquel on a récem­ment ajou­té un miroir pour repré­sen­ter la pru­dence. Le cadu­cée com­mer­cial, lui, a la même ori­gine apol­lo­nienne non plus don­né mais échan­gé cette fois avec Her­mès, contre sa lyre. Il est repré­sen­té par 2 cou­leuvres enrou­lées autour du bâton-mas­sue qui porte éga­le­ment des ailes, pour sym­bo­li­ser le voyage et le com­merce (fig 1B).

Depuis 2006, c’est le logo pro­fes­sion­nel (fig. 1C) qui a pris le pas dans l’affichage sym­bo­lique de la pro­fes­sion. Il n’est pas très clair s’il s’agit tou­jours du bâton d’olivier, d’une cou­leuvre, du miroir, ou si l’idée est de sché­ma­ti­ser un indi­vi­du lors d’une acti­vi­té dyna­mique sans lien avec les attri­buts anciens, mais ce qui est sûr, c’est que les ailes ont dis­pa­ru, et des mains sont appa­rues.

Avons-nous une devise ? Aux États-Unis, on trouve par­fois des « mot­tos », des slo­gans, reven­di­quées par des ins­ti­tu­tions : « Res­to­ring Strength, One Step at a Time », « Caring is Our Pas­sion », « A Touch of Care » ou « Get Well, Move Well » (Il y en a une palan­quée ici : https://thebrandboy.com/slogans-on-physical-therapy/).

En France, on a recy­clé des pro­verbes médi­caux mais qui ne sont pas propres à la kiné. Même notre déon­to­lo­gie a pour l’essentielle été reprise de la méde­cine. Pour­tant nous avons des par­ti­cu­la­ri­tés, qui s’expriment ici et là, au décours des révi­sions du code. Nous avons sub­ti­li­sé aux méde­cins cer­tains adages du type « Pri­mum non nocere » (d’abord ne pas nuire), cher à Hip­po­crate, mais qui ne nous donne pas une réelle iden­ti­té et dont la por­tée éthique reste assez limi­tée.

En France nous n’avons pas la sym­bo­lique du doc­to­rat, contrai­re­ment à d’autres pays ou nos consœurs et confrères sont nom­més Doc­teurs. Ce sym­bole a sans aucun doute des ver­tus d’autorité lais­sant pré­sa­ger des effets contex­tuels sur les patients. Il per­met­trait éga­le­ment de ne plus subir, ou s’inventer une infé­rio­ri­sa­tion devant la caste de nos col­lègues méde­cins, phar­ma­ciens, den­tistes et très bien­tôt sage-femmes.

Ces dif­fé­rentes pro­fes­sions obtiennent leur doc­to­rat au terme de leurs études qui se ter­minent la plu­part du temps par une céré­mo­nie sym­bo­lique, et la tenue d’un ser­ment. Dans beau­coup d’IFMK, les étu­diants kiné­si­thé­ra­peutes se sont réap­pro­priés la sym­bo­lique de remise des diplômes. D’autres pays comme la Bel­gique avaient main­te­nu cette céré­mo­nie à l’Université, avec les ensei­gnants en robe uni­ver­si­taire, etc. En France, n’ayant plus de tra­di­tion asso­ciée, les étu­diants ont réim­por­té le folk­lore à l’a­mé­ri­caine, avec les cha­peaux et tout le tin­touin. Quant au ser­ment… eh bien, les kinés, en France, nous n’en avons pas !

S’il fal­lait en écrire un, nous pour­rions for­mu­ler le vœu qu’il contienne sans ambi­guï­té des élé­ments concer­nant le res­pect de la digni­té humaine, l’indépendance vis-à-vis de sys­tèmes ou de struc­tures agis­sant de manière contraire à la San­té publique ou le devoir de pro­bi­té intel­lec­tuelle par exemple. Il serait l’œuvre des kiné­si­thé­ra­peutes eux-mêmes, au ser­vice des patients et de leur pro­fes­sion. Avec un ser­ment de ce genre, qu’il soit signé de son sang ou non, le pro­ces­sus d’engagement serait mani­feste et ne pour­rait qu’améliorer nos mœurs en les fai­sant repo­ser sur des ver­tus car­di­nales claires, non ambi­guës, et non négo­ciables.

Effec­ti­ve­ment, avec une inté­gra­tion non vio­lente, une blouse de soi­gnant, un rituel de diplo­ma­tion élé­gant, une devise qui fait ban­nière, un cadu­cée qui a de la « gueule », la for­ma­tion de kiné ferait tel­le­ment envie qu’on aurait envie de la faire, même de la refaire. Cela limi­te­rait sans doute aus­si les sirènes des for­ma­tions pseu­do-scien­ti­fiques pétries de sym­boles éso­té­riques, dont la per­ti­nence est qua­si-nulle mais pour les­quelles l’impression d’entrer dans un club fer­mé d’initiés est énorme. Comme on disait dans le temps, il vaut mieux faire envie que pitié !

Mer­ci à la psy­cho­logue Læti­tia Guillaume pour sa pré­cieuse relec­ture.

BIBLIOGRAPHIE

[1] Article 14 de la loi du 17 juin 1998.
[2] En effet, l’U­ni­ver­si­té de Paris a publié un sévère décret le 21 mars 1342 contre le droit for­cé des béjaunes.

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