Jacques Van Rillaer est mon ami. Je l’ai rencontré il y a vingt ans, autour du Livre noir de la psychanalyse (aux Arènes, 2004), et depuis lors, nous entretenons des rapports très agréables. Il est descendu de sa Belgique pour faire cours et conférences pour moi dans les Alpes plusieurs fois, comme ici, en septembre 2014. Il est un des plus solides critiques de la psychanalyse qui soit (écoutez par exemple ce remarquable entretien dans Méta de choc en septembre 2022), mais également un spécialiste de la gestion de soi, dans une approche très cognitivo-comportementale (je recommande par exemple La nouvelle gestion de soi : ce qu’il faut faire pour vivre mieux, chez Mardaga, 2012).
Jacques a un cancer.
Comme vous peut être.
Comme des proches à vous.
Comme moi un jour sûrement.
Je lui ai demandé : « Jacques, comment un spécialiste de la gestion de soi gère la situation avec le cancer ? ».
Il m’a répondu qu’il allait me donner sa métaphore centrale, et quelques-unes de ses « règles ». Qu’on se comprenne bien : il ne s’agit pas de règles, au sens de mantras inflexibles, car il faut se méfier de la rigidité dans nos fonctionnements. Pour Jacques, le mot « règle » fait référence à la façon dont Skinner utilisait le terme, à savoir : l’énoncé de « contingences ». Ce sont des comportements, adoptés dans certaines situations, en fonction de valeurs que chacun·e va estimer importantes. Et quitte à enfoncer une porte ouverte, il s’agit des « règles » propres à Jacques, qui font sens pour lui et s’inscrivent dans ses valeurs. Si vous voulez adapter ça pour vous ou pour un·e proche, il va falloir (si j’ai bien compris la théorie des cadres relationnels — voici une magnifique introduction par Laëtitia Guillaume, donnée il y a quelques semaines, ici), trouver les valeurs qui vous correspondent ou correspondent à votre proche pour que ce soit efficace.
Merci Grand Jacques.
Voici la métaphore centrale dont je me sers, extraite de S. Hayes, K. Strosahl & K. Wilson, Acceptance and commitment therapy, édité chez Guilford en 1999, page 240, traduite par mes soins (et modifiée par Richard et moi-même).
Jo l’indésirable
Imaginez que vous avez acheté une nouvelle maison et que vous avez organisé une réception pour l’inaugurer. Vous avez invité tous les voisins. Vous avez placé une invitation au panneau d’affichage du supermarché du quartier. Tous les voisins viennent.
La réception bat son train et voilà qu’arrive Jo l’indésirable, sorte de Séraphin Lampion, pénible, opportuniste, et qui plus est dégageant une odeur nauséabonde. Vous vous dites : « Ah non ! Pourquoi vient-il celui-là ? » Mais vous avez affiché que tous étaient les bienvenus. Pouvez-vous comprendre qu’il vous soit possible d’accueillir Jo et de le faire effectivement ? Vous pouvez recevoir l’indésirable même si vous ne pensez pas du bien de lui. Vous ne devez pas l’aimer. Vous n’avez pas à aimer son côté pénible, son opportunisme, son odeur, son style de vie ou ses vêtements. Vous pouvez franchement être gêné par la façon dont il plonge sur les apéritifs et les sandwichs. L’opinion et le jugement que vous vous faites à son sujet sont absolument distincts de votre disposition à le recevoir comme invité.
Par ailleurs, vous pouvez décider que vous avez dit que tout le monde est bienvenu, mais qu’en réalité quelqu’un comme Jo est indésirable. Toutefois, dès que vous agissez ainsi, la fête n’est plus la même. Vous devez maintenant vous tenir devant la porte de façon à empêcher Jo d’entrer.
Si vous dites « OK Jo, vous êtes bienvenu », mais que vous ne le pensez pas réellement, vous voulez dire que vous tolérez Jo tant qu’il reste dans la cuisine et ne se mêle pas aux autres invités. Dans ce cas, vous devez continuellement le surveiller et tout le temps de la fête y passe. Vous n’êtes plus à la fête : vous êtes le gardien de Jo. Cela n’a rien de réjouissant. Cela ne ressemble pas beaucoup à une fête. C’est bien plutôt du boulot.
Cette métaphore se rapporte, bien entendu, aux sentiments, aux idées et aux souvenirs suscités par ce que vous n’aimez pas. Il y a seulement davantage de personnes indésirables devant la porte. Le problème est l’attitude que vous adoptez à l’égard des choses qui se passent en vous. Les indésirables sont-ils bienvenus ? Êtes-vous capable de les admettre même si vous n’appréciez pas qu’ils soient là ? Si vous ne les tolérez pas, à quoi va ressembler votre fête ?
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Quelques « règles » qui me sont utiles depuis mon cancer
J’accepte des désagréments.
Je me rappelle fréquemment la métaphore « Jo l’indésirable »
Jo est l’indésirable permanent.
Je me dis régulièrement : « Zut, Jo n’est pas seul. Voici un 2e … un 3e, je continue la fête avec des invités. »
Je me centre sur ce que j’ai encore et sur ce que je peux encore modifier dans ma vie.
Je focalise mon attention sur les moments agréables en essayant de les savourer sans me laisser distraire (« polluer ») par des idées noires.
Je songe souvent à des événements agréables qui vont se produire.
Ces événements peuvent être des petites choses, comme l’anticipation, au réveil, du plaisir que je vais déguster au petit déjeuner des aliments que j’aime en écoutant un CD de musique baroque.
Je garder une vie relativement structurée.
Je m’occupe selon un horaire prévu d’avance, avec une certaine souplesse en fonction des circonstances, notamment les forts accès de fatigue.
Je renonce à des prestations énergivores, je m’assigne des objectifs réalistes.
Ces objectifs sont sans doute illusoires, mais on ne peut être heureux sans quelques illusions, notamment sur l’utilité foncière de ce que l’on fait.
Je programme des activités physiques adaptées régulières, selon un horaire déterminé.
À moins d’une extrême fatigue, quand le moment est arrivé, je me dis « c’est non-négociable ».
Un minimum est de marcher d’un bon pas pendant 30 minutes par jour.
J’offre de la bonne humeur et je souris aux personnes que je rencontre, en particulier mes proches. Cela peut leur faire du bien. Cela en fait à moi-même. Je m’inspire pour cela des vœux de Nouvel an qu’envoyait le philosophe Alain :
« Je vous souhaite la bonne humeur. Voilà ce qu’il faudrait offrir et recevoir. Voilà la vraie politesse qui enrichit tout le monde, et d’abord celui qui donne. Voilà le trésor qui se multiplie par l’échange. On peut le semer le long des rues, dans les tramways, dans les kiosques à journaux ; il ne s’en perdra pas un atome. Elle poussera et fleurira partout où vous l’aurez jetée. » (In Propos sur le bonheur, 1925).
Je me détache, dans la mesure du possible, de la douleur et de l’humeur du moment,grâce notamment à des activités intellectuelles (à la limite : des émissions de TV bien choisies)
J’utilise ce vieux proverbe comme « mantra » : « Quand je me regarde, je me désole ; quand je me compare, je me console ».
Nous sommes des êtres sociaux.
S’occuper d’autres apporte des moments de bonheur, quand bien même ils ne manifestent pas de la reconnaissance (je me dis alors qu’il y a peut-être de bonnes raisons)
Je ne peux pas faire de grandes choses, mais encore de petites avec gentillesse ou amour.
Jacques Van Rillaer, le 3 juin 2024.
Addendum :
Dans la métaphore du livre de Hayes & al., 1999, Jo s’appelait « Joe The Bum », c’est-à-dire Joe le vagabond, le sans-abri. Même dans la troisième édition de 2011 (p. 280), la métaphore reste inchangée. Sachant la force des associations mentales, nous ne souhaitons pas abonder dans l’idée que clochards, vagabonds, sans-abris seraient des symptômes d’une sorte de « cancer social », dans une ligne pathologisante très directement issue des « théories » spencéristes appelées parfois (à tort d’ailleurs) « darwinisme social ». En France, le très conservateur Laurent Wauquiez, président du Conseil de la Région Auvergne-Rhone-Alpes avait en son temps qualifié « l’assistanat » comme « le cancer de la société française ».
Aussi avons-nous remanié le texte, en prenant ce qui nous semble être un personnage bien plus antipathique que n’importe quel « vagabond » : Séraphin Lampion, personnage de Tintin, de Hergé.
« La nouvelle gestion de soi » figure en bonne place dans ma bibliothèque. Parfait antidote à la vulgate psy française.
merci Jeanne !
Merci de transmettre ce témoignage. Étant confrontée aussi au cancer je me retrouve dans certaines de ses « règles » . Pour ne pas sombrer je m en suis donné aussi. Cela m’aide à tenir sur la durée.
Je lirai volontiers ce livre » la nouvelle gestion de soi » j’y apprendrai sûrement de nouvelles choses.
Je vous envoie tout mon soutien, Magali. Ectoplasmique ! A distance !