La tri­bune qui suit a été écrite par de courageu·ses soignant·es de Gre­noble, et a été publiée par L’Express le 8 avril 2022. Bien sûr, ce jour­nal a été arti­san de l’extrême cen­trisme, il a contri­bué à pro­pul­ser Emma­nuel Macron au pou­voir avec les dégâts sur les ser­vices publics de san­té que l’on sait, et ses pro­prié­taires Alain Weill, à l’époque patron de SFR deve­nu Altice, et le mil­liar­daire Patrick Dra­hi ne sont pas connus pour sous­crire à l’idéal non lucra­tif de la sécu­ri­té sociale. C’est un brin tra­gi-comique de voir une telle tri­bune dedans, et je pense que L’Express se refait tran­quille­ment la façade. Néan­moins, il y a des jour­na­listes qui y bossent bien, j’en connais au moins un, et le constat déli­vré, lui, est de salu­bri­té publique et doit être enten­du. Dans les solu­tions indi­quées, j’ai un petit bémol, je le don­ne­rai à la fin si ça vous inté­resse. Mais le constat est si ter­ri­fiant, et la souf­france des per­son­nels et des patient·es si réelles, que je lui donne écho.

« Nous ne pouvons plus accueillir les urgences » : à Grenoble, l’alerte des soignants

Les méde­cins de deux éta­blis­se­ments du bas­sin gre­no­blois témoignent de leurs dif­fi­cul­tés face au déli­te­ment du sys­tème de san­té et au manque de per­son­nel.

Un peu par­tout sur le ter­ri­toire, les ser­vices d’ur­gence craquent. À Dra­gui­gnan, Laval, Saint-Cha­mond, les patients ne sont par­fois plus accueillis la nuit. À Orléans

Urgences, c’est le cas de le dire.

, tout le per­son­nel s’est mis en grève illi­mi­tée après le décès d’une patiente sur un bran­card. Dans cette tri­bune, ce sont des méde­cins du bas­sin gre­no­blois qui alertent sur les dif­fi­cul­tés aux­quelles ils doivent faire face aujourd’­hui. Nous, méde­cins hos­pi­ta­liers (sala­riés et libé­raux), sommes actuel­le­ment confron­tés à une situa­tion de crise sani­taire sans pré­cé­dent. La désor­ga­ni­sa­tion de nos hôpi­taux et de nos cli­niques nous place dans l’in­ca­pa­ci­té d’as­su­rer la per­ma­nence des soins. La prin­ci­pale rai­son est un manque criant de méde­cins et de soi­gnants qui ne nous per­met plus de prendre en charge digne­ment les malades adultes, mais aus­si les enfants notam­ment dans les ser­vices d’ur­gence.

La réa­li­té de la situa­tion n’est pas connue du public et aujourd’­hui une pro­pen­sion à cacher la satu­ra­tion dans l’ac­cueil des soins non pro­gram­més pré­vaut. À Gre­noble, les ser­vices d’ur­gence ferment par inter­mit­tence à Voi­ron, ou au GHM (Groupe Hos­pi­ta­lier Mutua­liste). Les patients sont réorien­tés vers le CHU Gre­noble-Alpes qui, de fait, déborde et se retrouve par effet rico­chet en état de rup­ture qua­si per­ma­nente.

Nous atten­dions un sou­tien de nos tutelles mais rece­vons comme réponse mépris et déni­gre­ment. Nous ne sommes tout sim­ple­ment plus en capa­ci­té d’ac­cueillir les patients du ter­ri­toire en situa­tion d’ur­gence. Les autres sys­tèmes d’ac­cueil non pro­gram­mé extra-hos­pi­ta­liers ont été sup­pri­més, les effec­tifs de soi­gnants (méde­cins, infir­mières…) sont trop faibles et les lits d’a­val (lits libres) ne sont pas suf­fi­sants ou ferment régu­liè­re­ment par manque d’in­fir­mières.

 

« Nous deman­dons par­fois aux patients de ne pas venir aux urgences »

Nous ne pou­vons pas nous taire, la situa­tion est réel­le­ment catas­tro­phique. Dans un sen­ti­ment d’im­puis­sance, voi­ci quelques exemples de notre quo­ti­dien :

- Nous deman­dons par­fois aux patients de ne pas venir aux urgences alors que leur état pour­rait le néces­si­ter,
– Nous avons des flux de patients qui peuvent arri­ver par dizaine et des struc­tures qui n’ont pas d’autre choix que de fer­mer leurs portes pour évi­ter l’as­phyxie et le décro­chage,
– Les patients sont contraints d’at­tendre par­fois un jour, par­fois deux avant de pou­voir être trans­fé­rés dans un ser­vice d’ac­cueil.

Dans une hypo­cri­sie assu­mée, les tutelles nous demandent d’as­su­rer le même niveau de qua­li­té de soins alors que de façon évi­dente celle-ci est dégra­dée. Com­ment soi­gner cor­rec­te­ment quand vous n’a­vez pas de per­son­nel, pas de méde­cin et pas de lits pour hos­pi­ta­li­ser les patients ? Sans l’a­vouer, les déci­deurs nous pro­posent et nous incitent à dégra­der les ratios soi­gnants / patients. L’é­qua­tion est fina­le­ment assez simple : il faut trai­ter et soi­gner avec moins de moyens un nombre de patients constant, voire en pro­gres­sion. Nous sommes pri­son­niers d’un dilemme entre bien­fai­sance (bien soi­gner) et soi­gner tout le monde de la même façon sans les moyens d’y par­ve­nir.

Le constat n’est pas que gre­no­blois, par­tout en France la situa­tion est dégra­dée, il suf­fit de regar­der le nombre de ser­vices d’ur­gences fer­més. Chaque jour qui passe, nous crai­gnons de nou­veaux arrêts de tra­vail de nos col­lègues méde­cins, en burn-out avec un sen­ti­ment de culpa­bi­li­té et d’im­puis­sance face à la vague des patients. Chaque jour, nous appre­nons avec angoisse le nombre de fer­me­ture de lits eu égard à l’ab­sence des res­sources para­mé­di­cales, le plus sou­vent de nuit, et devons adap­ter les acti­vi­tés chi­rur­gi­cales et médi­cales en fonc­tion du nombre de lits res­tants.

 

« Une mul­ti­tude de rap­ports pour abou­tir à un constat simple : le manque de soi­gnants »

Nous, soi­gnants, devons faire face et sommes les plus expo­sés à cette crise. Nous assu­mons des déci­sions sani­taires prises par d’autres pen­dant des dizaines d’an­nées, déci­sions dont nous avons été exclus. La san­té au cours de ces der­nières années a été pen­sée de façon tech­no­cra­tique par des non sachant qui pour la plu­part n’ont jamais vu un patient de leur vie ou sinon dans un pas­sé loin­tain. Le titre de Doc­teur en méde­cine ne suf­fit pas, il faut pra­ti­quer auprès des patients, être sur le ter­rain pour savoir de qui on parle, de quoi on parle. Notre admi­nis­tra­tion est suf­fi­sante et sûre de son fait mal­gré une absence totale de réac­ti­vi­té et d’a­dap­ta­bi­li­té. Le sys­tème appa­raît sclé­ro­sé avec des déci­deurs ayant peur de leur ombre, peu enclins à prendre une déci­sion nova­trice ou cou­ra­geuse. Une mul­ti­tude de rap­ports et de com­mis­sions spé­cia­li­sées ont été orga­ni­sées pour arri­ver à un constat très simple, celui d’un manque de méde­cins et d’in­fir­miers.
Les déci­deurs n’ont pro­po­sé que le nume­rus clau­sus et ont été inca­pables d’ap­pré­hen­der les nou­velles moda­li­tés de tra­vail des méde­cins, le désir des jeunes géné­ra­tions d’é­qui­li­brer vie pro­fes­sion­nelle et vie pri­vée, la com­plexi­fi­ca­tion des par­cours de soins deve­nant plus chro­no­phages, la spé­cia­li­sa­tion de la pro­fes­sion, les néces­si­tés d’a­mé­lio­ra­tion de la qua­li­té des soins consom­ma­trices de temps, et une demande de plus en plus impor­tante en rai­son du vieillis­se­ment de la popu­la­tion.

Nous ne pou­vons assu­mer le rai­son­ne­ment basique de ces trente der­nières années qui a consis­té à dimi­nuer ou limi­ter l’offre de soins en lits et en soi­gnants pour limi­ter la consom­ma­tion des soins, sans s’oc­cu­per suf­fi­sam­ment de la per­ti­nence du soin pro­po­sé.

Le salut de notre sys­tème de san­té ne pour­ra venir que d’i­ni­tia­tives locales au plus proche du ter­rain. Quelques exemples :

  • Infor­ma­tion de la popu­la­tion des dif­fi­cul­tés sani­taires
  • Édu­ca­tion de la popu­la­tion sur le « Bon Usage » de l’Hô­pi­tal et notam­ment de l’ac­cès aux urgences
  • Appel à la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle pour anti­ci­per et prio­ri­ser les demandes de san­té pour évi­ter le pas­sage aux urgences
  • Appel à davan­tage de coopé­ra­tion avec les méde­cins géné­ra­listes et les spé­cia­listes de ville dans l’or­ga­ni­sa­tion et la prise en charge des soins non pro­gram­més
  • Accé­lé­rer la réflexion sur la prise en charge de la dépen­dance des per­sonnes vul­né­rable
  • Mise en com­mun des res­sources humaines des pôles de san­té public, pri­vé et pri­vé à but non lucra­tif, en ouvrant de façon alter­née et coor­don­née cha­cun des sites ce qui per­met­tra d’op­ti­mi­ser au mieux les res­sources.

Nous, méde­cins soi­gnants, soyons force de pro­po­si­tion et pre­nons en charge notre des­tin pour que dis­pa­raisse à jamais le « y’a qu’à faut qu’on » local ou natio­nal de tutelles qui nous expliquent notre métier sans le pra­ti­quer.

Bureau de CME de l’UMG Groupe hos­pi­ta­lier mutua­liste de Gre­noble ; Dr Nico­las ALBIN (Pré­sident de CME); Dr Aman­dine FORESTIER (Vice Pré­si­dente de la CME);
Dr Caro­line ALGRIN ; Dr San­drine BERTRAND ; Dr Elise BONNET ; Dr Hélène CHARLES ; Dr Vio­laine CHEILAN ; Dr Yohan DUBOIS ; Dr Thier­ry FOURME ; Dr Daniel FRIC ; Dr Camille HERVE ; Dr Mathieu GRIMALDI ; Dr Lau­rence LANCRY LECOMTE, Dr Didier LEGEAIS ; Dr Cécile LEYRONNAS ; Dr Jérôme LONG ; Dr Phi­lippe MAHE ; Dr Ion Daniel MIC ; Dr Cédric MUYSHONDT ; Dr Clé­men­tine VIDAL ; Dr Prune VIDIL ; Dr Côme ROUX ; Dr Emi­lie SALA ; Dr Jean-MIchel PELLAT ; Dr Ségo­lène VIGUE ; Dr Juliette GAUTIER ; Dr Nas­ta­sia El ZEENNI ; Dr Clau­dine CONTAMIN. Pré­sident de CME de la Cli­nique Bel­le­donne Gre­noble Dr Denis POUPOT

 

Acca­blant, tout ceci. Et je trouve la prise de posi­tion cou­ra­geuse.
Mon bémol ? Est-ce sur la prise en charge de « notre des­tin » ? Non, même je ne sous­cris pas vrai­ment à la notion de des­tin, d’au­tant que s’il y en a un, au fond pour­quoi se cas­ser la tête à essayer de le contre­car­rer ? C’est sur la phrase « Le salut de notre sys­tème de san­té ne pour­ra venir que d’i­ni­tia­tives locales au plus proche du ter­rain ». Je me méfie du report des pro­blèmes sys­té­miques sur les struc­tures locales, ou pire, sur les indi­vi­dus – à l’i­mage de la culpa­bi­li­sa­tion des gens sur les gestes éco­lo­giques alors que Lac­ta­lis en une jour­née ruine les efforts de mil­liers de cou­page d’eau au moment du bros­sage de dents, et que le moindre ministre ruine en deux coups d’a­vion tous nos efforts de rou­ler en vélo. Et de tout ce que j’ai appris sur notre sys­tème de san­té (au point de faire un bou­quin avec N. Pin­sault) je crois savoir que le pro­blème est poli­tique, et repose sur des solu­tions poli­tiques glo­bales, et non locales. Enfin, cet autre pas­sage : « Mise en com­mun des res­sources humaines des pôles de san­té public, pri­vé et pri­vé à but non lucra­tif ». Je ne vois pas com­ment un pro­jet de pro­tec­tion sociale publique pour­ra s’ac­com­mo­der de pôles de san­té à but lucra­tif. Et je ne vois pas com­ment une mise en com­mun des res­sources d’en­ti­tés aux objec­tifs pre­miers si ortho­go­naux pour­rait se faire. Soit c’est à but social, soit c’est à but lucra­tif, mais je ne vois pas vrai­ment d’in­ter­mé­diaire pos­sible, dus­sé-je détes­ter les faux dilemmes. C’est pour ça que j’es­père que nos descendant·es béné­fi­cie­ront d’une san­té publique et uni­que­ment publique, quel qu’en soit le prix ou presque, puisque les béné­fices sont immenses et socié­taux, concernent tout le monde et parce que comme le disait mon pépé Ray­mond : « Ah ça, tant qu’on a la san­té… »

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