Mon ami Olivier Dufour (qu’on a déjà pu lire ici sur le recyclage) s’est pété le bras en VTT il y a quelques semaines. Alors il se venge sur les livres, en dévorant du papier, tel le plus vorace des lépismes (1).
Cet après-midi, il m’a écrit ceci, que je partage parce que voilà, c »est beau et que ça repose sur le travail d’un type très cultivé, qui rend le monde plus beau et qui chaque fois me dépanne quand des étudiant·es ont besoin.
Hier après-midi, j’ai mis le nez dehors au dernier rayon de soleil. La végétation était dense et bien verte. Inutile d’arroser, les micropores sont remplis d’eau, on est loin du point de flétrissement réversible. De toute façon, arroser avec de l’eau du robinet déjà riche en minéraux, c’est favoriser la salinisation.
À peine ai-je chaussé mes baskets pour une promenade canine qu’il se met à pleuvoir. Comme tu l’imagines, j’ai senti le pétrichor (2), cette odeur caractéristique de l’après pluie et composée en partie de géosmine : une matière qu’on doit aux cyanobactéries et actinobactéries lorsqu’elles produisent des spores.
Juste au-dessus de la maison, je traverse des flaques de boue, assez brunies et troubles, surtout après que mon imbécile de chien s’y soit roulé dedans. Ces flaques doivent leur turbidité aux colloïdes, de petits sédiments qui regroupent argiles minéralogiques et matières organiques inférieures à 2 millièmes de mm et tous chargés négativement si bien qu’ils repoussent. La gravité est impuissante et les laisse en suspension permanente.
D’ailleurs lorsqu’un fleuve approche de la mer, à mesure que la concentration en sels minéraux augmente, les colloïdes chargés négativement floculent avec les charges positives, notamment les Na+, et forment la vase. Les colloïdes floculés [de ta mère, NdRichard] avec les minéraux sont la fertilité du sol. C’est pour cela qu’on pêche près des côtes, la vie maritime se nourrit essentiellement…de notre sol.
Si tu voies de la boue quelque part, c’est souvent signe d’une terre déséquilibrée. Alors, équilibré pour un sol, d’un point de vue minéralogique, ça veut dire un mélange :
- de sables, plutôt gros, qui laissent place à l’oxygène afin que la matière vivante puisse respirer,
- de limons plus fins et propices à l’érosion et à la libération des minéraux,
- et enfin d’argiles, encore plus fins mais eux très stables et surtout liant.
La prochaine fois que tu donnes un antidiarrhéique à tes enfants, regarde la composition, il se pourrait bien que ce soit de la smectite diocathédral, ou diosmectite (nom générique du Smecta©), un phyllosilicate qui a cette propriété agglomérante.
Mais reprenons la ballade. Alors que je traverse la forêt, le sol y est presque noir et tranche avec mes lacets jaune-orange. Ce sol est tellement riche d’éléments différents et fins que chacun absorbe une longueur d’onde qui lui est propre et confère à l’ensemble une couleur sombre. L’eau qui s’écoule et y est plutôt claire. Ici, pas d’hémorragie pédologique, les colloïdes y sont bien gardés. À la différence d’un sol agricole, il n’est pas privé de sa matière organique. Elle est décomposée en partie par des arthropodes, puis par des vers anéciques, les longs vers de terre, et enfin elle finira minéralisée lors d’une lutte sans merci entre champignons et bactéries.
Parce que tu vois, lorsqu’ils ont à becter, les champignons ne peuvent pas s’enfuir sur une branche comme le ferait le léopard avec son antilope. Pour se débarrasser de leur principal concurrent, les bactéries, ils ont développé des armes redoutables qui nous sont bien utiles, à nous humains : les antibiotiques.
D’ailleurs si labourer un champ est une mauvaise idée, c’est en partie parce qu’on casse le mycélium favorisant ainsi le développement des bactéries.
L’écobuage et le brûlis sont intéressants parce qu’ils minéralisent la matière organique mais sans elle les minéraux ne sont pas retenus par le sol.
Sur le retour, alors que le soleil se couche, je prends le chemin qui surplombe le cimetière et j’y découvre d’étranges lumières. Tu connais sûrement l’histoire. Les hydrogènes phosphorés des cadavres, très instables en présence de dioxygène, enflamment le méthane et expliquent les feux follets dans les cimetières anoxiques. Ce n’est pas vrai pour tous les cimetières, seulement les très humides, pauvres en oxygène, dans lesquels la matière organique produit du méthane.(3)
Bientôt arrivé à la maison, je m’arrête sur un petit éboulement de pierres pour refaire une énième fois ces satanés lacets. Sur ces pierres, de petites cavités gris foncées, puis vertes si je les gratte un peu. Là où l’eau ruisselle, se développent les premières bactéries photosynthétiques. Il n’y a rien à manger mais elles n’ont besoin que d’amour, d’eau fraîche et de soleil. Puis viennent d’autres organismes pour parasiter ou manger les premiers. C’est le cas des bactéries non photosynthétiques et des champignons. Cette communauté d’organismes se développe et s’accroche aux interstices de la roche, exactement comme sur les joints de nos salles de bains ou sur nos dents, elle forme ce qu’on appelle un biofilm. À mesure que ce biofilm s’épaissit, viennent les premiers lichens, tu sais ce champignon qui vit en symbiose avec une algue. Après les lichens, la mousse, les plantes, les arbres, les feuilles qui tombent et on commence le cycle de la forêt.
Sans ce biofilm, toi et moi, on serait en train de manger des cailloux et on aurait développé une salive suffisamment acide pour attaquer la roche-mère qui serait restée nue.
Ce que je te raconte, c’est…l’origine du monde. Rien que ça. Et c’est le titre du bouquin de Marc-André Selosse que je viens de terminer.
Comme c’est à toi que je dois la découverte de Marc-André Selosse, je te devais bien cette petite histoire. L’origine du monde, c’est un peu plus de 400 pages passionnantes, mille fois plus riches que ma balade en forêt ».
Olivier « senseï » Dufour
Le bouquin en question : L’Origine du monde : une histoire naturelle du sol à l’intention de ceux qui le piétinent, Arles, Actes Sud,
Son auteur est Marc-André Selosse, professeur au Muséum d’histoire naturelle de Paris (et contributeur de la revue Espèces, dans laquelle j’ai une rubrique). Pour le découvrir, rien de tel que cet épisode n°419 de 2020 dans Podcast science, « Quand l’intelligence cache la plante ».
NOTES
(1) Le lépisme, ou poisson d’argent Lepisma saccharina). Vous en avez déjà vu, il bouffe le papier des livres, et il est très (Marc-André) véloce. J’apprends à l’instant que l’ordre dans lequel je les rangeais (les Thysanoures – je suis médiocre en insectes mais je trouve ça charmant ce nom alors je m’en rappelle) a été dissous. On dit maintenant Zygentomes, je ne vais jamais m’en rappeler.
(2) Le pétrichor. J’en avais parlé là, il y a deux ans, lors du décès brutal d’un bien brave homme qui me manque.
(3) Tu bluffes, je ne te crois pas, la phosphine et la diphosphine qui viennent de la décomposition des cadavres ne s’échappent plus aussi facilement, du fait des housses mortuaires et des cercueils. Et ton cimetière, à flanc de chartreuse, n’est pas anoxique, c’est-à-dire suffisamment humide pour être appauvri en dioxygène dissous, et donc propice aux bactouses anaérobies. Si tu vois des boules de lumière, c’est que tu as marché trop vite !
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