La théière de Russell, vue par l'esprit tordu de mon ami François B.

La théière de Rus­sell, vue par l’es­prit tor­du de mon ami Fran­çois B.

Voi­ci une séquence didac­tique qui fonc­tionne bien auprès des étudiant·es, a déjà été tes­tée plu­sieurs fois en lycée et une fois au col­lège. C’est une séquence qui per­met de rendre expli­cite ce qu’est la démarche scien­ti­fique, dans sa visée réa­liste et ration­nelle, mais aus­si de cir­cons­crire les lec­tures spi­ri­tua­listes et reli­gieuses en classe sans pour autant que l’enseignant puisse être sus­pec­té d’athéisme ou d’anti-religiosité. Gros­so modo, une telle séquence en guise d’introduction lors par exemple d’un cours de SVT sus­cep­tible d’être secouée des sou­bre­sauts créa­tion­nistes d’élèves musul­mans, évan­gé­liques, catho­liques, pro­tes­tants, juifs, peut « tirer vers le haut » tous les pro­ta­go­nistes de la scène.

Je cher­chais à la publier quelque part, mais fina­le­ment, je pré­fère la dépo­ser ici, et qui veut prend.

Voi­ci ma méthode, qui est pro­ba­ble­ment à amé­lio­rer, ou modu­ler, mais qui ne m’a jamais vrai­ment fait défaut.

Le rap­port des êtres humains au monde a tou­jours divi­sé en deux « camps », le camp spi­ri­tua­liste, qui a repré­sen­té l’écrasante majo­ri­té, et le camp maté­ria­liste, sur lequel les ennuis ont tel­le­ment plu qu’il a sou­vent été contraint (et l’est encore [1]) de publier sous pseu­do­nyme ou à titre post­hume. Mal­gré tout ce qu’on pour­rait racon­ter, la dif­fé­rence entre les deux est aus­si irré­con­ci­liable que facile à com­prendre. Les spi­ri­tua­listes pos­tulent qu’il y a deux mondes dif­fé­rents : le monde de la matière et de ses pro­prié­tés, auquel le cer­veau humain a accès, et un autre monde, plus flou, dit « spi­ri­tuel », sur lequel hélas le cer­veau achoppe car il n’y a pas de pos­si­bi­li­té de preuve. Le monde des Idées de Pla­ton, les Monades de Leib­niz, le Para­dis des Catho­liques, etc. Les deux mondes s’interpénètrent en des linéa­ments que seuls savent décryp­ter, bien enten­du, les prêtres. Les rares maté­ria­listes, eux, disent que tout n’est que matière ou pro­prié­té émer­gente de la matière, et, en pous­sant un peu, que la pen­sée est au cer­veau ce que la bile est au foie [2]. Ils cri­tiquent les spi­ri­tua­listes ain­si : sans preuve de ce deuxième monde, il n’y a aucune rai­son d’y croire sans faire un acte de foi. Et quand bien même on y croi­rait, on serait for­cé d’accepter éven­tuel­le­ment un troi­sième monde inac­ces­sible, un qua­trième, et autant qu’on vou­drait.


Si les cou­rants spi­ri­tua­listes ont été majo­ri­taires, c’est pro­ba­ble­ment parce que com­pa­tibles avec des régimes théo­cra­tiques, telle la royau­té fran­çaise : si le Roi, l’Ouléma ou le Pape est l’élu d’un Dieu, il faut bien mettre en place un sys­tème exé­gé­tique du Dieu en ques­tion. Les maté­ria­listes, eux, n’ayant ni Dieu, ni para­dis à vendre, bous­cu­laient cet ordre imma­nent, et héri­taient de tous les ennuis pos­sibles [3]. Je trace au tableau deux colonnes, l’une notée spi­ri­tua­lisme, avec ses carac­té­ris­tiques (« dua­liste », néces­si­tant un acte de foi), l’autre maté­ria­lisme (« moniste », sans acte de foi), puis les élèves classent diverses repré­sen­ta­tions du monde dans les colonnes.

Entre ces deux cou­rants, un·e élève peut faire son choix : déci­der que tout est matière, ou poser qu’il existe aus­si quelque chose de supé­rieur. En soi, – sur le plan onto­lo­gique dirait les phi­lo­sophes – , il n’est pas pos­sible de tran­cher cette ques­tion. Aus­si la ges­tion en est-elle très simple : libre à chaque élève de se situer où il/elle veut, car de toute façon, per­sonne n’aura moyen de prou­ver qu’il/elle a rai­son. C’est le propre des actes de foi : heu­reux ceux qui croient sans avoir vu [4].


Le moment est alors venu de dis­cu­ter de la dif­fé­rence fon­da­men­tale entre foi et adhé­sion, et d’expliquer qu’il y a un domaine de la connais­sance pour lequel le choix spi­ri­tua­liste n’est pas pos­sible : en science. Non pas parce que la science se donne des droits, au nom d’une « dic­ta­ture » quel­conque, non : la science au sens de démarche d’investigation du monde qui nous entoure est une façon de sai­sir la réa­li­té par­mi d’autres, comme l’art, la reli­gion, l’introspection, mais elle se donne des contraintes en plus, en exi­geant des énon­cés qu’elle pro­duit deux choses fon­da­men­tales : la pre­mière, que ce qui est dit soit plus vrai­sem­blable que ce qui a été dit jusqu’à main­te­nant, et per­mette quelques pré­dic­tions ; la seconde, que cette vrai­sem­blance soit valable pour tout le monde, petits, grands, Jaunes, Noirs, Ouz­bèkes, Bre­tons, Femmes, Hommes, au moyen de la démons­tra­tion.

Il est alors temps d’aborder dif­fé­rents types d’énoncés, scien­ti­fiques véri­fiés, scien­ti­fiques mais faux, non scien­ti­fiques, invé­ri­fiables, etc. et de deman­der aux élèves d’en faire la cri­tique.

En science, il y a un prin­cipe métho­do­lo­gique dit « de par­ci­mo­nie » qui est à l’œuvre. Si je prends un vase de Mémé et que je le lâche, il va tom­ber et écla­ter en mor­ceaux. Est-ce le résul­tat de la gra­vi­ta­tion ? Le résul­tat d’un monstre de la Terre invi­sible qui tire vers lui tous les objets ? Le résul­tat de deux monstres de la Terre ? Trois ? On dit que l’hy­po­thèse gra­vi­ta­tion est plus par­ci­mo­nieuse, car elle est connue, décrite, pré­vi­sible. Le monstre de la Terre, non. Deux monstres, encore moins.


Cette par­ci­mo­nie est comme un rasoir [5], qui va tran­cher les hypo­thèses non néces­saires pour com­prendre un phé­no­mène. Si un élève en classe de sciences parle des licornes, dont on n’a aucune preuve de l’existence, ou des dra­gons [6], l’enseignant lui expli­que­ra qu’il n’y a pas lieu de pos­tu­ler leur exis­tence, puisqu’aucun fait ne vient rendre néces­saire de les pos­tu­ler. Il uti­li­se­ra pro­ba­ble­ment ce qu’on appelle par­fois le rasoir de Hit­chens [7] : à pré­ten­tion sans preuve, réfu­ta­tion sans preuve.

Si un autre pos­tule l’existence entre Mars et Jupi­ter, d’une théière en por­ce­laine flot­tant dans la cein­ture de Kui­per, mais mal­heu­reu­se­ment trop petite pour être aper­çue, il n’y aura là encore aucune rai­son de pos­tu­ler son exis­tence. Car une enti­té, que ce soit une « onde », une « éner­gie », un « cha­kra », un « yéti », avan­cée sans preuve ne peut pas être mobi­li­sée dans la des­crip­tion du monde, au risque de ne convaincre que ceux qui y « croient », et exclure ceux qui doutent. La connais­sance scien­ti­fique qui incor­pore des « fan­tômes » ou des « lutins » sans preuve se saborde toute seule dans sa vel­léi­té uni­ver­sa­li­sante. Elle ne devient accep­table que pour celui qui y donne foi. Mais il y a pire : si en for­çant les choses quelqu’un impo­sait une enti­té « non-natu­relle », ou « sur-natu­relle » dans la des­crip­tion scien­ti­fique qu’il donne, que pour­ra-t-il répondre à une autre per­sonne qui elle invo­que­rait les Poké­mon, les Détra­queurs de Har­ry Pot­ter, les djinns, les âmes défuntes ? En accep­tant une enti­té sans preuve, on ouvre une ter­rible boite de Pan­dore dont s’échappent tous les phlo­gis­tiques, calo­riques, éthers, fluides vitaux, pneu­mas de Galien, humeurs d’Hippocrate, tous les incons­cients freu­diens, laca­niens, jun­giens, les géo­cen­trismes, la géo­gra­phie tri­ni­taire selon Sem, Cham et Japhet, tous les dieux, tous leurs ava­tars pos­sibles, tous les créa­tion­nismes, de Lafayette R. Hub­bard fon­da­teur de la Scien­to­lo­gie à celui des James Ussher, arche­vêque d’Irlande, posant le début de l’Univers le 22 octobre en 4004 avant Jésus Christ, vers 8 heures du soir. Une enti­té sans preuve s’échappe, et toutes les autres suivent. Et comme le pei­gnait Goya, le som­meil de la rai­son engendre des monstres.

C’est pour cela qu’en science, nous n’avons d’autre choix que d’être maté­ria­listes « en méthode ». La théière (dite « de Rus­sell » [8]) n’a aucune rai­son d’être pos­tu­lée, et c’est la démons­tra­tion qui doit mou­voir le savoir. Ce n’est pas parce que le prof de sciences s’oppose aux reli­gions qu’il est par­ci­mo­nieux avec les êtres sur- ou hors- nature. Ce n’est pas parce qu’il est musul­man qu’il récuse que le Grand Canyon n’est pas l’œuvre du Déluge ; parce qu’il est catho­lique qu’il doute du fait qu’il y ait le nom du pro­phète Muham­mad écrit sur Mars ; parce qu’il est athée que les Humains sont des pri­mates que l’Évolution est la meilleure théo­rie expli­ca­tive actuelle du monde vivant qui nous entoure. Peu importe son point de vue intime et ses actes de foi, l’enseignant, en classe, est contraint d’être maté­ria­liste métho­do­lo­gique. Et l’élève, lui aus­si, com­prend que s’il n’accepte pas de lui-même que l’école soit le lieu des savoirs com­pos­sibles [9] et par­ta­geables, alors il se met à la mer­ci des idées reçues, des rumeurs sans preuve, des monstres de la nuit et de la nuée de croyances par­cel­laires diverses. Si les créa­tion­nismes et leurs ava­tars poli­tiques que sont les cou­rants Intel­li­gent desi­gn n’ont pas leur place en science, c’est que l’école publique, l’enseignant et son élève tissent un contrat sur des connais­sances objec­ti­vables, repo­sant sur un maté­ria­lisme métho­do­lo­gique. Sinon, la phy­sique du solide risque de croi­ser le petit cha­pe­ron rouge. Ain­si, l’élève (et l’enseignant) sera rassuré·e : quelle que soit sa foi, sub­jec­tive, il/elle trou­ve­ra des conte­nus objec­ti­vées, du fait de ce contrat qui porte une épi­thète aus­si radi­cale que courte : laïque [10].


Richard Mon­voi­sin

[1] La série de meurtres contre des ratio­na­listes, fémi­nistes, blog­geurs sécu­liers au Pakis­tan, en Inde, au Ban­gla­desh sur­tout depuis 2015 en est une sor­dide démons­tra­tion.

[2] C’est à peu de choses près une phrase que l’on doit au méde­cin des Lumières Pierre-Jean-Georges Caba­nis, dans Rap­ports du phy­sique et du moral de l’homme,1802.

[3] On peut lire à leur sujet Pas­cal Char­bon­nat, His­toire des maté­ria­lismes, Kimé, 2013.

[4] Évan­gile selon Jean 20, 19–31.

[5] D’où le nom cou­rant de rasoir d’Occam.
[6] Le cos­mo­logue Carl Sagan et sa femme Ann Dryuan ont popu­la­ri­sé dans The Demon-Haun­ted World : Science as a Candle in the Dark (1995) une fable péda­go­gique sur le sujet, inti­tu­lée Le dra­gon dans mon garage.

[7] Du nom de Chris­to­pher Hit­chens, auteur et jour­na­liste athée décé­dé en 2011.

[8] Cette théière fit l’objet d’un texte de 1952 du phi­lo­sophe Ber­trand Rus­sell, Is there a god ? pour Illus­tra­ted Maga­zine (et refu­sé).

[9] Un bien com­pos­sible est un bien tel que celui ou celle qui les trans­met ne cesse pas de les pos­sé­der.

[10] Pour aller plus loin, Guillaume Lecointre, Les sciences face aux créa­tion­nismes. Ré-expli­quer le contrat métho­do­lo­gique des cher­cheurs. Quae, 2012.

2 réponses

  1. yeKcim dit :

    petite coquille : « et des ses pro­prié­tés »

    Pour en avoir dis­cu­té avec un ami, je sais que je ne suis pas le seul qui ado­re­rais avoir une ver­sion livre de vos cours / ce genre de texte. Un objet qu’on peut expo­ser fiè­re­ment dans sa biblio­thèque, qu’on peut prê­ter à un ami, un livre qu’on peut offrir,…

    • mer­ci pour la coquille !!!!!
      Sym­pa ! Quand je fais des livres, on me dit qu’on ne lit plus et que je dois faire des vidéos. Et quand je fais des vidéos, bim ! :))))

      Je pense que mon tra­vail est daté, mais il est bien mar­rant alors si vous vou­lez impri­mer de la zété­tique à ma sauce en for­mat livre, vous pou­vez faire impri­mer dans un repro ma thèse, en libre accès. Elle est lisible, parait-il, et regorge d’as­tuces diverses -> (et pire faire-part de thèse du siècle) https://cortecs.org/superieur/these-r-monvoisin-pour-une-didactique-de-lesprit-critique/
      Sinon j’ai fait qq autres ouvrages, mais qui sont plus spé­ci­fiques (mon pré­fé­ré est sur les fleurs de Bach, car il marche auprès des gens qui en consomment)
      Ami­ca­le­ment

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