On dit parfois que la Nature a horreur du vide. Les théologiens, eux, ont souvent horreur des « trous » de la connaissance, les remplissant immédiatement du dieu qui les motive le plus : c’est pour cela qu’on parle parfois du « Dieu des lacunes » ou « Dieu bouche-trou » (God of gaps). Les archéomanes, enfin — entendez par archéomanes des gens qui se pensent archéologues sans en avoir les compétences, pseudo-archéologues « romantiques », sortes de Bouvard et Pécuchet de l’archéologie (Bouvard et Pécuchet étant un roman inachevé de Flaubert, paru un an après sa mort en 1881, dans lequel deux larrons s’inventent des expertises sur à peu près tout. Je recommande chaudement le téléfilm du même nom du 1989, de Jean-Daniel Verhaeghe, avec Jean-Pierre Marielle et Jean Carmet dans les rôles titres) ; les archéomanes, donc, eux, ont horreur des énigmes, et les remplissent fréquemment d’extraterrestres. Les artefacts archéologiques qui restent inexpliqués sont parfois regroupés sous le terme générique d’OOPART, out-of-place artifacts, traductible par « objets manufacturés incongrus » ou « hors contexte »), terme inventé par le zoologiste étasunien Ivan T. Sanderson, camarade de cryptozoologie de Bernard Heuvelmans et réputé pour une certaine crédulité lui-même, s’étant parfois fourvoyé à gober des canulars tout cru (comme celui des traces de Pingouin géant sur une plage de Floride, en 1948 – qui se sont révélées être un canular d’un certain Tony Signorini). Tout cela pour dire ceci : derrière un objet inexpliqué, l’alien n’est jamais loin.
Prenons par exemple les Dogū (土偶), figurines japonaises de la période Jōmon (de 3000 à vers 300 avant l’Ère Commune), à la fonction encore énigmatique. Les contextes de découverte laisse supposer aux archéologues qu’elles furent utilisées lors de cérémonies, mais on n’en sait guère plus. L’une d’entre elles, le « dogū aux lunettes de neige », exposé au Musée Guimet, en a fait l’expérience.
Un monsieur immanquablement présenté comme « illustre et savant professeur physicien russe » du nom d’Alexander Kazantsev (2) décréta qu’elle représentait une combinaison spatiale avec casque et lunettes avec tant de précision que forcément, celui ou celle qui l’a sculpté avait obligatoirement un modèle devant eux. Cet argument, appelé God-of-the-gaps fallacy, est un sous-ensemble de l’appel à l’ignorance, cette stratégie déjà pointée par le philosophe John Locke en 1690 et qui consiste à déclarer qu’une proposition est vraie parce qu’elle n’a pas été démontrée fausse ou inversement, et qui de fait permet d’éviter d’endosser la charge de la preuve.
Mais il y a plusieurs hics.
D’abord, comme l’a montré Henri Broch dans Le Paranormal (Seuil, 1985) puis dans Gourous, sorciers et savants (Odile Jacob 2006), Kazantsev (1906–2002) n’était ni illustre, ni savant, ni physicien, ni professeur… ni même russe ! Sans aucune formation ou diplôme scientifique, le monsieur, Kazakhe, écrivait fictions et essais très dilettantes sur les extraterrestres : il voyait des E.T. partout. Dans le documentaire de 1970 Erinnerungen an die Zukunft, de Harald Reinl, connu sous le nom de « Sur les traces de l’étrange, Présence des extratrerrestres » et qui est tiré du best-seller de 1966 Chariots of the Gods ? Unsolved Mysteries of the Past de l’un des plus célèbres archéomanes du monde, le suisse Erich Von Däniken, on l’y voit commenter lui-même sa supputation.
Le célèbre Jacques Grimault, ou Semir Osmanagić (1) ont des aïeux glorieux.
Je crois que si j’étais extraterrestre, je me taperais quelques barres de rire parfois.
(1) En réalité, avant Kazantsev, c’est un certain Vyatcheslav Zaïtsev, licencié en philosophie, qui fit des statuettes une preuve extraterrestre. Je dois relire mon « Au coeur de l’extraordinaire », de Henri Broch.
(2) On lira avec profit le livre de la collègue Irna, Les pyramides de Bosnie – Faut-il réécrire l’histoire des civilisations ?, chez Book-e-book (2013).
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