J’ai écrit cet article avec Guillaume Lecointre du Muséum natio­nal d’histoire natu­relle pour la revue Espèces n°44, qui est en kiosque au moment où je vous parle. Rien que pour les illus­tra­tions d’Arnaud Rafaë­lian ça vaut le coup de l’acheter. Mer­ci à Espèces de me per­mettre de repro­duire cet article pour les plus fauché·es d’entre nous.


Le cercopithèque sans peine

Même si la syn­taxe existe chez d’autres singes (comme cer­tains cer­co­pi­thèques, type Mone de Camp­bell) qui com­posent des bouts de phrases), l’humain est cham­pion toute caté­go­rie de l’agencement syn­taxique.

Mone de campbell, capable de composer des bouts de phrase

Mone de camp­bell, capable de com­po­ser des bouts de phrase

Mais son fort cor­tex ne lui évite pas tous les désa­gré­ments, car les pro­blèmes du manie­ment des mots sont mul­tiples. À com­men­cer par le fait que tout le monde ne part pas for­cé­ment avec les mêmes défi­ni­tions et que lan­gage cou­rant et lan­gage scien­ti­fique ne se recouvrent pas tou­jours très bien. Il arrive fré­quem­ment que les mots soient des sortes de matrio­ch­kas, des pou­pées gigognes : on en prend une, on l’ouvre et hop ! il y en a une autre qui elle-même en contient une autre, etc. Pour prendre un exemple bien réel : dans un chou, on a des chances de trou­ver des che­nilles bien vertes de la pié­ride de la rave (Pie­ris rapae), mignon petit papillon blanc. Mais ces che­nilles sont fré­quem­ment para­si­tées par des guêpes, comme l’apanteles (Cote­sia glo­me­ra­ta) qui y pond quelques dizaines d’œufs. Et que peut-on trou­ver dans ces œufs ?… D’autres œufs d’une autre guêpe ! (Lysi­bia nana).

Me revient à l’esprit une his­toire récente.

Il y a quelques temps, vau­tré dans un cana­pé, je zap­pais sur un repor­tage ani­ma­lier avec le sys­té­ma­ti­cien Guillaume Lecointre. Lors d’un moment pré­cis du docu­men­taire, les vio­lons m’emportent et c’est lar­moyant, goutte au nez et caca­huètes en bouche que je m’exclame :

— « Tu as vu, Guillaume, c’est beau ! La tor­tue lutte pour la sur­vie de son espèce ».

Guillaume m’a alors répon­du :

— « Tutuûû­tuut, déjà, pour qu’on se com­prenne bien : les tor­tues forment un ordre, conte­nant 343 espèces de tor­tues dif­fé­rentes, des ter­restres, des aqua­tiques ou des marines. Si tu ne pré­cises pas l’espèce, on ne com­prend pas de quoi tu parles.

— Ah… Certes.

Alors met­tons : “la tor­tue luth lutte pour la sur­vie de son espèce”, c’est bon, là ?

— Pas du tout. Soit on parle d’une tor­tue luth pré­cise, qu’on appel­le­ra Ruth, soit de la tor­tue luth, c’est-à-dire l’espèce Der­mo­che­lys coria­cea. Dans le pre­mier cas, Ruth visant en géné­ral sa propre sur­vie, elle sau­ve­ra ses miches – même si je dois le recon­naître, les tor­tues n’ont pas de miches – et dire que Ruth lutte pour la sur­vie des tor­tues luths n’a pas de sens. À la rigueur, elle pour­ra ris­quer sa peau en pon­dant ses œufs, et donc mettre en péril sa sur­vie en faveur de sa des­cen­dance, mais elle ne le fera pas pour une autre tor­tue, même luth. En clair, si sa sur­vie la concerne, celle de sa des­cen­dance ne la concerne que le temps de faire son trou dans la plage et de bien enter­rer sa ponte. Quant à la sur­vie de son espèce, elle s’en cogne un peu.

— Ah bon… Je sais ! Je vais plu­tôt dire : “les tor­tues luths luttent pour la sur­vie de leur espèce” !

— Même pas. À moins que tu ne pré­sumes qu’elles se font des ren­contres syn­di­cales, ou com­mu­niquent par télé­pa­thie pour dis­cu­ter des orien­ta­tions à venir de leur com­mu­nau­té. Non, même les humains ne luttent pas vrai­ment pour la sur­vie de leur espèce, sinon ils pren­draient au sérieux les syn­thèses du GIEC sur le cli­mat et ils ne se mena­ce­raient pas de guerre nucléaire. La seule chose que tu peux dire, c’est : “dans tel ou tel com­por­te­ment, une tor­tue luth favo­ri­se­ra sa capa­ci­té à avoir une des­cen­dance, ce qui est de bon augure pour ses des­cen­dants qui auront pro­ba­ble­ment le même com­por­te­ment, à condi­tion que le milieu ne change pas trop.”

— C’est plus long.

— Ou encore mieux, rétros­pec­ti­ve­ment : “Les tor­tues luths qui sont arri­vées jusqu’à notre époque y sont par­ve­nues parce qu’elles réa­li­saient des actes qui ont assu­ré la sur­vie d’une par­tie impor­tante de leur des­cen­dance. Celles qui ne le fai­saient pas se sont éteintes, puisqu’ayant eu peu ou pas de des­cen­dance. Ce qui explique pour­quoi les indi­vi­dus semblent com­mettre des actions pré­voyantes et dés­in­té­res­sées.”

— Argh ! Mais c’est encore plus long !

— C’est vrai. Mais c’est moins faux. Ton erreur est ce que les psy­cho­logues appellent une erreur fon­da­men­tale d’attribution : tu prêtes à un indi­vi­du une inten­tion pour la péren­ni­té de son lignage. Dire que les tor­tues luths sont par­ve­nues à notre époque… C’est la même chose que lorsqu’on dit que “l’orchidée abeille (Ophrys api­fe­ra) a évo­lué” : ce n’est pas cette orchi­dée qui a évo­lué. Elle, elle est née comme ça et mour­ra comme ça. C’est son espèce qui a évo­lué, par microé­vo­lu­tions suc­ces­sives d’une géné­ra­tion à l’autre, sur des mil­lions de géné­ra­tions. Tu remar­que­ras d’ailleurs le non-sens à uti­li­ser “orchi­dée abeille” dans cette phrase : l’orchidée abeille est une espèce actuelle. C’est l’espèce qui était avant elle, l’espèce “presque-orchi­dée abeille”, qui a évo­lué vers l’espèce orchi­dée abeille.

— Tu as d’autres erreurs d’attribution de ce genre dans ta besace ?

— À la pelle, mal­heu­reu­se­ment. »

 

Tu t’acclimates, ton espèce s’adapte

—« Quand on lit que tel ou tel être vivant “s’adapte”, c’est on ne peut plus faux. L’individu a des apti­tudes, il peut plus ou moins bien “s’acclimater”, mais c’est son espèce qui s’adapte, pas lui. Te sou­viens-tu de l’hypothèse de la reine rouge ?

— Oui, j’ai lu un truc sur ça dans l’obscure revue Espèces, il y a quelques temps (ici). L’idée d’Alice et la Reine rouge qui courent de plus en plus vite pour res­ter sur place dans De l’autre côté du miroir, de Lewis Car­roll (1871) ?

— C’est ça. La varia­tion et l’évolution per­ma­nentes d’une espèce sont néces­saires au main­tien de ses capa­ci­tés adap­ta­tives face aux évo­lu­tions des espèces avec les­quelles elle coévo­lue. Si les arbres entrent bien en com­pé­ti­tion entre eux vers la lumière, ce ne sont pas les arbres, mais les espèces d’arbres qui courent sans cesse et coévo­luent, comme Alice. On la retrouve d’ailleurs éga­le­ment chez nous autres sapiens sapiens. Je te donne un exemple : la mort est scan­da­leuse à l’échelle de l’individu. On se demande comme Jacques Brel “pour­quoi moi, pour­quoi main­te­nant, pour­quoi déjà…”

Mais quand on rai­sonne en évo­lu­tion­niste, on sait que ce qui est bon pour l’individu ne l’est pas néces­sai­re­ment pour le lignage, et ce qui est bon pour le lignage (le renou­vel­le­ment des varia­tions) ne l’est pas for­cé­ment pour l’individu : la mort est une néces­si­té pour la péren­ni­té du lignage. Consé­quence : quand on dit que pour que la généa­lo­gie per­siste il faut qu’il y ait des morts, on est assez mal reçus ; quand on dit que l’espèce humaine va dis­pa­raître, les gens le prennent mal.

— Oui, je com­prends, parce qu’ils le prennent pour eux, en tant qu’individus. Quoique Jacques Brel aus­si, puisqu’il disait “ j’arrive !” à la mort, et pré­ci­sait même : “Mais ai-je jamais rien fait d’autre qu’ar­ri­ver ?”

— Tu vois, le pro­blème pour nous autres humains, c’est que nous regar­dons la croûte des phé­no­mènes. Nous contem­plons l’ensemble des êtres vivants main­te­nant, sans voir le cime­tière bien plus immense qu’il cache. Les tombes de tous ces êtres qui n’ont pas sur­vé­cu, ou qui avaient une mal­for­ma­tion les ren­dant inaptes dans la course à la repro­duc­tion dans leur propre milieu. Et si ceux-là étaient les der­niers por­teurs de la séquence de gènes carac­té­ri­sant leur espèce, pfouuuuut, l’espèce dis­pa­rais­sait. Et comme on ne voit que des réus­sites évo­lu­tives, nous ten­dons à prê­ter à ces réus­sites des inten­tion­na­li­tés, de quatre types :

- soit des inten­tion­na­li­tés propres (le loup est malin, il s’est bien débrouillé) ;

- soit des inten­tion­na­li­tés d’espèces (cette espèce est maline, elle s’est bien débrouillée) ;

- soit des inten­tion­na­li­tés cos­miques (le but ultime de l’évolution était d’en arri­ver là où nous en sommes) ;

- et, pous­sée à l’extrême, le prin­cipe “anthro­pique fort”, tel­le­ment égo­cen­trique, qui plaît tant aux concor­distes de toutes les reli­gions (tous les para­mètres phy­siques de l’univers ont été fine­ment régu­lés pour que mon nom­bril advienne).

— Ah oui, j’ai lu un autre article sur le sujet dans Espèces, encore (). »

 

Nous dansons tous sur des cimetières

Guillaume pour­suit : « Ima­gine un parent qui s’inquiète que le club de foot de son enfant soit trop bario­lé socia­le­ment. Ce parent pren­dra l’option, s’il en a les moyens, d’envoyer le petit dans un autre club, plus hup­pé. De fait, la plu­part des parents ayant les moyens pen­se­ront la même chose, ils s’“acclimatent”. Seule­ment, les parents qui n’ont pas les moyens, eux, lais­se­ront leurs petits là-bas, la mixi­té sociale dimi­nue­ra et les esprits cha­grins, après coup, pour­ront pen­ser qu’il y a eu volon­té de créer volon­tai­re­ment une ségré­ga­tion sociale. Mais ce sera inexact, car l’effet popu­la­tion­nel glo­bal aura été dû à la somme de nos petits com­por­te­ments oppor­tu­nistes.

— Ça me fait pen­ser à un autre arché­type de cela. L’argument du “quand on veut on peut : regarde Ziné­dine Zidane, sor­ti des bas-fonds des quar­tiers popu­laires de Mar­seille”. Ça a même jus­ti­fié pen­dant long­temps le libé­ra­lisme éco­no­mique à l’anglaise, et son cli­ché du mil­liar­daire qui a com­men­cé en ven­dant des pommes à la criée dans New York.

— C’est exac­te­ment le même pro­ces­sus, une sorte de “céci­té au cime­tière”, bien connu de la Fran­çaise des Jeux. Si 100 % des gagnants ont bien ten­té leur chance, 100 % des per­dants aus­si, et ils sont bien plus nom­breux.

 

C’est une forme de ce que les sta­tis­ti­ciens et épi­dé­mio­lo­gistes appellent “l’oubli de la fré­quence de base” : on ne parle jamais de tous ceux qui ont som­bré dans l’alcool et la déprime parce qu’ils ne ven­daient pas assez de pommes. »

[En bons pri­mates, nous nous res­ser­vons des caca­huètes]

Je reprends :

— Si je te com­prends bien, savoir que l’espèce humaine va s’éteindre un jour ne devrait pas nous dépri­mer en tant qu’individu.

— C’est vrai.

— Ça ne te déprime pas, toi ?

— Je trouve la paix en pen­sant à la façon de Richard Daw­kins. Dans son livre Unwea­ving the rain­bow, Daw­kins écrit une sorte d’épitaphe tout à fait ravi­go­tante.

“Nous allons mou­rir, écrit-il, et cela fait de nous les chan­ceux. La plu­part des gens ne vont pas mou­rir parce qu’ils ne vont jamais naître. Les per­sonnes poten­tielles qui auraient pu être ici à ma place mais qui en fait ne ver­ront jamais le jour seront plus nom­breuses que les grains de sable d’Arabie. Ces fan­tômes non-nés auraient cer­tai­ne­ment été de plus grands poètes que Keats, des scien­ti­fiques plus grands que New­ton. Nous le savons parce que l’ensemble des per­sonnes pos­sibles que per­met notre ADN dépasse mas­si­ve­ment l’ensemble des per­sonnes exis­tantes. En dépit de ces stu­pé­fiantes pro­ba­bi­li­tés, c’est vous et moi, dans notre bana­li­té, qui sommes ici. Nous, les rares pri­vi­lé­giés, qui ont gagné à la lote­rie de la nais­sance contre tous les pro­nos­tics… Com­ment ose­rions-nous pleur­ni­cher à notre inévi­table retour à cet état anté­rieur dont l’immense majo­ri­té n’a jamais réus­si à s’extraire ?”

[Silence]

— Krak-oo hok !

— Je te demande par­don ?

— Laisse tom­ber, c’est de la pro­to­syn­taxe de la mone de Camp­bell, un cer­co­pi­thèque afri­cain. Tu me passes le rap­port du GIEC ?

 

 

POUR EN SAVOIR PLUS

■ # L a thèse de l’ivoirien Karim Ouat­ta­ra traite de cette pro­to-syn­taxe : Ouat­ta­ra, K., 2009 – “Com­mu­ni­ca­tion vocale chez la mone de Camp­bell sau­vage (Cer­co­pi­the­cus camp­bel­li camp­bel­li) au parc natio­nal de Taï-Côte d’Ivoire : flexi­bi­li­té acous­tique et pro­to-syn­taxe”, uni­ver­si­tés Coco­dy, Abid­jan, et Rennes 2. On peut entendre les mots de la mone dans PLoS ONE ici : https://bit.ly/3MDsxY2

■ # Kel­ly L. et al., 2017 –, “Tales from the crypt : a para­si­toid mani­pu­lates the beha­viour of its para­site host”, The Pro­cee­dings of the Royal Socie­ty B, 284, 20162365 (Doi 10.1098/rspb.2016.2365).

■ # Mon­voi­sin R., 2020 – “La Reine rouge dans la roue du ham­ster”, Espèces n° 35, p. 86–89.

■ # Jacques Brel, 1968 – J’arrive.

■ # Mon­voi­sin R., 2019 – “L’univers conte­nait-il en germe les frères Bog­da­noff ?”, Espèces n° 31, p. 87–89.

■ # Daw­kins R., 2000 – Les Mys­tères de l’arc-en-ciel, Bayard.

 

Mer­ci à Pierre Ker­ner alias Tau­po pour la par­tie para­si­toïdes (vous pou­vez d’ailleurs lire son excellent livre Moi, para­site, chez Belin, 2018. Un Must).

2 réponses

  1. Oliver dit :

    « Pro­mo­tion cano­pée », c’é­tait pas mal ! A mi che­min entre le Canard Enchaî­né et Canard PC. Chouette article, en tout cas. Faut dire que dès qu’on me cause évo­lu­tion, je kiffe ! Et comme un bien­fait n’est par­fois pas per­du Espèces a gagné un abon­né.

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