La reine rouge, jouée par Helen Bon­ham Car­ter, dans le film « De l’autre côté du miroir », de Tim Bur­ton

Ima­gi­nez un pays très bel­li­queux. Un pays qui n’a de cesse d’attaquer ses voi­sins, de les asser­vir, de leur voler leurs res­sources. Au gré des siècles, il domine ses voi­sins les plus faibles, tan­dis que d’autres résistent, soit parce que lour­de­ment armés, soit parce qu’ils déve­loppent des méthodes de gué­rilla et de maquis qu’il ne sait pas déjouer. Pen­dant un petit mil­lé­naire, le pays guer­rier inves­tit ses res­sources dans un arme­ment tou­jours plus lourd. Cela aura fata­le­ment rai­son de quelques-unes des proies résis­tantes et seuls se main­tien­dront ceux des pays voi­sins qui auront eux aus­si aug­men­té leur arse­nal ou opté pour le maquis. Le mil­lé­naire sui­vant, l’envahisseur baisse ses cré­dits d’armement et inves­tit dans le ren­sei­gne­ment et la contre-gué­rilla. Désor­mais, beau­coup de pays maqui­sards ploie­ront, pas tous, mais une majo­ri­té. En revanche, le pays bel­li­queux n’a plus assez de res­sources mili­taires pour aller fer­railler dans des guerres clas­siques avec les voi­sins tou­jours plus soli­de­ment équi­pés. Les poli­tistes ont mon­tré que tout état qui aug­mente sa propre sécu­ri­té contri­bue dans le même temps à aug­men­ter l’insécurité glo­bale et donc à dimi­nuer sa propre sécu­ri­té, ce qui enclenche une course à l’armement. L’un d’eux, John H. Herz, a appe­lé ce pro­ces­sus “dilemme de sécu­ri­té”, et la caval­cade nucléaire durant la guerre froide en est deve­nue le cas d’école. Dès lors, le pays va-t-en-guerre se retrouve, en vingt siècles, sur­ar­mé et équi­pé d’un sys­tème anti-résis­tance civile incom­pa­rable. Face à lui, les voi­sins sont soit sur­ar­més eux aus­si, soit dotés de maquis impre­nables, soit tout sim­ple­ment sou­mis. Au final, tout le monde se retrouve avec… sen­si­ble­ment la même force d’influence qu’au tout début, pas plus, pas moins. Retour à la case départ, l’armement et la conscience un peu plus lourds.

Dilemme de sécurité du vivant

Ayant étu­dié les pro­ba­bi­li­tés de sur­vie d’une cin­quan­taine de groupes d’organismes très variés, le bio­lo­giste Leigh Van Valen a éla­bo­ré dans les années soixante-dix la loi dite “de l’extinction”, qui porte par­fois son nom1. Cette loi nous dit en sub­stance ceci : la pro­ba­bi­li­té d’extinction d’un groupe d’êtres vivants est constante au cours des temps géo­lo­giques. Qu’est-ce à dire ? Pre­nons un cas de pré­da­tion quel­conque, par exemple gué­pard ver­sus gazelle. Si la sélec­tion natu­relle ménage les pré­da­teurs les plus rapides, elle ménage aus­si les proies les plus rapides. Cela induit deux choses : un “rap­port de
force” inchan­gé entre les espèces tout d’abord, et des géné­ra­tions d’individus tou­jours plus rapides ensuite. Bête­ment plus rapides. On assiste donc à une coévo­lu­tion paral­lèle anta­go­niste. Chaque groupe d’organisme tend à opti­mi­ser ses chances, à se com­plexi­fier, et fina­le­ment ne par­vient qu’à se main­te­nir, ce qui n’est déjà pas si mal. L’image qui me vient est celle d’un déra­té qui, bien que suant sang et eau pour gra­vir un esca­la­tor qui des­cend, est condam­né au sur place.

Alice au pays des coévolutions

Van Valen a pro­po­sé pour illus­trer cela l’image de la Reine rouge. Dans le deuxième volet d’Alice au pays des mer­veilles, inti­tu­lé “De l’autre côté du miroir”, Alice et la Reine rouge se retrouvent à cou­rir ventre à terre.

Alice demande  : « Mais, Reine Rouge, c’est étrange, nous cou­rons vite et le pay­sage autour de nous ne change pas ? » Et la reine répond : « Ici il faut cou­rir pour res­ter à la même place. Pour aller quelque part, il fau­drait cou­rir deux fois plus vite ».

L’effet “Reine rouge” se cache dans de nom­breux replis du vivant. Pre­nez le couple dia­bo­lique for­mé par le genre Heli­co­nius (de gen­tils papillons) et le genre Pas­si­flo­ra (de mignonnes plantes des jar­dins, la plus connue étant la fleur de la pas­sion). Les papillons femelles pondent leurs œufs sur la pas­si­flore, qui devient l’hôte, et le repas, de leurs che­nilles. Les pas­si­flores se font donc savam­ment cro­quer, sauf celles qui, par­mi les innom­brables varia­tions géné­tiques mélan­gées au gré du bras­sage sexuel, ont eu la chance de déve­lop­per un alca­loïde qui fait mou­rir les che­nilles. Dès lors, les che­nilles mortes se ramas­sèrent à la pelle, sauf celles qui, par bras­sage sexuel, se révé­lèrent résis­tantes à l’alcaloïde en ques­tion. La nou­velle popu­la­tion de che­nilles mâchon­na donc les plantes et les seules pas­si­flores alors capables de s’en sor­tir furent celles pour­vues d’une forme de feuille légè­re­ment dif­fé­rente, déjouant ain­si les che­nilles un peu miro. Dès lors, les che­nilles se trom­pèrent, jusqu’à ce que cer­tains Heli­co­nius “com­prennent” l’entourloupe et reviennent sur les nou­velles pas­si­flores, à nou­veau dévo­rées. Une autre varia­tion se retrou­va alors gagnante : ce qui aurait pu res­ter une vilaine acné juvé­nile, risée de toutes les autres feuilles, devint un avan­tage majeur. Les rares feuilles qui avaient des petites vési­cules trom­pèrent les mamans papillons qui crurent y voir des œufs et, jugeant la place de ponte déjà prise, s’en furent vers d’autres cieux. Il était pré­vi­sible que par­mi les mamans, l’une d’entre elles se ren­dît compte de l’illusion et recrée une popu­la­tion de papillons impos­sibles à ber­ner avec ces faux œufs. En peu de temps, on dit que ce sont près de 40 espèces dif­fé­rentes qui ont vu le jour dans cette coévo­lu­tion, chaque genre s’étant com­plexi­fié. Pour­tant il y a tou­jours le même rap­port de force entre Heli­co­nius et Pas­si­flo­ra.

Promotion canopée

Idem pour l’interaction entre les chauve-sou­ris et leurs proies favo­rites, les macro­hé­té­ro­cères, ou “papillons de nuit”. Les chauves-sou­ris déve­lop­pèrent une écho­lo­ca­tion à très haute fré­quence, leur per­met­tant de situer et donc chas­ser leurs proies dans les ténèbres. Pro­gres­si­ve­ment, les papillons qui sur­vé­curent furent ceux qui enten­daient les fré­quences du sonar, et pro­dui­saient des manœuvres de vol anar­chiques leur évi­tant d’être au menu du soir. Les chauves-sou­ris évo­luèrent pro­gres­si­ve­ment vers un radar plus ou moins fort, puis plus fur­tif, dépla­çant leur fré­quence vers des seuils inau­dibles pour les papillons, soit plus haut, soit plus bas, ce qui eut pour effet de les sur­prendre. Mais les papillons contre-atta­quèrent avec des pro­duc­tions de petits “clics” en ultra­sons venant trou­bler le sonar de leurs enne­mies jurées, fai­sant cla­quer leurs mâchoires dans le vide, etc. La guerre n’est pas près de se finir. Les végé­taux ne font pas non plus l’impasse sur ce que les psy­cho­logues sociaux appellent des “pièges abs­cons”. Regar­dez un sol où sur­gissent des pousses de plantes diverses. Au gré des siècles, celles qui déve­lop­pèrent la syn­thèse de la lignine pro­dui­sirent des troncs per­met­tant de se his­ser par-des­sus les autres, et de prendre un bain de soleil plus grand. Mais saper­lotte ! Bon nombre de concur­rentes déve­loppent la même astuce ! Que faire ? Eh bien… Pro­duire plus de tronc.
De fil en aiguille, de petit tronc en petit tronc, sont appa­rues des cano­pées qui culminent à des dizaines de mètres de hau­teur, avec des arbres qui dépensent tous une éner­gie dingue à fabri­quer des tonnes de troncs, tout ça pour avoir le même bain de soleil que… sans tronc. Retour­nez à la case départ, et ne tou­chez pas 20 000 francs.

Bio­lo­giste lui-même dans un milieu aus­tère, Van Valen eut toutes les peines du monde à faire pas­ser son article en 1973, tant et si bien qu’il finit par s’auto-publier. En toute fin d’article, acide, il remer­cia la la Natio­nal Science Foun­da­tion  qui, lui ayant constam­ment refu­sé des cré­dits de recherche pour tra­vailler sur de vrais orga­nismes, le condam­na à ce tra­vail de biblio­gra­phie qui le mena vers cette magni­fique loi d’extinction. Il semble qu’une deuxième pro­to-loi se des­sine en fili­grane : que nous soyons en bio­lo­gie, dans le monde de l’entreprise “inno­vante” ou dans celui de la publi­ca­tion, la libre concur­rence nous condamne pour sur­vivre à éter­nel­le­ment cou­rir dans une roue de ham­ster. 

Ce texte a été publié dans le n°35 de la revue Espèces, en mars 2020. Mer­ci à la revue d’en per­mettre la repro­duc­tion.
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Richard Mon­voi­sin

Notes

  1. Mais “une décou­verte scien­ti­fique ne porte jamais le nom de son auteur” est aus­si une loi, dite de Sti­gler du nom de Ste­phen Sti­gler. Ain­si, cette “loi de l’extinction” avait déjà été pro­po­sée par le géo­logue Charles Lyell. Vous note­rez que la loi de Sti­gler s’applique à elle-même, puisque Sti­gler dit l’avoir lui-même fau­chée à quelqu’un d’autre (en l’occurrence au socio­logue Robert K.
    Mer­ton).

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