Gri­sh­ka Bog­da­noff, jour­nal télé­vi­sé de France 2, 11 juin 2010 :
« Pour nous, l’univers n’est abso­lu­ment pas né par hasard,
quand on constate toutes ces constantes, quand on constate que ces
gran­deurs quan­ti­fiées, chif­frées, pré­cises, com­plè­te­ment ajus­tées,
qu’elles sont là, et que si elles avaient été détra­quées ici et là à la
ving­tième déci­male, ou au cen­tième rang, un chiffre à la place d’un
autre, l’univers serait res­té chao­tique. »
France 2 (voix off) : « Les frères Bog­da­noff y voient la main d’un
créa­teur, pour­quoi pas Dieu ? »

Gagner à la lote­rie n’est pas don­né à tout le monde. Lorsqu’on gagne, on en attri­bue le mérite à la chance qui nous a ins­pi­ré les “bons” numé­ros. Mais ce n’est pas exact : d’abord parce que les per­dants ont aus­si fait appel au même dieu Chance – qui, semble-t-il, a l’oreille sélec­tive. Ensuite parce que si le Loto est tom­bé, de manière for­tuite, sur des numé­ros qui se sont avé­rés être les nôtres, il n’y avait pas, à prio­ri, de “bons” numé­ros :  n’importe quels autres numé­ros auraient pu être “bons”. J’espère que 100 % des per­dants seront conso­lés par cet argu­ment.

Dans la même veine, notre cor­tex fron­tal aime­ra pen­ser que si, aujourd’hui même, vous lisez (et per­sonne d’autre que vous) ce que j’écris (et per­sonne d’autre que moi) dans ces pages, pré­ci­sé­ment à cette heure-ci, c’est que l’univers tout entier a déter­mi­né depuis l’origine que nous nous retrou­ve­rions ici, main­te­nant. Pré­dire que vous, spé­cia­le­ment vous, seriez en train de lire exac­te­ment cet article à cet  ins­tant exact, était gran­de­ment impro­bable, et pour­tant c’est arri­vé ! N’y a‑t-il donc pas une volon­té “pro­gram­ma­trice”, une main invi­sible émer­geant d’une ample robe qui a, tels des pions, agen­cé la
suc­ces­sion des évè­ne­ments dans le but d’en arri­ver là ? Peut-être, mais on ne le démontre pas ain­si, pour une rai­son somme toute assez facile à com­prendre : si on change d’auteur, de lec­teur, de phrase et d’instant… le rai­son­ne­ment tien­dra tou­jours. En gros, peu importe la situa­tion, nous avons sou­vent l’outrecuidance de croire qu’elle était déjà conte­nue dans l’œuf pri­mi­tif, sous la forme d’un des­tin.

Pangloss à toutes les sauces

C’est sen­si­ble­ment la même rai­son qui amène à reti­rer l’humain du haut de la direc­tion du tronc de l’arbre du vivant, tronc que l’humain a lui-même des­si­né, poin­tant avan­ta­geu­se­ment vers sa propre gloire. Car depuis votre Canis lupus fami­lia­ris, qui agite ses ver­tèbres coc­cy­giennes de conten­te­ment en vous appor­tant vos chaus­sons, à Microas­cus bre­vi­cau­lis, asco­my­cète qui ronge patiem­ment l’ongle de votre petit orteil, n’importe quelle espèce actuelle aurait pu pré­tendre au trône de la cime de l’arbre, car de fait votre chien ou votre cham­pi­gnon d’ongle est encore là en 2019. L’un des deux peut aus­si légi­ti­me­ment que nous autres humains, pré­tendre être le pro­jet conte­nu dans LUCA, le last ulti­mate com­mon ances­tor, alias DACU en fran­çais, notre der­nier ancêtre com­mun uni­ver­sel, le plus récent orga­nisme dont est issu l’ensemble des espèces vivant actuel­le­ment sur Terre (cf. mon article Rem­bo­bi­ner le fil de la vie, dans la revue n°34. Si le lom­bric savait des­si­ner, il se pla­ce­rait sûre­ment en haut de l’échelle des êtres. Mais à quoi bon ? De toute façon, il n’a pas de mains.

Ce biais d’arrogance est cou­ram­ment nom­mé le rai­son­ne­ment pan­glos­sien, en hom­mage à Pan­gloss, pré­cep­teur de Can­dide dans le conte de Vol­taire :

« Pan­gloss ensei­gnait la méta­phy­si­co-théo­lo­go-cos­mo­lo­ni­go­lo­gie. Il prou­vait admi­ra­ble­ment qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes pos­sibles, le châ­teau de mon­sei­gneur le baron était le plus beau des châ­teaux et  madame la meilleure des baronnes pos­sibles. »

Mais Pan­gloss dit sur­tout :

« Il est démon­tré […] que les choses ne peuvent être autre­ment : car, tout étant fait pour une fin, tout est néces­sai­re­ment pour la meilleure fin. Remar­quez bien que les nez ont été faits pour por­ter des lunettes, aus­si avons-nous des lunettes. Les jambes sont visi­ble­ment ins­ti­tuées pour être chaus­sées, et nous avons des chausses […] ; le plus grand baron de la pro­vince doit être le mieux logé ; et, les cochons étant faits pour être man­gés, nous man­geons du porc toute l’année : par consé­quent, ceux qui ont avan­cé que tout est bien ont dit une sot­tise ; il fal­lait dire que tout est au mieux. »

Quelques années plus tard, s’inscrira au patri­moine intel­lec­tuel du XIXe siècle nais­sant “l’analogie de l’horloger” qui pro­cède de la même eau. Le théo­lo­gien William Paley écri­ra en 1802 à l’appui de l’existence de Dieu la chaine d’arguments sui­vante :
– si l’on regarde une montre, on com­prend très vite que la finesse de cette fabri­ca­tion a néces­si­té quelqu’un pour la pen­ser : il existe donc un hor­lo­ger ;
– si l’on regarde un phé­no­mène natu­rel incroya­ble­ment beau/fin/complexe/rare/étrange, on est contraint de pen­ser que la beauté/ finesse/complexité/rareté/étrangeté de ce phé­no­mène a néces­si­té
quelque chose pour la pen­ser, pour la vou­loir, c’est-à-dire une volon­té cos­mique ou un des­sein intel­li­gent : une telle volon­té, un tel des­sein existent donc.

Délicieuses portes ouvertes

Ce type de fina­lisme, c’est comme du cho­co­lat, c’est très rapi­de­ment assi­mi­lable par notre cer­veau. Les exemples de notre appé­tence pan­glos­sienne jonchent par cen­taines la lit­té­ra­ture. Le melon, selon Jean Ber­nar­din de Saint-Pierre « a été divi­sé en tranches par la nature afin d’être man­gé en famille. La citrouille, étant plus grosse, peut être man­gée avec les voi­sins. » Cela fait tout de suite moins rire quand des créa­tion­nistes de toutes obé­diences et plus récem­ment musul­mans comme Harun Yayah viennent expli­quer que l’œil humain, la syn­thèse des pro­téines, ou l’apparition de la conscience ne sont pas le pro­duit d’une évo­lu­tion mais d’un créa­teur et que la superbe de l’humanité ne peut être que le fait de la volon­té de Dieu. De la même manière que le gagnant du Loto croit qu’il est élu par la Chance, Igor et Gri­sh­ka Bog­da­noff (comme le phy­si­cien boud­dhiste Trinh Xuan Thuan) croient l’univers trop fine­ment réglé et sa com­plexi­té trop irré­duc­tible pour être le fruit du hasard phy­sique.
Si les frères Bog­da­noff nous disaient seule­ment que l’univers serait res­té chao­tique si les constantes avaient été détra­quées, ils emprun­te­raient alors ce qu’on appelle le prin­cipe anthro­pique faible : ce que nous pou­vons obser­ver doit être com­pa- tible avec les condi­tions néces­saires à notre pré­sence en tant qu’observa-
teurs, sinon… nous ne serions pas là pour l’observer. Logique, mais creux. C’est une tau­to­lo­gie. Mais comme ils disent :

« si [ces constantes] avaient été détra­quées […], l’univers serait res­té chao­tique, [donc] l’univers n’est abso­lu­ment pas né par hasard. »

ils versent alors dans le prin­cipe anthro­pique fort : les para­mètres fon­da­men­taux dont l’univers dépend sont réglés pour que celui-ci per­mette la nais­sance d’observateurs en son sein à un cer­tain stade de son déve­lop­pe­ment. Nous autres humains étions conte­nus dans les para­mètres de départ des temps pri­mor­diaux. C’est exac­te­ment du créa­tion­nisme “sauce Pan­gloss”. Quel qu’eût été l’univers, si tant est qu’il y eût des obser­va­teurs pour en par­ler, ils auraient tenu exac­te­ment le même dis­cours, et invo­qué un autre Dieu à eux pour l’expliquer. Mais la sauce Pan­gloss est indi­geste. Il y aura des efforts à faire pour se convaincre que l’univers a pour unique direc­tion depuis 13,8 mil­liards d’années de faire pas­ser les frères Bog­da­noff à la télé­vi­sion pour dire cela.
On s’invente la Chance, le Talent ou le Des­tin qu’on peut.

Pour en savoir plus

  •  Ber­nar­din de Saint-Pierre J.-H., 1784  – “Étude de la nature”, XI, dans Œuvres com­plètes, Hachette livres/BNF 2013.
  •  Vol­taire, 1758 – Can­dide et autres contes, Folio clas­sique, Gal­li­mard 1992.
  • Pour mes autres articles dans la revue, cli­quez là

(Ce texte a été publié dans le n°32 de la revue Espèces, en mars 2019. Mer­ci à la revue d’en per­mettre la repro­duc­tion. Le jour­nal télé­vi­sé des frères Bog­da­noff a par ailleurs fait l’ob­jet d’une de mes ques­tions d’exa­men, avec cor­ri­gé, en 2014, sur cortecs.org).

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