RTL, 20 mai 2016, un chro­ni­queur :
« […] ça ne sert pas à grand-chose, les dents de sagesse. […]
D’autres par­ties de notre corps fina­le­ment avec l’évolution
sont deve­nues inutiles et vont finir par dis­pa­raître. […]
Autre fonc­tion qui ne sert plus à grand-chose, la chair de
poule […] L’appendice aus­si est très super­flu […] Idem pour
le coc­cyx. Enfin il y a l’épineuse ques­tion du petit orteil, pour
sup­por­ter le poids de notre corps. »

Pre­nons une mon­tagne, au som­met de laquelle quelqu’un a posé un bal­lon en équi­libre. L’équilibre est instable, et le bal­lon ne va pas tar­der à déva­ler la pente la plus mar­quée, dans le puits de poten­tiel le plus fort. Notre cer­veau  res­semble en quelque sorte à cette mon­tagne ravi­née : une cog­ni­tion, une idée, emprun­te­ra des che­mins pri­vi­lé­giés, des pentes attrac­tives for­te­ment intui­tives mais qui ne sont ration­nelles que de façade. L’une des pentes men­tales les mieux car­to­gra­phiées lorsque l’on parle d’évolution est le rai­son­ne­ment pan­glos­sien (voir mon article dans Espèces n° 31), mais pen­ser que néces­si­té fait loi et que la fonc­tion fait for­cé­ment, à tous les coups, l’organe, est l’erreur majeure à ne pas com­mettre sous peine de faire un bond de 200 ans dans le pas­sé des sciences.

La cécité fait loi

C’est un lieu com­mun des repas de famille : comme il n’y a soi-disant aucune fonc­tion au petit orteil hor­mis nous rap­pe­ler la légen­daire méchan­ce­té des pieds de lit, aucune uti­li­té du coc­cyx à part se le fêler en fai­sant de la luge, aucune uti­li­té au lobe de l’oreille, à l’appendice, il y a tou­jours un oncle ou une cou­sine pour conclure, entre la poire et le fro­mage, que ces organes vont s’étioler puis dis­pa­raitre. C’est facile à ima­gi­ner : une feuille d’arbre inutile qui se des­sèche len­te­ment, un rameau qui noir­cit et finit par tom­ber tout rabou­gri. Et l’inénarrable neveu rajoute que nous fini­rons par avoir les doigts plus longs pour pou­voir faire des tex­tos, le dos cour­bé adap­té aux chaises de bureau et l’estomac opti­mi­sé pour les fast foods. À la fin, on se retrouve avec une image de l’humain pro­je­té dans les siècles à venir qui donne quelque chose d’assez proche d’un célèbre des­sin publié par The Sun, puis par l’Express en 2012, dont s’inspire l’illustration ci-des­sous :

« Avec de longs bras, d’énormes  yeux, une bouche éden­tée, un qua­druple men­ton et un petit cer­veau… ».

Effec­ti­ve­ment, il y a deux siècles, dans les ver­sions de l’évolution anté­rieures à celle de Dar­win, on pen­sait qu’un organe n’ayant plus de fonc­tion dis­pa­rai­trait, et que si un organe nous était néces­saire, alors nous aurions ten­dance à le déve­lop­per, comme par volon­té. Puis Dar­win et Wal­lace sont pas­sés par là et ont com­pris que ça ne mar­chait pas vrai­ment comme ça : une inno­va­tion chez un indi­vi­du (cou­leur de plumes, pattes, nou­velle danse, etc.) ne se trans­met­tra dans les popu­la­tions ulté­rieures que si son pro­prié­taire en tire un avan­tage direct ou indi­rect en termes de repro­duc­tion.

Un organe de perdu, dix de retrouvés

Donc peu importe que le coc­cyx ne serve à rien (d’ailleurs ce n’est pas vrai : il donne attache aux muscles ischio-coc­cy­gien, sacro-coc­cy­gien anté­rieur et pos­té­rieur, rec­to-coc­cy­gien, grand fes­sier et aux liga­ments sacro-scia­tiques, mer­ci à lui), il ten­dra à dis­pa­raitre si nos pré­fé­rences sexuelles nous amènent à ne faire des enfants qu’avec des indi­vi­dus à petit coc­cyx, sans coc­cyx ou si le fait de trim­bal­ler un coc­cyx nous ralen­tit dans un des maillons de la course à la repro­duc­tion. Idem pour le lobe de l’oreille, qui ne se rédui­ra à néant que si le fait d’avoir un lobe impo­sant nous déclasse dans la com­pé­ti­tion sexuelle. À prio­ri, ce n’est pas par­ti pour, d’autant qu’avec le lobe on “exapte”1 : d’un organe inutile, on peut faire quelque chose, même un organe de charme. Et c’est fou ce que les humains ont été capables de mettre dans leur lobe à des fins de séduc­tion. Quant aux doigts qui s’allongent, il fau­drait que les doigts lon­gi­lignes soient avan­ta­geux pour par exemple cram­pon­ner son/sa par­te­naire, nour­rir ou mater­ner les petits, ou soient par­ti­cu­liè­re­ment sédui­sants, et que cette séduc­tion mène à repro­duc­tion. Or sauf à vivre dans un pays théo­cra­tique, vous savez que la sexua­li­té humaine est désor­mais éro­tique et lar­ge­ment dis­so­ciée de nos flux hor­mo­naux, et qu’on a légi­ti­me­ment le droit d’avoir “un enfant, si je veux quand je veux”, pour reprendre un fameux slo­gan du Mou­ve­ment pour le plan­ning fami­lial. Et l’usage du télé­phone, à moins que les sex­tos2 ne deviennent pri­mor­diaux pour la for­ma­tion de couples, n’aura aucune influence là-dedans. N’en déplaise au vieil oncle ou à la cou­sine, la bonne nou­velle dans tout cela c’est que nous sommes des archives sur pattes. Dar­win avait com­men­cé la liste de ces struc­tures, que Robert Wie­der­sheim appe­la “ves­ti­giales” et qui, à pre­mière vue, ne servent à rien, sauf par­fois à faire rire, comme le tuber­cule de Dar­win, ce petit bour­re­let qu’on appelle aus­si “oreille d’elfe” (voir l’ar­ticle “Mon­sieur Spock à l’écoute de Dar­win” p. 64 de ce numé­ro), ou les muscles des oreilles que j’arrive tant bien que mal à faire bou­ger pour faire rigo­ler les enfants ; ou faire souf­frir inuti­le­ment (l’appendice ilé-cae­cal qui s’infecte, les dents de sagesse qui ne sortent pas, les canaux défé­rents qui font faire
au sperme un che­min mor­tel­le­ment long, les sinus fron­taux qui font mal en cas d’infection et dont le trou de vidange est “bête­ment” en haut) ; ou encore à faire joli (le phil­trum, ou “empreinte de l’ange”, la fos­sette de la lèvre supé­rieure ves­tige des truffes de cer­tains mam­mi­fères comme les chiens) ; ou enfin le pli semi­lu­naire, ce petit tégu­ment rosâtre dans le coin de l’œil, qui est un ves­tige de la mem­brane nic­ti­tante, la fameuse troi­sième pau­pière de nom­breux rep­tiles, oiseaux et amphi­biens. Lors du pro­cès du Singe3, en 1925, le zoo­lo­giste New­man décla­ra :

« Il y a, selon Wie­der­sheim, pas moins de 180 struc­tures ves­ti­giales dans le corps humain, ce qui est suf­fi­sant pour faire d’un homme un véri­table musée d’antiquités ambu­lant. »

Anti­qui­tés, anti­qui­tés… Le temps pas­sant, on se rend compte que cer­tains de ces organes, à la longue, revêtent tout de même une cer­taine uti­li­té. Le pli semi­lu­naire lubri­fie l’œil, l’appendice par­ti­cipe à l’immunité. Des organes qui ne ser­vaient plus à rien retrouvent une nou­velle vie dans une autre fonc­tion­na­li­té.
Ce qui est peut-être le plus ves­ti­gial dans notre cer­veau, c’est l’inclination vers des inter­pré­ta­tions intui­tives qui ont eu pro­ba­ble­ment leur uti­li­té en des temps farouches… et qui, dans mon cas, n’ont pro­ba­ble­ment pas d’autre fonc­tion exap­ta­tive que de me per­mettre d’écrire ces lignes pour faire mon inté­res­sant… (et aug­men­ter ma capa­ci­té repro­duc­trice ? Je ne suis pas sûr de le sou­hai­ter).

Richard Mon­voi­si

Pour en savoir plus

Ce texte a été publié dans le n°32 de la revue Espèces, en juin 2019. Mer­ci à la revue d’en per­mettre la repro­duc­tion. Pour mes autres articles dans la revue, cli­quez là.

Notes

  1. Exap­ta­tion : terme dési­gnant le  déve­lop­pe­ment d’un carac­tère doté d’une fonc­tion pre­mière qui, par la sélec­tion natu­relle, évo­lue au fil du temps pour jouer un tout nou­veau rôle. On le doit à Gould et Vrba dans un article fameux de 1982, “Exap­ta­tion – a mis­sing term in the science of form”, Paleo­bio­lo­gy, vol. 8, p.4–15.
  2. Sex­tos : tex­tos à carac­tère éro­tique ou sexuel.
  3. Pro­cès du singe, ou pro­cès Scopes : il s’agit d’un pro­cès qui eut lieu à Day­ton (Ten­nes­see) aux États-Unis en 1925, inten­té par des fon­da­men­ta­listes chré­tiens contre John T. Scopes qui avait ensei­gné la théo­rie de l’évolution à ses élèves en dépit d’une loi de l’État inter­di­sant aux ensei­gnants de nier “l’histoire de la créa­tion divine de l’Homme, telle qu’elle est ensei­gnée dans la Bible”.

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