« My name is LUCA
I live on the second floor
I live ups­tairs from you. »
Suzanne Vega

Il n’y a pas que le sau­mon qui essaye tant bien que mal de reve­nir à la source. Si les étho­logues étu­dient la cime du buis­son du vivant, il y a des bio­lo­gistes dont le métier confine à l’archéologie. Ils tentent de remon­ter le fil de l’histoire évo­lu­tive des êtres vivants, jusqu’à la souche, la pre­mière radi­celle d’où aurait démar­ré tout ce que nous connais­sons. Coup de chance, nous, êtres vivants, sommes tous des  archives sur pattes (voir mon article dans Espèces n° 33) : les molé­cules qui nous com­posent ont cer­tains points par­ta­gés qui sont la mémoire enfouie d’un ancêtre com­mun dont tout le vivant actuel  des­cen­drait.
Cet ancêtre ultime a d’abord été appe­lé pro­gé­note il y a qua­rante ans, mais beau­coup regret­taient que ce terme ins­tille l’idée d’un orga­nisme hyper-simple, du style cel­lule misé­rable et  rudi­men­taire. Car rien n’implique que l’ancêtre soit si rudi­men­taire que ça, au contraire. Qui dit der­nier ancêtre com­mun uni­ver­sel (DACU, en anglais LUCA) ne dit cer­tai­ne­ment pas pre­mier orga­nisme vivant. LUCA n’était assu­ré­ment pas seul à bar­bo­ter dans son mari­got, seule­ment ses petits cama­rades de l’époque n’ont pas lais­sé de des­cen­dants actuels. D’ailleurs, LUCA n’est pas non plus l’ancêtre le plus récent de toutes les formes de vie ter­restre ayant jamais gigo­té sur Terre, puisque cer­taines sont plus vieilles que lui. Bref, LUCA est déjà le fruit tar­dif – on le sait main­te­nant – d’une longue évo­lu­tion. Le confondre avec le pre­mier orga­nisme vivant, c’est comme confondre la pre­mière trace d’écriture connue (les tablettes d’Uruk, il y a 5 300 ans), avec la pre­mière fois que quelqu’un a écrit quelque chose dans  le sable. On appelle ça un biais d’attrition.

Mais com­ment savoir quoi que ce soit d’un ultra-aïeul qu’on est obli­gé d’imaginer faute d’éléments directs ? C’est que les bio­lo­gistes sont malins comme des singes – d’ailleurs, ça tombe bien, ce sont des singes 1. Ils ont remar­qué que le vivant se déploie en trois direc­tions : le règne des bac­té­ries, comme le sta­phy­lo­coque, celui des archées, comme cer­tains métha­no­gènes de notre tube diges­tif, et celui des euca­ryotes, qui regroupe les plantes, les cham­pi­gnons, les pro­tistes et les bio­lo­gistes eux-mêmes, tous faits de cel­lules à noyau. Alors vint l’idée d’isoler les déno­mi­na­teurs com­muns à ces trois ensembles, et la mois­son fut riche : 3 molé­cules d’ARN et 34 pro­téines pré­sentes dans le ribo­some. Pas mal non ? Cette mois­son est trop com­plexe pour qu’elle puisse avoir été indé­pen­dam­ment obte­nue par les archées, les bac­touses (sur­nom  affec­tueux des bac­té­ries) et nous autres euca­ryotes. Et si per­sonne ne s’aventure à décrire la fri­mousse de LUCA, cer­tains aven­tu­riers ont ten­té de carac­té­ri­ser sa bio­chi­mie et sa carte géné­tique pro­bables. Le débat fait rage quant à savoir si LUCA pos­sé­dait déjà de l’ADN ou rele­vait seule­ment de l’ARN. En 2016, un pla­teau de 355 gènes a été pré­sen­té par C. Made­line et ses col­la­bo­ra­teurs, certes avec des gants,  puisqu’il n’y a aucune cer­ti­tude que cer­tains de ces gènes ne soient pas le fruit de trans­ferts hori­zon­taux plus tar­difs. N’empêche : il semble bien que notre ultime aïeul com­mun, notre conces­tor, comme l’appelle Richard Daw­kins, aimait nager le crawl près du mag­ma, dans l’eau bru­lante des che­mi­nées hydro- ther­males, sur le plan­cher océa­nique.
Oui, mais quand ? Aux der­nières nou­velles, on pro­pose quelque 4,28 mil­liards d’années en arrière, et on s’approche des plus anciennes formes de vie fos­si­li­sées retrou­vées à ce jour. C’est très tôt, dans l’histoire de la pla­nète. Cela vou­drait dire que la pro­li­fé­ra­tion du vivant a été bien plus rapide qu’on ne le croit, ren­dant pro­bable l’existence d’autres formes de vie (pré­sentes ou pas­sées)… ailleurs. Chouette !

Faut-il croire l’ADN mytho ?

Remon­ter le fil vers un ancêtre com­mun hypo­thé­tique est un art qui res­semble à la pêche à la ligne. Pre­nez celle qu’on appelle l’“Ève mito­chon­driale”, abré­viée mt-Eve. Pas­sons sur la réfé­rence biblique fati­gante qui fit se tré­mous­ser quan­ti­té de créa­tion­nistes. C’est le nom qu’on a don­né à la plus récente ancêtre humaine matri­li­néaire com­mune de l’humanité. Què­sa­co ?

Les mito­chon­dries sont des orga­nites cel­lu­laires qui ne sont à notre connais­sance trans­mises que par l’ovule de la mère, si l’on excepte de très rares cas chez une moule, un séquoia, la banane ou le mou­ton.
Chez l’humain, par exemple, la trans­mis­sion par le père n’a été docu­men­tée que deux fois, dans des cas de mala­die (notam­ment par Shiyu Luo et son équipe en 2018). Or on sait désor­mais que tous les ADN mito­chon­driaux humains ont une ori­gine com­mune. Par consé­quent, sauf à décou­vrir des cas de trans­mis­sion non patho­lo­gique d’ADN mito­chon­drial par le papa, il est cer­tain qu’il y a eu une femme qui a eu une fille2 qui a elle-même eu une fille, qui elle-même… et qui est la plus longue chaine matri­li­néaire non inter­rom­pue par une nichée de fils. Vous voyez le truc ? Non, elle n’est pas la plus vieille femme du monde, ni la pre­mière : elle est par hasard celle qui a lan­cé sans le savoir la plus longue lignée de femmes fai­sant des filles. Elle a vrai­sem­bla­ble­ment vécu il y a 100 000 ans, du côté du Kenya. Et elle est bien sûr morte sans connaitre son titre, puisque c’est un titre post­hume.

Idem pour l’“Adam Y‑chromosomique”, le plus récent ancêtre patri­li­néaire com­mun, qui a eu un fils qui a eu un fils qui a eu… et qui a trans­mis le chro­mo­some Y que les filles ne pos­sèdent (presque) pas.
On peut rem­bo­bi­ner le fil pour chaque haplo­groupe, c’est-à-dire pour chaque groupe d’humains ayant un même ancêtre com­mun en lignée patri­li­néaire ou matri­li­néaire. En France, par exemple, l’haplogroupe Y majo­ri­taire s’appelle R1b (R‑M343) et on pour­rait tra­quer le der­nier gar­çon en filia­tion patri­li­néaire exclu­sive de ce groupe, appe­lons-le “Jean-Michel Y‑R1b chro­mo­so­mique”.

Bref, aucun Y‑Adam n’était évi­dem­ment contem­po­rain d’mt-Eve, encore moins marié avec… et ni l’un ni l’autre n’habitait un Éden ver­doyant. N’empêche, la géné­tique, en explo­rant nos tré­fonds, per­met de rami­fier les êtres vivants entre eux, sui­vant des fils évo­lu­tifs dont les nœuds, aus­si éton­nant que cela puisse paraitre, sont des indi­vi­dus fan­to­ma­tiques dont on sait un tas de choses, sans avoir d’eux-mêmes une seule trace maté­rielle à dis­po­si­tion. Un peu comme un com­mis­saire de police qui par­vient à en savoir long sur le pro­fil d’un meur­trier de l’Antiquité qui n’a pour­tant jamais été attra­pé. 

Richard Mon­voi­sin

Pour en savoir plus

  • Made­leine J., Weiss M.-C. et al., 2016 – The phy­sio­lo­gy and habi­tat of the last uni­ver­sal com­mon ances­tor, Nature Micro­bio­lo­gy, 1.
  •  Shiyu Luo et al., 2018 – Bipa­ren­tal Inhe­ri­tance of Mito­chon­drial DNA in Humans, PNAS, 115 (51), p. 13039–13044.

Ce texte a été publié dans le n°32 de la revue Espèces, en juin 2019. Mer­ci à la revue d’en per­mettre la repro­duc­tion. Pour mes autres articles dans la revue, cli­quez là.

Notes

  1. Singes (ou simii­formes) : forment un infra-ordre mono­phy­lé­tique dont l’une des branches compte les “grands singes”, donc l’humain actuel, vous, et moi.
  2. Fille : je reprends ici une caté­go­ri­sa­tion fille/garçon, arbi­traire et pra­tique, en défi­nis­sant fille l’humain qui pro­duit un gamète gros, rare et peu motile et qui pos­sède des chro­mo­somes sexuels iden­tiques. Dans la vraie vie, tout est plus com­pli­qué, et c’est tant mieux !

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