Avec l’é­ter­nel Nico­las Pin­sault, nous avons com­mis ça, pour les PUG. C’est désor­mais ici, en ebook libre sur leur site, et ça résume assez bien… notre point de vue. Je n’a­vais pas sou­hai­té m’ex­pri­mer jusque là sur le sujet. Je n’a­vais pas de pho­to à don­ner, alors j’ai fait un sel­fie qui sau­ra j’en suis sûr vous séduire (je ne com­prends pas pour­quoi les auteurs/autrices veulent tou­jours faire des têtes de 1ers de la classe sur les pla­quettes).

Donne‐nous aujourd’hui notre soin covidien

Pour cha­cun de nous, la crise Covid-19 aura modi­fié le quo­ti­dien à l’échelle indi­vi­duelle. Une ques­tion se pose sur les trans­for­ma­tions qu’elle aura à l’échelle col­lec­tive. Pour cer­tains, elle est asso­ciée à une baisse ou un arrêt de leurs acti­vi­tés pro­fes­sion­nelles. Pour les gens comme nous qui ensei­gnons la métho­do­lo­gie, l’esprit cri­tique et l’autodéfense intel­lec­tuelle, cela aura été un véri­table fes­ti­val, exi­geant d’être sur le pont 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Nous avons été sol­li­ci­tés tous azi­muts, aus­si bien sur la pénu­rie de masques que sur le rôle des gousses d’ail contre le virus, sur l’homéopathie en pré­ven­tion autant que sur la qua­li­té des tra­vaux de Didier Raoult.
Cela a inévi­ta­ble­ment posé les limites de notre exper­tise. Contrai­re­ment à ce que nombre d’analystes sim­plistes dif­fusent sur You­Tube, les ques­tions de san­té publique sont com­plexes et mul­ti­pa­ra­mé­trées : elles contiennent de la science bud­gé­taire, de l’infectiologie, des sta­tis­tiques bayé­siennes, de la pro­tec­tion sociale, de la lec­ture de pro­to­coles expé­ri­men­taux, de la poli­tique « poli­ti­cienne », de la phi­lo­so­phie morale…

Des équa­tions faciles à poser…

Oui, de la phi­lo­so­phie morale ! Par exemple pour tran­cher la ques­tion de savoir com­bien de gens il fau­dra contraindre à res­ter chez eux / tra­vailler moins / perdre du reve­nu / regar­der des séries TV / aug­men­ter les vio­lences conju­gales pour sau­ver la vie d’un nombre x incon­nu de per­sonnes… Les para­mètres de cette équa­tion changent-ils si ce sont les plus vieux qui meurent ? Faut-il ver­ser des com­pen­sa­tions (d’argent public) aux pro­fes­sions lésées ? Si oui, les­quelles ? Puisque c’est par de l’endettement que se font ces com­pen­sa­tions – et le plan de relance qui s’ensuivra – est-il légi­time d’endetter les géné­ra­tions futures pour sau­ver les géné­ra­tions pré­sentes (même sur le déclin) ? Faut-il immé­dia­te­ment pro­po­ser aux patients une sub­stance qui a pos­si­ble­ment l’air de soi­gner mais pos­sède des effets délé­tères, ou attendre des tests fiables au risque de lais­ser mou­rir des per­sonnes par pri­va­tion de trai­te­ment ?
Or il n’y a guère que les chro­ni­queurs édi­to­crates télé­vi­suels habi­tuels pour s’imaginer pou­voir faire du fast‐thinking, comme d’autres servent du fast‐food. À notre connais­sance, aucun « savant », et à plus forte rai­son aucun de nous deux, n’a une exper­tise de haut niveau dans tous ces domaines. Donc les ques­tions du type « Le confi­ne­ment était-il néces­saire ? » ou « Le pré­sident a-t-il bien fait de prendre telle ou telle mesure ? », qui reviennent sou­vent, sont comme les équa­tions de Navier-Stokes en méca­nique des fluides, ou celle de Drake pour quan­ti­fier la pos­si­bi­li­té d’une vie extra­ter­restre ( 1) : faciles à poser, impos­sibles à tran­cher sim­ple­ment.

Fort heu­reu­se­ment, le futur (et les réponses qui vien­dront) sera très pré­vi­sible une fois pas­sé. On pour­ra alors regar­der si faire des entorses à la métho­do­lo­gie – comme c’est le cas sur la chlo­ro­quine – se jus­ti­fie en période de crise (nous pen­sons que non), ou si inter­dire la course à pied sur l’ensemble du ter­ri­toire natio­nal entre 10 et 19 heures est sou­hai­table (nous n’en savons rien).

Il y a cepen­dant deux ou trois choses que l’on peut poser pour acquises.

La crise sani­taire : une mar­tin­gale per­dante

La pre­mière concerne la ges­tion de crise sani­taire au niveau d’un État. Quelle que soit notre posi­tion sur le man­dat macro­nien, si l’on des­si­nait l’arbre des pos­sibles avant mars 2020, le chef de l’État pou­vait être soit très alar­miste, et confi­ner. Soit être plus modé­ré, et ne pas confi­ner.

S’il avait été alar­miste, et que la crise se révé­lait grande, on lui en aurait vou­lu.
S’il avait été alar­miste, et la crise n’arrivait pas, on lui en aurait vou­lu.
S’il avait été modé­ré, et que la crise se révé­lait grande, on lui en aurait vou­lu.
S’il avait été modé­ré, et qu’il n’y avait que peu ou pas de crise, on… aurait oublié.

En gros, il ne fait pas bon gérer une crise sani­taire.

Une deuxième chose éton­nante est la per­ma­nence des sus­pi­cions et de la quête irré­pres­sible de réponse à la ques­tion « à qui pro­fite le crime ? ». De nom­breux tra­vaux existent sur les rai­son­ne­ments com­plo­tistes, fonc­tion­nant à par­tir d’une thèse géné­ra­le­ment simple (un méchant iden­ti­fiable, une offi­cine secrète, etc.), que l’on admet d’un bloc, sans nuance. Puis notre cer­veau part faire du cher­ry picking, de la col­lecte des élé­ments qui le confortent, en évin­çant ceux qui l’infirment, et l’on finit par se convaincre qu’on avait bien rai­son de pen­ser ce qu’on pense – et si les preuves manquent, c’est qu’« Ils » sont très forts !
Seule­ment, peut-on en vou­loir au public de sous­crire à des sce­na­rii com­plo­tistes, dans un contexte où il y a une réelle crise de confiance envers toutes les auto­ri­tés sani­taires ? Il y a un tel cime­tière d’affaires nau­séa­bondes de col­lu­sion entre des choix publics et des inté­rêts pri­vés. Il y a une telle défiance à l’égard des auto­ri­tés sani­taires, comme l’Agence natio­nale de sécu­ri­té du médi­ca­ment et des pro­duits de san­té qui tarde à réagir dans l’affaire de la Dépa­kine®, ou l’Ordre des méde­cins étrillé récem­ment par la Cour des comptes. Il y a une telle lita­nie de scan­dales, de la vache folle au Vioxx ®, des pro­thèses PIP ® au Média­tor® en pas­sant par l’affaire du sang conta­mi­né…

L’art de se faire carot­ter

Bref, il y a une telle défiance que c’est l’inverse, une confiance tenace, qui serait éton­nante. À notre avis, plu­tôt que de railler les com­plo­tistes, posons-nous la ques­tion sui­vante : com­ment avoir des cour­roies de trans­mis­sion de l’information qui soient dénuées de conflit d’intérêts ? Com­ment exi­ger, de la plus petite socié­té savante à la plus grande agence régio­nale de san­té, une trans­pa­rence de fait, sans aspé­ri­té per­met­tant la poly­mé­ri­sa­tion de toutes les craintes ? Il s’agit là d’un enjeu de taille, auquel il n’est en pra­tique pas pos­sible de répondre car il n’est pra­ti­que­ment pas pos­sible de faire de la recherche sans s’adosser, sans se lier au monde lucra­tif, celui des indus­tries phar­ma­ceu­tiques et des fabri­cants de dis­po­si­tifs médi­caux.

L’argent public n’est plus dis­po­nible pour la recherche publique. La for­ma­tion ini­tiale et les coûts sont col­lec­ti­vi­sés, mais les béné­fices sont, eux, pri­va­ti­sés. Par consé­quent, un cher­cheur en san­té qui ne noue pas son des­tin à l’industrie n’a pas de moyen. Il n’existe pas. Le cas­ting dans les offices publics est donc faus­sé puisqu’il n’y a que de très rares cher­cheurs sans aucun lien d’intérêt. Et l’impact est double : si la carotte fait avan­cer l’âne, le finan­ce­ment pri­vé fait avan­cer le cher­cheur, dans la direc­tion du finan­ceur. L’agenda de recherche est donc dépla­cé du non lucra­tif au lucra­tif, des sujets peu ren­tables aux sujets ren­tables. D’une pierre trois coups sur la tête du grand public : au grand public les rai­son­ne­ments com­plo­tistes ; au grand public une com­mu­ni­ca­tion sus­pi­cieuse ; au grand public des avan­cées médi­ca­men­teuses et tech­no­lo­giques, ache­tées avec son argent et à prix d’or en période de crise, où il est presque un comman­dement libé­ral de spé­cu­ler sur la rare­té des objets.

À votre san­té ? Oui, incon­di­tion­nelle et non mar­chande

Cela nous amène au troi­sième point qu’on peut prendre déjà pour acquis, puisqu’il est der­rière nous : nous aurons beau nous rompre les join­tures à applau­dir le corps médi­cal à 20 heures, il faut bien nous rendre à l’évidence : ce sont les choix poli­tiques que nous avons faits au cours des der­nières décen­nies qui nous conduisent à la situa­tion sani­taire que nous connais­sons. C’est le
modèle de consom­ma­tion choi­si qui nous mène au déman­tè­le­ment pro­gres­sif de notre sys­tème de pro­tec­tion sociale.
Les poli­tiques d’austérité bud­gé­taire en san­té, la T2A (tari­fi­ca­tion à l’activité), la mise en  com­pé­ti­tion des struc­tures hos­pi­ta­lières publiques et pri­vées, la réduc­tion d’effectif, la pénu­rie de maté­riel comme les masques, les coups de bou­toir contre la Sécu­ri­té sociale en géné­ral et l’Assurance mala­die en par­ti­cu­lier ne sont pas des fata­li­tés. Des plans Jup­pé jusqu’aux poli­tiques actuelles du gou­ver­ne­ment Macron, nous avons régu­liè­re­ment opté pour des choix poli­tiques dans les­quels la san­té pour tous, incon­di­tion­nelle et non mar­chande, était mise à mal.
Nous pou­vons pré­dire sans grand risque de nous trom­per que si ces choix poli­tiques ne sont pas inflé­chis, d’autres crises du même type que celle-ci ou d’un autre, révé­le­ront les mêmes tra­vers de notre sys­tème. À n’en pas dou­ter, les plus for­tu­nés iront alors cher­cher dans le monde lucra­tif la meilleure sur­vie au prix fort, tan­dis que ce sont les moins bien lotis, les popu­la­tions les plus
pré­caires et les plus vul­né­rables, qui s’en sor­ti­ront le moins, éter­nelle redite de l’Évangile selon Mat­thieu (13, 12) qui dit : « Car on don­ne­ra à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôte­ra même ce qu’il a ».
Qui­conque, même non ini­tié à la phi­lo­so­phie morale, sent bien qu’il y a der­rière cette façon de vivre ensemble quelque chose de sca­breux. Il est de notre devoir, et de notre exper­tise, de mar­te­ler avec Ambroise Croi­zat, l’un des fon­da­teurs de la pro­tec­tion sociale moderne, que « la Sécu­ri­té sociale est la seule créa­tion de richesse sans capi­tal. La seule qui ne va pas dans la poche des action­naires mais est direc­te­ment inves­tie pour le bien-être de nos citoyens ».
Cha­cun chez soi n’implique pas cha­cun pour soi. Que le Covid-19 serve au moins à nous des­siller les yeux : Le libé­ra­lisme éco­no­mique appli­qué aux biens com­muns n’est pas un man­tra. L’Évangile selon Mat­thieu, encore, (19, 21) pré­co­ni­sait : « Si tu veux être par­fait, va, vends ce que tu pos­sèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un tré­sor dans le ciel ». Nous n’en deman­dons pas tant : met­tons des biens en com­mun, répartissons-les selon les besoins, donnons-les gra­tui­te­ment et sans spé­cu­la­tion, et nous aurons un tré­sor sur Terre. Et à la suite de la Sécu, Dieu recon­naî­tra les soins.

 

(1) Ce sont des équa­tions aux déri­vées par­tielles non linéaires qui décrivent le mou­ve­ment des fluides new­to­niens. Il n’y a que des solu­tions appro­chées de ces équa­tions, au moyen de modèles sim­pli­fi­ca­teurs. L’équation de Drake pose N le nombre pro­bable de civi­li­sa­tions dans notre galaxie égal au pro­duit du nombre d’étoiles en for­ma­tion par an dans notre galaxie, de la frac­tion de ces étoiles pos­sé­dant des pla­nètes, du nombre moyen de pla­nètes poten­tiel­le­ment pro­pices à la vie par étoile, de la frac­tion de ces pla­nètes sur les­quelles la vie appa­raît  effec­ti­ve­ment, de la frac­tion de ces pla­nètes sur les­quelles appa­raît une vie intel­li­gente, de la frac­tion de ces pla­nètes capables et dési­reuses de com­mu­ni­quer, et de la durée de vie moyenne d’une civi­li­sa­tion, en années. Cha­cun de ces para­mètres étant incer­tain, l’équation de Drake, aus­si bien posée soit-elle, ne souffre pas de solu­tion.

 

 

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