Le nou­veau Espèces est en kiosque, ou prêt à com­man­der. Baleines, ror­quals, oiseau chauve-sou­ris,  bécas­seau san­der­ling… et les rubriques habi­tuelles, dont la mienne. Je vous repro­duis ici mon article (dis­po­nible en pdf là).


Entre polyphonie polyphyle et paraphilie paraphyle¹

Arnaud Rafaelian est un excellent dessinateur

Une para­phi­lie, c’est une atti­rance sexuelle qui dif­fère des atti­rances tra­di­tion­nel­le­ment consi­dé­rées comme « nor­males ». La zoo­phi­lie, l’attirance sexuelle d’un humain envers un membre d’une autre espèce, consi­dé­rée long­temps comme une para­phi­lie, n’apparaît tou­te­fois plus dans le registre des mala­dies men­tales DSM-III depuis 1980, cela pour des rai­sons diverses.

Je n’irai pas plus loin dans ce maré­cage, car vous l’aurez com­pris, ceci est un tea­ser. Dans la vul­ga­ri­sa­tion comme dans la théo­rie de l’évolution, la sexua­li­té est un moteur incroyable.

Main­te­nant que vous êtes attra­pés par les gonades, je vais par­ler non de para­phi­lie, mais de… para­phy­lie. Et de poly­phy­lie, aus­si, ain­si que de mono­phy­lie, ce qui fera au moins gagner des points au Scrabble.

Depuis Lin­né, on classe les espèces. Ça s’appelle la sys­té­ma­tique, et ça per­met de s’y retrou­ver dans le buis­son foi­son­nant, quoiqu’un peu mena­cé, du vivant. Comme il y a trop d’espèces à dénom­brer, on a com­men­cé par faire des paquets d’animaux ayant des carac­tères com­muns. On a appe­lé ça des taxons, ou taxa pour les puristes. Le plus petit taxon, ou taxum pour les rigo­ristes, est l’espèce : tous les êtres s’y res­semblent. Puis le genre, la famille, l’ordre, la classe, l’embranchement et enfin le règne, n’en déplaisent aux Répu­bli­cains. Plus le taxon devient large, moins la res­sem­blance est grande. Comme le cou­si­nage.

Le cladoclaste éclate les clades (répéter 10 fois sans se tromper)

Or ces taxons sont sou­vent pro­blé­ma­tiques. Ils racontent une his­toire de la vie qui n’est pas tou­jours bien juste. En effet, il arrive assez fré­quem­ment que des res­sem­blances entre deux espèces ne soient pas liées à leur degré de paren­té. De la même façon qu’on peut aller à Rome par plu­sieurs che­mins, deux espèces peuvent se res­sem­bler sans pour autant être proches.

Un exemple ? Intui­ti­ve­ment, j’avais tou­jours pen­sé qu’un pois­son était tou­jours plus proche d’un autre pois­son que d’une autre espèce non-pois­son. Car pour mon cer­veau d’humain moyen, pois­son = machin lui­sant avec nageoires. Or cer­tains « pois­sons », comme les cœla­canthes ont un autre carac­tère : un membre pair char­nu dont le sque­lette com­porte un humé­rus, qui les rend proches… des tétra­podes, donc de vous et moi. Mais ce n’est pas fini… Une banale truite est plus proche de nous qu’elle ne l’est d’un requin. Parié­tal, fron­tal, maxil­laire, pré­maxil­laire, den­taire… Autant d’os que nous par­ta­geons ! Alors faut-il lais­ser les cœla­canthes nager dans les « Pois­sons » avec les truites ? Ou bien dans les Tétra­podes, avec nous-autres Humains ? Ou bien étendre l’empire des Pois­sons en y incluant les Tétra­podes ? Ou bien démo­lir le concept de « pois­son » et le rem­pla­cer par des taxons plus petits, mais plus cohé­rents ? Comme disent les chi­rur­giens, dif­fi­cile à tran­cher.

Un ensemble para­phy­lé­tique exclut cer­tains des­cen­dants d’une même lignée (ici les oiseaux) et un ensemble poly­phy­lé­tique les ancêtres les plus récents aux deux groupes, ici les Ché­lo­niens (tor­tues), les Lépi­do­sau­riens (lézards, ser­pents, etc.) et les Cro­co­di­liens. Les Téléos­téens regroupent aujourd’hui la majo­ri­té des anciens “pois­sons”.

Tou­jours est-il que le taxon « ani­maux à nageoires » que j’avais dans la tête est péri­mé, puisque les « nageoires » des cœla­canthes sont fina­le­ment plus proches du bout char­nu non rayon­né qui me per­met d’écrire ces lignes que de la nageoire du hareng. Pas grave ! Je perds le taxon « pois­son », je gagne des cou­sins aux Comores et en Indo­né­sie.

Pour affi­ner l’histoire du vivant et remi­ser les taxons péri­més à la cave, les sys­té­ma­ti­ciens, dans un cou­rant ouvert par Willi Hen­nig, ont inven­té dans les années 60 des clas­si­fi­ca­tions dites cla­distes, qui vont uti­li­ser des clades. Un clade, c’est un « groupe mono­phy­lé­tique »… Atten­dez, ne par­tez pas ! Un clade est par défi­ni­tion un paquet for­mé par un ancêtre et tous ses des­cen­dants. Une branche, avec toutes ses rami­fi­ca­tions. Papi Mou­geot, Mémé Odette, vous for­mez un (tout petit) groupe mono­phy­lé­tique avec tous vos des­cen­dants res­pec­tifs. Vous for­mez un clade. Ça fait tou­jours plai­sir.

Ain­si, les espèces d’un même clade seront tou­jours plus proches entre elles que d’une autre espèce hors de ce clade. « Pois­sons », de fait, n’est pas un clade, puisqu’il y a des machins lui­sants à nageoires et écailles qui finissent par nager avec les autres pois­sons, sans être dans la même famille. Oiseaux, si. Mam­mi­fères, aus­si. Tous les Mam­mi­fères, dont le carac­tère cen­tral est d’avoir des mamelles, sont plus proches parents d’un autre mam­mi­fère que de n’importe quelle espèce non mam­mi­fère.

Lorsqu’un groupe n’est pas mono­phy­lé­tique, on dit qu’il est para­phy­lé­tique – et si je ne vous ai pas per­du, vous savez que ce n’est donc plus un clade.

Un exemple de groupe para­phy­lé­tique ? La caté­go­rie « Rep­tiles ». Elle contient d’habitude quatre ordres : les Cro­co­di­liens, les Squa­mates (lézards, ser­pents, lézards-vers²), les Ché­lo­niens (toutes les tor­tues) et les Rhyn­cho­cé­phales (où il n’y a qu’un genre de bes­tioles, les sphé­no­dons de Nou­velle-Zélande). Or, on sait main­te­nant que les Cro­co­di­liens sont évo­lu­ti­ve­ment plus proches des oiseaux que des autres rep­tiles. L’an­cêtre com­mun le plus proche de tous les rep­tiles est éga­le­ment l’an­cêtre com­mun le plus proche des oiseaux + rep­tiles. Donc ça ne marche pas bien, comme si on avait à tort enle­vé la bran­chette « oiseaux », alors qu’elle pousse sur la même branche que les autres rep­tiles. On dit que les Rep­tiles forment un groupe para­phy­lé­tique, et en cla­dis­tique, on s’en méfie. Pour fabri­quer un vrai clade, alors il faut réin­té­grer les oiseaux dedans : c’est ce que Tho­mas Hux­ley a fait en 1864, et ça a don­né le clade des Sau­rop­sides. Ouf. D’ailleurs, aujourd’hui, dans les trai­tés de paléon­to­lo­gie moderne, le clade des Rep­ti­lia inclut les piafs.

Amphi­biens, c’est pareil : si on ne prend que les Amphi­biens actuels, avec les Anoures (gre­nouilles), les Uro­dèles (sala­mandres, etc.) et les Céci­lies (vers de terre un peu bizarres)… alors c’est un clade, celui des Lis­sam­phi­biens. Mais si on regarde les fos­siles d’Amphibiens, alors cer­tains fos­siles, comme ceux du groupe des Sey­mou­ria­morphes, par exemple, sont plus proches du groupe paral­lèle aux Amphi­biens, celui des Amniotes (tétra­podes avec sac amnio­tique, comme nous) qu’ils ne le sont de tout autre amphi­bien actuel ou fos­sile… Comme si on se ren­dait compte qu’au lieu de suivre une branche, on avait mal­en­con­treu­se­ment sui­vi un lierre qui pas­sait par là.

Quitte à faire un ménage de prin­temps, on s’amusera à véri­fier que ne sont pas des clades les « herbes », « cham­pi­gnons », « guêpes », « vers », « coraux », « singes » et même les « renards » − cer­tains renards comme le renard gris étant plus près des chiens que des autres renards. Les 6200 et quelques lézards forment eux aus­si un groupe para­phy­lé­tique, celui des Lacer­ti­liens, et à rete­nir c’est pas varan.

Ongulé de ta mère

En zoo­lo­gie évo­lu­tion­niste, on mène une chasse par­ti­cu­lière à une autre caté­go­rie concep­tuelle : celle des groupes poly­phy­lé­tiques.

Car ils regroupent des espèces qui se res­semblent, pas par vraie paren­té, mais par conver­gence évo­lu­tive, c’est-à-dire que ce sont plu­sieurs che­mins qui ont ame­né à ces res­sem­blances, et par­fois à des vitesses très dif­fé­rentes. En deux mots, il n’y a pas d’ancêtre com­mun dans un groupe poly­phy­lé­tique. Ce qu’on entend com­mu­né­ment par Ongu­lés par exemple est pro­blé­ma­tique : pour le com­mun des mor­tels, Ongu­lés contient ce qui va du zèbre au rhi­no­cé­ros, (des Péris­so­dac­tyles), du cha­meau au cerf (des Cétar­tio­dac­tyles) et géné­ra­le­ment on passe à l’as la famille des élé­phants.

Mais d’une part ces trois groupes ne sont sim­ple­ment pas direc­te­ment appa­ren­tés entre eux : le groupe des Ongu­lés ne com­prend pas l’ancêtre com­mun aux trois groupes. En effet, on peut deve­nir un ongu­lé de mul­tiples façons : celles des che­vaux et tapirs, celle des élé­phants, celle des anti­lopes, cochons et hip­po­po­tames. Mais il y a aus­si celle… des baleines ! En effet baleines et dau­phins sont des ongu­lés, mais ayant per­du leurs ongles, ils avaient bien caché leur jeu. Ain­si, les hip­po­po­tames, et même les Sui­dés comme les san­gliers, sont moins proches des cha­meaux et des rhi­no­cé­ros que… des baleines à bosse. Si on veut faire un vrai clade, il faut remon­ter à l’ancêtre com­mun à la famille des Élé­phan­ti­dés et à l’infra-ordre des Céta­cés : c’est le clade des Épi­thé­riens. Et puis c’est tout.

Par­mi les groupes poly­phy­lé­tiques, qui racontent des his­toires évo­lu­tives conver­gentes mais ne forment mal­heu­reu­se­ment pas un clade, on trou­ve­ra les mam­mi­fères marins, les algues, les feuillus, les Pachy­dermes… Autant de caté­go­ries qu’il vaut mieux évi­ter. Les « oiseaux de proie », c’est pareil : les fau­cons (Fal­co­ni­dés) sont davan­tage appa­ren­tés aux per­ro­quets et aux pas­se­reaux, tan­dis que les Acci­pi­tri­dés (regrou­pant aigles, busards, har­pies, ser­pen­taires, etc.) sont appa­ren­tés à l’ordre des Stri­gi­formes, celui des chouettes.

Pour­quoi avoir créé des groupes poly­phy­lé­tiques ? Il y a trois rai­sons prin­ci­pales à cela. Soit on croyait réel­le­ment avoir affaire à un groupe « natu­rel » comme l’a fait Lin­né avec les Pachy­dermes, et il se trom­pait, c’est le cas de le dire ; soit on l’a pris pour un groupe mono­phy­lé­tique ; soit on se fichait éper­du­ment de savoir si c’en était un : l’objectif étant alors de clas­ser les choses par leur uti­li­té : ain­si des « vers”, par exemple, mais aus­si des « plantes inva­sives », des “ani­maux nui­sibles », ou des « mau­vaises herbes », c’est la même chose. De nom­breux pré­su­més clades ont fini à la pou­belle.

Dans les années quatre-vingt j’ai appris à l’école pri­maire la caté­go­rie « ani­maux à sang chaud », ou Homéo­thermes. Mais ce groupe n’en est pas un, puisque plu­sieurs routes dif­fé­rentes mènent à cette homéo­ther­mie. Le groupe des Amniotes (Tétra­podes à sac amnio­tique, voir plus haut) regroupe Mam­mi­fères et Rep­tiles. Or il existe, par­mi les Rep­tiles des espèces à sang chaud, à l’instar des Mam­mi­fères : c’est le cas des oiseaux. Homéo­therme, qui ne désigne qu’une per­for­mance phy­sio­lo­gique a rejoint l’étagère pous­sié­reuse de la remise, à la cave du savoir.

Pour dis­si­per les mou­lins à vent des groupes non-mono­phy­lé­tiques, il aura fal­lu quelques héros : des capi­taines Némo³ pour explo­ser la case « pois­sons » ou « Mam­mi­fères marins », des Don Qui­chotte pour détri­co­ter les dif­fé­rents che­mi­ne­ments aux­quels le sang chaud pen­sa.

Richard Mon­voi­sin

¹  Ça c’é­tait le titre ori­gi­nal. Par une mys­té­rieuse opé­ra­tion, il a été trans­for­mé à l’im­pres­sion en « Entre poly­pho­nie poly­phyle, para­phi­lie et para­phyle » (ce dont tout le monde se fiche je pense, sauf moi).

² Lézards-vers : et non lézards verts ! Les lézards-vers, sous-ordre de Squa­mates aux pattes absentes ou réduites sont appe­lés aus­si amphis­bènes.

³ Par­mi ces Némo, Guillaume Lecointre, qui contri­bue à cette revue. Il faut rendre à Casoar ce qui est à Casoar : sa relec­ture aura été sub­stan­tielle et m’aura évi­té des mon­ceaux de ridi­cule.

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