Hen­ry Van­dyke Car­ter / Domaine public

« Je me demande bien ce qui sera la pro­chaine de mes idées reçues à tom­ber ». Je disais ça ven­dre­di 29 mai à 17h, dans un live pour le café « les amis des sciences » Antilles. 19 heures plus tard, un nou­veau mythe vacillait pour moi : l’ex­trac­tion pré­ven­tive de la dent de sagesse.

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Hip­po­crate l’ap­pe­lait la masche­lière. Comme elle sort chez l’hu­main autour de l’âge de 20/25 ans, on la nomme en japo­nais « dent que les parents ne connaissent pas » (oya­shi­ra­zu, 親知らず, c’est joyeux !), en arabe « dent de la rai­son » (ders-al-a’qel, ضرس العقل). En fran­çais et dans la plu­part des langues euro­péennes, on l’ap­pelle dent de sagesse. Ce sont les troi­sièmes molaires, celles qui vous déchirent quand elles jaillissent. On en a quatre.

Si on excepte l’af­faire de la dent d’or, racon­tée par Fon­te­nelle en 1674 (j’ai fait un article ici sur le sujet, en 2011), je n’y connais fich­tre­ment rien en den­tis­te­rie.

Je sais juste deux trois trucs :

- qu’on par­tage avec les autres pri­mates, le raton-laveur, le héris­son, etc. des molaires dites euthé­mor­phiques, ou qua­dra­tiques : elles sont for­mées de quatre voire cinq cre­vasses ;

- que si l’on est atteint de bruxisme comme moi par­fois, on serre les chi­cots avec une pres­sion qui va jus­qu’à 120 kg par cm2 ;

- que  j’en­tends coui­ner ma com­pagne en ce moment, car elle souffre de péri­co­ro­na­rite : c’est lorsque la muqueuse forme un petit capu­chon qui recouvre encore la molaire, et que ce petit capu­chon se fait bom­bar­der par les bac­té­ries. En résulte une inflam­ma­tion qui donne des envies de meurtres sur les proches (d’ailleurs, au moment-même où j’é­cris ces lignes, je suis caché dans une vieille grange).

Sur ce der­nier point, le pro­ces­sus est clas­sique. On nous dit en sub­stance

  • qu’il n’y a pas assez de place pour les dents de sagesse,
  • que celles-ci vont devoir pous­ser toutes les autres, entraî­nant un caram­bo­lage mas­sif de toutes nos belles ratiches.
  • La solu­tion ? L’avul­sion, très beau mot, c’est-à-dire le retrait. Une opé­ra­tion, et hop, on les vire.

Alors aus­si intui­tive soit cette repré­sen­ta­tion caram­bo­lesque des dents, elle vient de vaciller chez moi, et je sens qu’elle ne va pas tar­der à rejoindre la « ver­tèbre dépla­cée » et la « crise de foie »

C’est Doc Pri­mum (@contactprimum sur Twit­ter, ani­ma­teur de la chaîne vidéo Pri­mum non nocere), alias Fran­çois Morel (l’autre) qui a pos­té ces recom­man­da­tions de la Haute auto­ri­té de san­té il y a deux jours. Ça s’ap­pelle « Haute Auto­ri­té de San­té. Avul­sion des 3èmes molaires : indi­ca­tions, tech­niques et moda­li­tés. Saint-Denis La Plaine : HAS ; 2019″ et c’est à lire ici.

 

Convulsion sur les avulsions

Admi­rons la beau­té de l’eu­thé­mor­phie

Ces recom­man­da­tions de 2019 se font l’é­cho de diverses publi­ca­tions sur la ques­tion, qui indiquent que l’ex­trac­tion pro­phy­lac­tique (en pré­ven­tion, si vous vou­lez) des dents de sagesse ne s’im­pose pas, et qu’il faut la réser­ver aux cas de com­pli­ca­tion. Chose étrange, ces papiers ne sont pas récents.

Je pense par exemple à Fried­man, JW. « The pro­phy­lac­tic extrac­tion of third molars : a public health hazard ». Ame­ri­can Jour­nal of Public Health. 97 (9): 1554–9. de sep­tembre 2007, (que vous pou­vez télé­char­ger ici) qua­li­fiant cette pro­phy­laxie de dan­ger (hazard en anglais) et expli­quant que

One school of thought is endor­sed by oral and maxil­lo­fa­cial sur­geons who contend that most third molars are poten­tial­ly patho­lo­gic and should be remo­ved. The other holds that only third molars with asso­cia­ted patho­lo­gy should be remo­ved. The legal sys­tem, in which deci­sions are gene­ral­ly based on norms of prac­tice or local or regio­nal stan­dards of care, cre­dits each school of thought as having equal merit, igno­ring the scien­ti­fic evi­dence base. (…) The evi­dence is com­pel­ling that pro­phy­lac­tic extrac­tion of third molars is a signi­fi­cant public health hazard. It is a silent epi­de­mic of iatro­ge­nic inju­ry that war­rants avoi­dance of the extrac­tion of any third molar in the absence of a patho­lo­gic condi­tion or a spe­ci­fic pro­blem.

que je tra­duis ici à l’ar­rache :

Une école de pen­sée est celle des chi­rur­giens buc­caux et maxil­lo-faciaux qui sou­tiennent que la plu­part des troi­sièmes molaires sont poten­tiel­le­ment patho­lo­giques et devraient être reti­rées. L’autre école de pen­sée sou­tient que seules les troi­sièmes molaires avec patho­lo­gie asso­ciée doivent être reti­rées. Le sys­tème légal, dans lequel les déci­sions sont géné­ra­le­ment basées sur des normes de pra­tique ou des normes de soins locales ou régio­nales, attri­bue à chaque école de pen­sée le même mérite, igno­rant la base de preuves scien­ti­fiques. (…) Les preuves sont convain­cantes que l’ex­trac­tion pro­phy­lac­tique des troi­sièmes molaires est un dan­ger impor­tant pour la san­té publique. Il s’a­git d’une épi­dé­mie silen­cieuse de lésions iatro­gènes qui jus­ti­fie d’é­vi­ter l’ex­trac­tion de toute troi­sième molaire en l’ab­sence d’une condi­tion patho­lo­gique ou d’un pro­blème spé­ci­fique.

Je pense à ce rap­port fran­çais de l’A­gence Natio­nale pour le Déve­lop­pe­ment de l’Évaluation Médi­cale, qui date de 1997, soit 23 ans !, mon­trant qu’il n’existe pas de preuve à l’ap­pui d’un lien entre dents de sagesse et che­vau­che­ment pré­vi­sible des dents anté­rieures (je vous laisse le télé­char­ger ici ou ).

Je vois que le NICE (Natio­nal Ins­ti­tute for Health and Care Excel­lence, équi­valent de la HAS en France) a ren­du une recom­man­da­tion néga­tive… en 2000 ! (à lire ici).Que l’Ame­ri­can Public health asso­cia­tion a expri­mé son oppo­si­tion à l’ex­trac­tion pré­ven­tive en 2008, dans Oppo­si­tion to Pro­phy­lac­tic Remo­val of Third Molars (Wis­dom Teeth).

Pour­quoi autant de temps écou­lé avant la recom­man­da­tion de la HAS ? À croire que la den­tis­te­rie n’est pas tou­jours basée sur les preuves, il n’y a qu’un pas que j’ai­me­rais ne pas fran­chir.

Alors à tou·tes cel­leux qui pensent s’être fait reti­rer les dents de sagesse pour rien et qui s’en mor­draient les dents, je ne sais pas quoi vous dire, de même que je ne sais pas ce que je vais dire à ma cops quand je sor­ti­rai de ma cachette. À la rigueur je peux vous rap­pe­ler que le mou­ve­ment #Fake­med n’est pas né pour rien, et que deman­der des pra­tiques basées sur les preuves, ce n’est pas pour des prunes.

Je peux aus­si vous faire une « crainte puis sou­la­ge­ment », et par­ta­ger une expé­rience épou­van­table à laquelle vous avez échap­pé, celle de Jaco­bus Mari­nus « Mark » Van Nie­rop, qui entre 2008 et 2013 à Châ­teau-Chi­non, dans la Nièvre, a mas­sa­cré les gen­cives de pauvres gens avec l’aide de sa (fausse) pro­thé­siste de femme (à écou­ter ici, dans Les Pieds sur Terre, de Sonia Kron­lund je l’ai sto­ckée quelque part, mais le temps que je la

Il paraît que lors­qu’une sou­ris perd une dent, c’est un clo­porte qui lui apporte la nuit une pièce de 5 cen­times

retrouve…).

Je peux éga­le­ment rap­pe­ler que pen­ser qu’on va perdre nos dents de sagesse par sélec­tion natu­relle n’a… aucun sens. J’ex­plique pour­quoi dans cet article d’Espèces, de mai 2019 « Se plan­ter le petit orteil dans le pli semi­lu­naire » (ici), ain­si que dans mon cours n°9–2 en ligne (You­tube, ou mieux, Peer­tube).

Enfin, je ne peux que rap­pe­ler à votre mémoire la douce et récon­for­tante pièce de 1 ou 2 euros que la petite sou­ris, ou la « fée des dents », ou raton­ci­to Pérez2 vous a sûre­ment appor­té en dédom­ma­ge­ment. Petite sou­ris et fée des dents feraient bien elles aus­si de sous­crire à l’Evi­dence-based medi­cine.

Je dédie cet article à mon pote Vinc” du Lot, que tout ce qui concerne les dents émeut tel­le­ment qu’il en tombe dans les pommes à chaque fois.

Richard Mon­voi­sin

PS : Cyril Vidal, chi­rur­gien-den­tiste et pré­sident de Fake­med, qui anime la chaîne vidéo « Dans les dents », en avait déjà par­lé sur Twit­ter, et m’é­crit ceci :

Quand les cools auront des dents

(…) Concer­nant l’a­vul­sion pré­ven­tive, je pense qu’une par­tie de cette idée reçue pro­vient des ortho­don­tistes qui se pro­té­geaient ain­si en lais­sant pen­ser qu’ils fai­saient tout leur pos­sible pour évi­ter les réci­dives. Ça reste mon humble avis.

Les dents sont en mou­ve­ment toute la vie pour dif­fé­rentes rai­sons : le prin­ci­pal étant que leur sup­port (l’os alvéo­laire) est en mou­ve­ment durant toute la vie ; ensuite, leur posi­tion est sou­mise au fonc­tion­ne­ment de l’en­semble des élé­ments de la bouche (pres­sion des lèvres, pres­sion de la langue) lors de leurs mou­ve­ments répé­tés (dic­tion, déglu­ti­tion, ali­men­ta­tion) ; enfin parce que les dents évo­luent au cours de l’exis­tence que ce soir par usure, par la pré­sence de caries et leurs soins éven­tuels, parce que des dents peuvent être extraites et que la nature a hor­reur du vide.
Pour info, l’en­semble des dents vont avoir ten­dance à bou­ger vers l’avant.…à l’ex­cep­tion des molaires maxil­laires qui elles ont ten­dance à plu­tôt se diri­ger vers l’ar­rière.
Petite remarque sur ton texte : ce que l’on défi­nit géné­ra­le­ment concer­nant les molaires n’est pas le nombre de cre­vasses (les fameux « sillons »), mais plu­tôt le nombre de cus­pides (c’est-à-dire les « bosses »).

 

Tiens, j’ai mis des (queu)notes de bas de pages.

1L’a­mi Chris­tophe Michel a nar­ré l’his­toire de la dent d’or dans son n°16.

2L’o­ri­gine pré­su­mée du mythe de la petite sou­ris (car oui, c’est un mythe) est pro­ba­ble­ment de Marie-Cathe­rine baronne d’Aul­noy, dans La bonne petite sou­ris (1698).

2 réponses

  1. Joel Leblanc dit :

    Bon­jour Richard,
    Vous trou­ve­rez sur ce lien une revue sys­té­ma­tique publiée par le res­pec­table Cochrane (je sais, argu­ment d’au­to­ri­té ici… 😉 )
    Elle va dans le même sens que votre article.
    https://www.cochranelibrary.com/cdsr/doi/10.1002/14651858.CD003879.pub5/full/fr#CD003879-abs-0006

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