(…)
V. (…) Je pense que l’élevage intensif est grave parce qu’il entre en conflit avec les valeurs profondes de notre société. Il bat en brèche la compassion ou l’idée qu” »il ne faut pas infliger de souffrances inutiles ». Ce n’est pas moins clair que pour l’esclavage.
C. J’imagine, oui. Mais tant de choses semblent incertaines dans ce domaine. Je ne suis pas sûr que cela vaille la peine de changer mon mode de vie alors que les experts n’arrivent même pas à s’entendre sur l’existence de faits moraux, sur le fait qu’ils dépendent de conventions, etc.
V. Ce genre de scepticisme ne semble se manifester que lorsque les gens se trouvent critiqués pour des comportements qu’ils ne veulent pas changer et quand ils sont à court d’arguments pour les défendre. Tout à coup, la morale les rend sceptiques, alors que le reste du temps, ils n’ont aucune difficulté à accepter les jugements moraux.
C. Qu’est-ce que tu veux dire ? Je ne passe pas mon temps à juger les gens !
V. Laisse-moi te donner un exemple.
Imaginons qu’une personne A porte plainte contre une personne B, et nous faisons partie du jury. Nous devons décider si B a lésé A et si cela requiert une indemnisation.
C. Le jury n’est-il pas censé décider si B a fait quelque-chose d’illégal ?
V. Disons que la loi stipule que A n’a droit à une indemnisation que si B a lésé A.
C. D’accord.
V. Il s’avère que B a fait exploser la voiture de A avec une masse, juste pour s’amuser, et que les dommages s’élèvent à 2000€. Plusieurs témoins ont assisté à la scène.
C. Ça a l’air d’être un cas facile. A reçoit 2000€.
V. Pas si vite ! Il y a quelques philosophes parmi les jurés : un métaphysicien, un théoricien politique, un épistémologue et un philosophe moral. Le métaphysicien soutient que B n’est pas responsable de ses actes, parce que le libre arbitre n’existe pas.
C. Ça peut se défendre.
V. Le théoricien politique affirme que l’action de B ne pose pas de problème parce que la propriété est un droit illégitime. L’épistémologue déclare que les témoignages visuels sont irrecevables tant qu’il n’a pas été prouvé que les sens sont fiables.
Enfin, le philosophe moral explique qu’il n’existe pas de faits moraux et donc que B ne peut pas avoir fait quelque chose de mal.
C. J’imagine que c’est pour ça qu’on évite, en général, d’inviter des philosophes à faire partie d’un jury.
V (rires). Sans aucun doute. Alors, ton verdict ?
C. Si j’étais d’accord avec l’un de ces philosophes, je soutiendrais l’accusé.
V. Très bien. Mais quel serait ton verdict ? Est-ce que tu dirais que B n’a rien fait de mal ?
C. Non. Je continue de penser qu’on doit donner 2000€ à A.
V. Les théories philosophiques sceptiques ne t’empêchent donc pas de porter des jugements moraux sur le comportement des autres.
C. Non.
V. Et d’ailleurs, quand je t’ai exposé la situation, tu as dit que c’était un cas facile.
C. Oui, c’est vrai.
V. Eh bien, le cas du végétarisme éthique est tout aussi facile. Que consommer de la viande soit une faute morale ne fait pas plus de doute que le fait de détruire la voiture de quelqu’un pour le plaisir – de frapper des enfants, ou de tuer des gens pour de l’argent, etc. – en est une aussi. Tu ne ferais pas de telles choses simplement parce qu’il y a une chance que les faits moraux n’existent pas, si ?
C. Non. Mais tu penses vraiment que devenir végétarien est une décision aussi facile et évidente que refuser de tuer pour de l’argent ?
V. Au fond oui. La question cruciale est celle qui demande si l’on peut soutenir quelque chose qui cause une douleur et des souffrances énormes pour pouvoir en retirer des petits bénéfices ? Il n’y a rien d’autre à prendre en compte. Il ne s’agit pas de savoir « si les vies humaines ont plus de valeur que les vies animales » ou « s’il existe des valeurs objectives », « s’il y a des droits » ou « quel est le fondement des droits ? ». Ce qui compte, c’est simplement de savoir si nous causons de grandes souffrances pour de petits bénéfices.
C. Tes arguments semblent rationnels, mais je ne pense pas pouvoir arrêter la viande. C’est trop difficile et je n’ai pas de volonté.
V. Je ne pense pas que ce soit vrai.
C. Je te le dis, je ne suis pas prêt à arrêter la viande. Tu penses que je mens ?
V. Non, bien sûr. Mais les gens se trompent souvent sur la raison pour laquelle ils font ce qu’ils font. Si tu continues à manger de la viande, ce n’est pas parce qu’il est trop difficile d’arrêter.
C. Qu’est-ce que tu veux dire ?
V. Imagine, tu es au restaurant et tu t’apprêtes à commander de la viande. Juste avant que le serveur arrive, je viens te proposer 20€ pour commander un plat végétarien à la place.
C. 20€ ? Dans la plupart des restaurants, c’est plus qu’il n’en faut pour déjeuner.
V. Tu prends les 20€ ?
C. Bien sûr.
V. Il n’est donc pas vraiment difficile de s’abstenir de manger de la viande si 20€ suffisent à t’y faire renoncer.
(…)
Michael Huemer, Dialogue entre un carnivore et un végétarien, Albin Michel, 2021, pp. 133–136
Sur ce livre, la recension de l’Amorce, ici, signée François Jacquet.
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