J’avais proposé il y a des années à un étudiant de mon cours, féru de littérature, de regarder de près si était vraie la légende autour du livre de Johann Wolfgang von Goethe « Les souffrances du jeune Werther » (Die Leiden des jungen Werthers, publié anonymement en 1774) dont la lecture aurait déclenché une vague de suicides romantiques.
David Lambert a poursuivi ses études, puis est revenu quelques années plus tard, avec un très joli dossier, « L’Effet Werther, l’œuvre de Goethe a‑t-elle provoqué une vague de suicides en Europe ? ».
L’effet Werther, ou suicide mimétique (en anglais copycat suicide, ou suicide contagion) est un phénomène assez douteux, avancé en 1974 par le sociologue US David P. Philipps de l’Université publique de New York, qui a vu un lien causal entre la parution dans les médias d’un cas de suicide et la hausse du nombre de suicides qui s’ensuivent. Son papier, critiqué par la suite, est celui-ci : The Influence of Suggestion on Suicide : Substantive and Theoretical Implications of the Werther Effect, dans American Sociological Review, Vol. 39, No. 3 (Jun. 1974), pp. 340–354. Vous pouvez le télécharger ici, je l’ai moi-même « emprunté » à Sci-Hub.
Bien sûr le sujet est complexe, car comment être sûr que la vague de suicides est causée par le livre uniquement. Il en est de même
d’autres « légendes » comme celle prêtant une vague de suicides à la chanson Szomorú Vasárnap écrite en 1933 par le hongrois Rezső Seress et enregistrée en 1935 par Pál Kalmár, qui voulait d’abord la jouer en cornet (… Encornet… Calmar…ok). Vous la connaissez sûrement sous le nom de Sombre dimanche, ou de Gloomy Sunday. La légende de cette chanson « maudite » a été renforcée par le suicide de Seress lui-même en 1968.
Version de Pál Kalmár
Gloomy Sunday, version de Paul Robeson
Sombre dimanche, version de Claire Diterzi, et de Serge Gainsbourg
Il y a toute une tradition des « psithanates » (Peisithanatos, ou « pousse-à-la-mort »), en hommage au surnom donné à Hégésias de Cyrène qui défendait 250 ans avant notre ère que la mort était préférable à la vie — du moins est-ce ce qu’en dit Diogène Laërce quatre siècles plus tard. Cicéron dit que son livre Apokarteron (ἀποκαρτερῶ) ayant entraîné des suicides, le roi Ptolémée II le fit interdire, ferma l’école de Hégésias et l’exila (Hégésias, pas l’école).
Il y a même à ma connaissance au moins deux cas où, de manière préventive, un auteur a freiné la diffusion d’une œuvre. Le premier est celui de Leonard Cohen, avec sa chanson Dress Rehearsal Rag, de 1971, qu’il a évité de chanter en public de peur de pousser ses spectateurs au suicide ; le second est Stephen King, dont on a retrouvé le roman Rage chez des perpétrateurs de fusillades scolaires aux États-Unis d’Amérique.
J’en profite pour dire qu’il est un livre qui a fait l’objet d’une censure assez forte à titre préventif : Suicide, mode d’emploi, sous-titré Histoire, technique, actualité, de Claude Guillon et Yves Le Bonniec paru en 1982 aux éditions Alain Moreau. Parce qu’il présente différentes techniques et recettes médicamenteuses de suicides, il tombe sous le coup de la Loi n°87–1133 du tendant à réprimer la provocation au suicide. Je n’entre pas dans la discussion morale à savoir si interdire un tel livre relève de la scabreuse catégorie du délit d’opinion, mais j’en ai bien peur : car si quelqu’un·e veut se suicider, il n’y a guère besoin de ce livre pour y arriver. En tout cas, Les souffrances du jeune Werther, elles n’ont pas été interdites. Elles étaient même au programme, de mon temps (en terminale ou en prépa Math Sup, je ne me rappelle plus je suis trop vieux).
Je précise que si je défends le droit de décider de sa propre mort, je pense que la vie est trop courte, et trop « unique » pour qu’on l’abrège trop facilement. Si vous êtes proche de passer à l’acte, et tombez dans le pseudo-effet Werther par excès de romantisme, écrivez-moi, je vous donnerai un dossier zététique à faire pour laisser passer un peu de temps, et je vous rappellerai que s’il est de bonnes raisons de mourir, elles sont somme toute assez rares. Des mauvaises, par contre il y en a trop.
Bonne lecture. Et merci David Lambert, actuellement en Master 2 recherche en littérature à l’Université Grenoble-Alpes.
L’effet Werther - L’œuvre de Goethe a‑t-elle provoqué une vague de suicides en Europe ?
Ah, j’oubliais : il y a des œuvres qui ont aussi souffert des affres de l’interdiction pour maintes autres raisons. Deux me viennent à l’esprit : la chanson de Craonne (auteur inconnu, et valait mieux pour lui), considérée comme démobilisatrice durant la guerre de 14–18.
En voici un morceau chanté par l’incroyable Denis Lavant, dans le rôle du condamné « Six-sous », dans Un long dimanche de fiançailles, adaptation de Jean-Pierre Jeunet (2004) du roman de Sébastien Japrisot (1991).
Et le ranz des vaches, ou Kühreihen, ou Lyoba, chant traditionnel des armaillis, les bergers fribourgeois et vaudois, en Suisse, que j’ai découvert il y a quelques semaines (par un·e internaute dont j’ai oublié hélas le nom merci à ell-ui). Cette chanson a cappella donnait soi-disant tellement le mal du pays que les mercenaires suisses désertaient les combats.
Ayant choisit LSDJW pour mon oral de français, il est inutile de dire à quel point je suis heureuse d’avoir trouvé cette thèse. Cette dernière, étant complète et claire comme de l’eau de roche, me permet de réviser mon entretien d’un bout à l’autre sans rien oublier. Si je m’en tire avec tous les points, je pourrai amplement remercier cette étude sur Die Leiden des jungen Werthers.
Encore merci.
Une terminale ravie de sa trouvaille.
Excellent ! je transmets à David, qui sera « refait »