Une per­sonne qui sou­haite gar­der l’a­no­ny­mat m’a deman­dé mon point de vue sur d’é­ven­tuels liens avec les défunts. Si jamais ça peut vous ser­vir, c’est là. Le titre est adap­té d’une cita­tion de Woo­dy Allen, qui n’en rate pas une.

Que pen­sez-vous de l’i­dée de lien avec un défunt ?

Je peux vous don­ner mon res­sen­ti sub­jec­tif, mais il ne ser­vi­rait pas à grand chose. Je peux par contre vous faire état du consen­sus sur la ques­tion, mais il faut qu’on se mette d’a­bord d’ac­cord sur les mots : lien est un mot trop flou.

J’ai par exemple de forts liens avec Vic­tor Hugo, Alexandre Marius Jacob ou Emma Gold­man, tous les trois décé­dés depuis des lustres. J’ai un atta­che­ment bien plus forts encore à des membres de ma famille pas­sés de vie à tré­pas. Ce sont des liens affec­tifs, des liens sym­bo­liques. Sur le plan « mémé­tique » (cf. la théo­rie des mèmes, de Daw­kins, Bla­ck­more, etc. selon laquelle on pour­rait faire une lec­ture dar­wi­nienne de l’é­vo­lu­tion des concepts, concepts comme répli­ca­teurs au même titre que les gènes) on pour­rait dire que tant que je réplique le sou­ve­nir de mes morts, ils vivent ! Tant que j’en parle, ils existent, et c’est une fois que plus per­sonne n’en parle qu’ils seront cog­ni­ti­ve­ment éteints.

Il y a bien sûr d’autres types de lien, par exemple les liens du type obli­ga­taire, envers la sépul­ture de cer­tains de ces défunts. Un contrat admi­nis­tra­tif existe entre la com­mune d’in­hu­ma­tion et le/la conces­sion­naire qui gère la sépul­ture… Bon ok, je sais que ce n’est pas ce que vous cher­chez exac­te­ment ; c’est pour insis­ter sur le fait que le diable se cache par­fois dans les mots trop flous.

Si vous pen­sez « lien » comme un lien réel et direct, alors les élé­ments appor­tés à l’ap­pui de ce lien ne sont pas suf­fi­sants pour faire consen­sus. Et vu les capa­ci­tés (bien docu­men­tées, elles !) de notre cer­veau à nous convaincre de beau­coup de choses, à plus forte rai­son quand il y a un motif puis­sant comme la perte d’un être cher, il n’y a pas de rai­son de pen­ser pour l’ins­tant que ce lien existe. Les arte­facts qui sont bran­dis à l’ap­pui de la pré­sence des défunts par­mi nous sont géné­ra­le­ment cou­verts par des choses bien connues et ne venant pas des morts. On peut être déçu, et je le com­prends. D’un autre côté, on peut aus­si se réjouir : il y a des per­son­nages bien sombres dans l’his­toire dont je me pas­se­rais bien des mani­fes­ta­tions.

Peut-on uti­li­ser ce terme mal­gré la mort d’un des deux sujets ? 

On pour­ra dire qu’il existe un moyen de com­mu­ni­ca­tion avec l’au-delà (si tant est qu’il n’y en ait qu’un seul d’ailleurs, d’au-delà, si ça se trouve, il y en a plu­sieurs, comme autant d’a­bysses, ou comme une boite de nuit, deux salles, deux ambiances)  et donc un lien direct avec les défunts si on arrive un jour à appor­ter un élé­ment tan­gible qui dépas­se­rait ce que notre cer­veau est capable de bri­co­ler comme convic­tions, en par­ti­cu­lier au tra­vers des hal­lu­ci­na­tions audi­tives et visuelles. C’est effec­ti­ve­ment « pas de bol » si le seul truc que sait faire un défunt dans notre monde est de nous sub­ti­li­ser une chaus­sette. Dans le « bruit de fond » des dis­pa­ri­tions inces­santes de chaus­settes qu’un humain comme moi tra­verse, je ne sau­rai dis­tin­guer un mes­sage venu de l’au-delà et une soquette tom­bée der­rière un radia­teur. Tant pis, pas de chance. N’empêche, si le seul moyen à dis­po­si­tion des morts est celui-ci, c’est un peu la déprime pour eux. Et l’en­fer doit être pavé de chaus­settes.

Un exemple pour­rait être des infor­ma­tions claires obte­nues par des méthodes spi­rites ou des trans­com­mu­ni­ca­tion qui se révé­le­raient exactes et dont on s’est assu­ré métho­do­lo­gi­que­ment que per­sonne ne pou­vait les connaître (pas comme la fameuse et trom­peuse affaire de la « chaus­sure de Maria », racon­tée en 1984 par Kim­ber­ley Clark1 et sur laquelle la contre-enquête de mon ami Denis Biette fait le point2), ET que leur extra­or­di­na­ri­té soit suf­fi­sam­ment grande pour qu’on conclue à la soli­di­té des infor­ma­tions.

Si un lien per­dure, com­ment, selon vous, se mani­feste-t-il ?

Le prin­cipe de base en science est : ne pas éla­bo­rer de théo­rie s’il n’y a pas de fait.

Le risque ? Faire ce que dans notre jar­gon on appelle « une dent d’or de Fon­te­nelle » (en réfé­rence à ce texte de Ber­nard le Boyer, de Fon­te­nelle, His­toire des oracles, cha­pitre IV (1687)), ou si vous pré­fé­rez un châ­teau en Espagne, en réfé­rence un texte du XIIIe siècle3.
Donc une façon (trop) abrupte de répondre serait : atten­dons les faits, avant de théo­ri­ser com­ment ils se pro­duisent. Dit autre­ment : avant de se deman­der de quelle géla­tine est faite le fan­tôme, atten­dons d’en obser­ver un .

Une façon plus douce serait de dire : la plu­part des faits que les gens rap­portent sont des bruits inex­pli­qués, ou bien des trans­com­mu­ni­ca­tions ins­tru­men­tales avec des mes­sages audio ou vidéo inter­pré­tés, ou encore des témoi­gnages de gens qui se réveillent après un épi­sode coma­teux en racon­tant une expé­rience de tun­nel avec une clar­té au fond — ce qu’on appelle une expé­rience de mort immi­nente, EMI (ou NDE en anglais). Mais tous ces « faits » ont des expli­ca­tions ration­nelles bien moins coû­teuses que celle d’un au-delà. Tho­mas C. Durand a fait un petit livre sur la ques­tion chez Book-e-book en 2016 : La vie après la mort ? Une approche ration­nelle.

Au cours de mon enquête j’ai pu échan­ger avec des cher­cheurs sur les EMI et VSCD (vécu sub­jec­tif de contact avec un défunt), qui défendent notam­ment la pos­si­bi­li­té de per­ce­voir de manière inat­ten­due et non sol­li­ci­tée un défunt. Qu’en pen­sez-vous ? Quels argu­ments pour­rait-on avan­cer pour réfu­ter cette thèse ?

Si ces per­sonnes pra­tiquent pour leu propre bien-être, il est dif­fi­cile de dire quoi que ce soit et de s’in­tro­duire dans le sujet

Si par contre elles en font théo­rie, ou livre, ou for­ma­tions (j’en ai sui­vi une récem­ment, cet automne, sur les VSCD, et c’é­tait… je n’ai pas d’autre mot que « indi­gent »), elles pré­tendent donc que ce qu’elles pensent est vrai ou valable pour les autres aus­si. La ques­tion devient donc scien­ti­fique, et au nom du savoir col­lec­tif, il est légi­time de se pen­cher sur les faits rap­por­tés. Pour faire court : entre les hal­lu­ci­na­tions diverses, les parei­do­lies, cer­taines para­ly­sies du som­meil type Old Hag Syn­drome, le biais de dési­ra­bi­li­té sociale (qui fait qu’on est bien plus inté­res­sant en nar­rant un tun­nel au retour d’un coma qu’en ne nar­rant rien), les pseu­do-facul­tés de cer­tains média­teurs type Bru­no Char­vet qui par du men­ta­lisme assez facile, laisse accroire aux sujets ce que ces der­niers souhaitent[On ne se lasse pas de regar­der « Bru­no Char­vet, le ciel.. sur répon­deur », par l’é­quipe de Clé­ment Frèze, sur Skep­ti­kon[/efn_note], et et notre capa­ci­té à créer des liens cau­saux sans se don­ner les moyens de les véri­fier, nous n’a­vons rien de concret à l’ap­pui de la thèse d’un lien réel avec les défunts qui sorte de ces phé­no­mènes, bien connus. Et comme on le prête (de manière dis­cu­table d’ailleurs) à Euclide de Mégare, ce qui est affir­mé sans preuve peut être refu­sé sans preuve.

Mais si un jour un fait soli­de­ment docu­men­té venait créer une brèche, croyez bien que comme Thé­sée, je serai prêt à m’y engouf­frer corps et âme, tant j’ai­me­rais bien qu’un au-delà existe. Enfin… Tout dépend de l’au-delà : si c’est l’é­ter­ni­té en jouant au Scrabble et buvant du thé froid, ou avec une rage de dents, bof bof. Mais le monde n’est pas fait pour me faire plai­sir. Et dis­cu­ter des aspects de nos liens avec les défunts, avec si peu de preuve, c’est un peu comme dis­cu­ter de la cou­leur des rideaux au para­dis. On peut fina­le­ment tout dire sans être contra­dic­tible. Donc, en atten­dant, eh bien, autant se taire. Des­proges disait qu’il vaut mieux se taire et pas­ser pour un con plu­tôt que de par­ler et de ne lais­ser aucun doute sur le sujet. Plu­tôt que de prendre un risque de me ber­cer d’illu­sions, je pré­fère consa­crer mon temps à faire vivre le sou­ve­nir de mes défunts, que ce soit en par­lant de mon frère, de ma maman ou d’Am­broise Croi­zat, ou en chan­tant du Jacques Brel. Vous me direz, ça ne doit pas man­quer de le faire se retour­ner dans sa tombe, ce qui est une preuve d’une action, au moins, d’un vivant sur un mort, ce qui est déjà pas mal.

"Je crois en la vie avant la mort". C'est un de mes T-shirts de cours

« Je crois en la vie avant la mort ». C’est un de mes T‑shirts de cours

Notes

  1. Kim­ber­ley Clark, Cli­ni­cal inter­ven­tion with near-death expe­riences in The near-death expe­rience. pro­blems, pros­pects, pers­pec­tives, Bruce Grey­son et Charles P. Flynn (dir.), Charles C. Tho­mas Publi­sher, 1984, pp. 242–244.
  2. For­tunes et infor­tunes d’un cas célèbre de NDE : la chaus­sure de Maria, 1ère par­tie et 2ème par­tie, site du labo­ra­toire zété­tique.
  3. Guillaume de Loris, Le Roman de la Rose, vers 1230. Au vers 2440. repris quatre cents ans plus tard par La Fon­taine dans La lai­tière et le pot au lait.

5 réponses

  1. Denis dit :

    Excellent article, exhaus­tif, simple et effi­cace, mer­ci 🙂

  2. Crise en Thème dit :

    Excellent article.
    J’ai tra­vaillé 5 ans (de 2009 à 2014) dans une entre­prise de pompes funèbres indé­pen­dante comme « por­teur » mais pas que, j’ai aus­si fait plein d’autres choses, le métier est vaste. J’ai fait ça par­ti­cu­liè­re­ment pen­dant mes études. J’ai com­men­cé l’an­née où je pas­sais mon BAC mais aus­si où ma mère m’a gen­ti­ment mon­tré la porte de sor­tie de notre HLM. Alors que d’un coup il a bien fal­lu se débrouiller, rem­plir le fri­go et payer un loyer, une idée m’est venue. J’é­tais déjà, et heu­reu­se­ment, sapeurs pom­pier volon­taire et j’a­vais donc été plu­sieurs fois été confron­té à la mort sous toutes ses formes ou presque. Je me sou­viens, je me suis dit « tu n’as pas de dif­fi­cul­té avec les défunts alors pour­quoi pas. Per­sonnes ne pense à faire ça et ça sera un bon com­plé­ment avec les gardes à la caserne et l’in­té­rim des wee­kends ». Il faut dire que comme pour les gardes SP, la paye était en vaca­tion, c’é­tait inté­res­sant. Chaque pres­ta­tion m’é­tait payée exac­te­ment 33,33 euros, qu’elle dure 1 heure ou 4 heures. Le côté inopi­né de ces évé­ne­ments, ajou­té à mes besoins de man­ger fai­saient que je séchais les cours pour des funé­railles. J’ai fina­le­ment eu mon BAC avec men­tion mais pas mon BTS.
    Bref, tout ça pour dire, que pour moi ce métier à été une véri­table pas­sion, en tout cas autant que ce que je fai­sais déjà à la caserne. À cette époque j’é­tais très spi­ri­tua­liste et je crai­gnais les esprits alors j’ai tou­jours trai­té les défunts beau­coup de res­pect. Fina­le­ment, il n’y avait pas qu’a­vec les familles que j’a­vais du lien. Car c’est bien ça que je res­sen­tais, cette impres­sion d’a­voir du lien. Avec ces per­sonnes, dont pour­tant on dit qu’elles sont par­ties, j’a­vais une approche très simi­laire à ce que j’a­vais appris dans la prise en charge d’une vic­time lors d’un secours à la per­sonne. Par­ler, ras­su­rer, expli­quer ce que l’on va faire : « je vais vous habiller », « je vais vous emme­ner », « atten­tion je risque de vous faire mal ». Jusque dans les gestes, comme le trans­fert d’un sup­port à un autre avec dou­ceur au moyen d’un drap, le res­pect de l’axe tête/cou/tronc/bassin ou le main­tien arti­cu­laire par­ti­cu­liè­re­ment de l’é­paule et de la hanche lors des habillages.
    Donc on peut de manière très sub­jec­tive faire l’ex­pé­rience d’un lien quai intime avec les défunts.
    Mal­gré mon pas­sage du spi­ri­tua­lisme au maté­ria­lisme et une décons­truc­tion en bonne par­tie favo­ri­sée par vos cours en ligne, je retiens de ce tra­vail quelque peu obs­cur, des moments pri­vi­lé­giés et tendres bien que cer­tains cas res­tent très impac­tants psy­cho­lo­gi­que­ment aujourd’­hui encore.
    Il y a quelques semaines, on m’a repro­po­sé de replon­ger dans ce sec­teur en fai­sant des « extras ». Je ne sais pas encore si je vais reprendre, j’ai la chance de ne pas avoir besoin d’ar­ron­dir mes fins de mois. Mais si je reprends et mal­gré le fait que je n’ai plus de bonnes rai­sons d’a­voir la foi ou de croire aux fan­tômes, je sais que je trai­te­rai ces défunts pour ce qu’ils sont : des per­sonnes.

  3. Crise en Thème dit :

    Je suis en Haute-Savoie donc vrai­ment pas loin. D’ailleurs si vous pas­sez par là, arrê­tez vous, ça serait un plai­sir.
    Mer­ci pour les liens vers les émis­sions sur les « tha­na­tos », je viens de les mettre de côté pour les écou­ter dans les pro­chains jours.

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