Voici une recension d’un bouquin assez frappant, paru il y a cinq ans maintenant, et qui est un magnifique uppercut cognitif. Nous l’avions écrit ensemble avec Timothée Gallen (ancien étudiant devenu ami et spécialiste d’éthique à l’université de Montréal : nous avions déjà écrit ensemble d’autres trucs, comme sur le biais d’anthropomorphisme, ici), puis soumis à l’excellente revue l’Amorce. Puis COVID, la vie, etc. Nous avons laissé filer, et nous avons un peu envasé le processus de relecture de la revue (qui n’est donc responsable en rien de ce qui est écrit, mais qui nous a donné de judicieuses remarques). Au lieu de la garder dans un tiroir poussiéreux, on vous la met ici, en espérant que vous vous exposerez à ce livre étonnant. En pdf, ou ci-dessous.
La reconnaissance est un fardeau, et tout fardeau est fait pour être secoué
Sur Braves bêtes (Beasts of burden) de Sunaura Taylor.
Édité aux Éditions du Portrait, 2019.
Édition originale : Beasts of Burden : Animal and Disability Liberation New York, New Press, 2017
À première vue, une thèse audacieuse un peu hors sol. Mais après lecture, notre conviction fut emportée. Braves Bêtes est un ouvrage captivant de Sunaura Taylor, artiste peintre, écrivaine et militante étasunienne pour les droits des handicapé·es vivant elle-même avec l’arthrogrypose, une maladie congénitale réduisant grandement sa mobilité et l’obligeant à se déplacer en fauteuil roulant. Elle est végétarienne depuis ses six ans, âge auquel elle a appris que la viande vient des animaux. S. Taylor s’inscrit avec cet ouvrage dans la lignée des études et mouvements intersectionnels, et y tente un sacré pari : montrer la convergence d’analyse entre le spécisme envers les animaux non humains et l’ableism, souvent traduit en capacitisme ou validisme, et désignant l’oppression exercée par les « capables / valides » sur les « non-capables / non-valides ». Elle y étaye la similarité des discriminations faites en fonction des capacités ou des facultés, qu’elles soient intellectuelles ou physiques, dont sont victimes aussi bien les animaux que certaines personnes perçues comme « déficient·es ». Et c’est très convaincant.
Si les réflexions éthiques et politiques établissant des liens entre handicap et animalité ne sont pas complètement nouvelles, le fait de trouver un ouvrage entièrement consacré à ce rapprochement, qui plus est traduit en français et d’une belle plume, est assez rare pour être remarqué. En outre, cet ouvrage est pimenté d’anecdotes de vie personnelles qui permettent aux personnes n’étant pas en situation de handicap de comprendre un instant sa vivifiante perspective. Car Taylor est vivifiante, et cette énergie déployée se comprend d’autant mieux quand on se replace dans l’histoire intellectuelle anglo-américaine contemporaine, particulièrement violente envers les personnes en situation de handicap. En effet, nombre de savants des mondes anglais et nord-américains extrairent de Darwin un pseudo-darwinisme social, jus malodorant qui orienta les politiques de santé dans une forte dérive eugéniste, avec comme velléité de sélectionner les meilleur·es individu·es et d’éliminer celles et ceux jugé·es inaptes, pauvres, dégénéré·es ou décadent·es. A titre d’exemple, le livre nous apprend que certaines villes étasuniennes ont ainsi mis en place dès 1867 des ordonnances qu’on a rétrospectivement nommées les « ugly laws » (lois sur les laid·es), empêchant les personnes jugées disgracieuses du fait de maladies ou de mutilations de s’exposer en public. Quand disparut la dernière ordonnance de ce genre ? A Chicago, en 1974.
Quelle est la thèse proprement dite ? L’autrice de Braves bêtes tente de démontrer que « le validisme [le terme capacitisme serait une traduction plus exact [1]] est le ciment des systèmes qui dévalorisent autant la vie des bêtes que celle des humains handicapés. » (p.80). Pour faire court, la dénégation des droits des animaux suit les mêmes linéaments que la dénégation des droits des individus en situation de handicap. Aux humains « valides » et « neurotypiques » (non autistes ou déficient·es, par exemple) les droits pleins, et pour les autres… les miettes. Si le lien entre les discriminations d’espèce et celles de capacité mentale ou physique inter-humain ne saute pas d’emblée aux yeux, il est pourtant souvent lancé en pleine figure par les oppresseurs/euses, dans la longue litanie des sobriquets péjoratifs « animaux » dont sont affublés les gens qu’on veut moquer ou humilier, que ce soit parce qu’ils ont une démarche simiesque ou une difformité de visage. Et effectivement, écrit-elle page 28, « le handicap n’est pas un problème purement médical, affirment de nombreux handicapés, c’est un problème de justice sociale. [2] » Pour ne prendre qu’un exemple, être en fauteuil dans un monde sans transports adaptés et rampes d’accès est un handicap bien plus lourd que dans un monde où tout est adapté. Il s’agit d’une forme de discrimination spatiale qui n’a (presque) rien à voir avec la maladie en elle-même
Peu à peu, par petits coups de boutoir, Taylor remporte une adhésion qui n’était pas acquise. « Beaucoup de gens refusent de manger du cochon parce qu’ils ont découvert que ces bêtes étaient au moins aussi « intelligentes » que les chiens. En revanche ils n’auront aucun scrupule à manger du poulet ou du poisson car on suppose que ces animaux-là ne pensent pas et qu’ils ne ressentent rien [3].» Pourtant, des exemples d’« intelligences » animales, il y en a à la pelle, qu’elles soient cognitives, sociales ou morales. Cette démarcation par l’intelligence ou par les facultés est d’ailleurs homothétiquement la même que celle qui est utilisée pour les personnes atteintes de handicap. Quant aux données sur la souffrance animale, elles s’accumulent comme jamais et font désormais consensus. Il faut donc bien une certaine forme de cécité entretenue pour l’occulter. Dans la lignée du Zoopolis [4] de S. Donaldson et W. Kymlicka, Taylor nous montre que ce ne sont pas tant les animaux non-humains qui formeraient une cohorte de « sans voix », que nous qui refusons plus ou moins sciemment d’écouter.
Taylor nous livre également les résultats de sa propre enquête et révèle des enchevêtrements insoupçonnés entre les deux oppressions. Elle met en évidence que le fait de refuser de manger des produits animaux est souvent un facteur d’exclusion et de différenciation en société. Étant maintenant végane en plus d’être en situation de handicap, elle vit directement la double exclusion que cela engendre dans son quotidien, et expose les questionnements similaires auxquels son handicap et son véganisme la confrontent en société. Elle se demande par exemple quels efforts ou quelles entorses sont légitimes à faire dans un milieu majoritairement valide et omnivore pour s’intégrer et ne pas être totalement marginalisé·e ? D’une manière un peu décalée, elle nous explique aussi chiffres à l’appui que l’élevage est l’une des industries exposant le plus ses ouvrier·es, souvent précaires, aux blessures et aux maladies invalidantes. Les populations les plus défavorisées sont également surreprésentées parmi les professions les plus exposées à ces risques professionnels, que ce soit par le biais de leur proximité physique aux produits dangereux utilisés, quand elles ne sont pas purement et simplement ostracisées du fait de leur travail dans la production carnée [5].
En un mot, quel est le lien entre validisme et spécisme ? Une même discrimination, bigrement semblable et qui repose sur des critères moralement injustifiés.
Braves bêtes est un livre juste, convaincant, essentiel. Bien sûr, il n’est pas exempt de critiques, mais devant une pensée minoritaire, la critique doit s’exercer comme une caresse, comme un appel à combler les brèches dans un joli édifice. Il y a quelques micro-critiques anecdotiques. Le texte est par exemple émaillé de contestations de l’Occident, sans que jamais ne soit défini ce terme. Rappelons que l’Occident est un bloc hétérogène, souvent synonyme de bloc capitalisto-judéochrétien, et adossé à un Orient fantasmatique colonial. Comme nombre d’autres auteurices, S. Taylor prête à l’Occident des choses étonnantes : « En Occident, la science a voulu être objective[6] » dit-elle, ce qui est un poncif un peu léger, la science tendant par définition vers une objectivation maximale, qu’on soit à Tokyo, Lagos ou à Minneapolis. Lire « Étant donné le passé raciste et xénophobe de l’Occident » laisse aussi penser que c’est une caractéristique propre à l’Europe et à l’Amérique du Nord. Or Palestinien·nes, Papou·es de Nouvelle-Guinée, Rohingas ou Tibétain·es témoigneraient bien volontiers du caractère tragiquement universel de la xénophobie et du racisme humains.
Plus ennuyeux, l’autrice endosse un relativisme cognitif paradoxal : son rejet de la « science » et de la rationalité laisse perplexe, là où justement toute sa démonstration tente d’objectiver son propos. Il y a presque un oxymore à tenter de convaincre rationnellement d’une thèse en torpillant la rationalité. C’est à notre avis un talon d’Achille, qu’on retrouve parfois dans certaines analyses intersectionnelles, qui rejettent parfois la tentative d’objectivation de la science et optent pour le sentier du relativisme. Double peine : leurs thèses s’en voient affaiblies, et les scientifiques et les rationalistes se trouvent étiqueté·es de droite et fourré·es dans un grand sac de jute très « XIXe ».
Nous trouvons dommage que Sunaura Taylor, qui prend de remarquables anecdotes sur son vécu, pleines de pertinence, ne les adosse pas à des études plus quantitatives. Bien sûr son livre n’est pas un traité et il ne faut pas exiger outre mesure. Mais ce point nous chiffonne, en particulier quand elle parle parfois au nom de tou·tes les « invalides ». Dans sa magnifique discussion avec Peter Singer, celui-ci lui demande :
« Cela veut-il dire que si l’on vous proposait une pilule capable de faire disparaître votre handicap ou celui de votre enfant, pour deux dollars seulement et sans aucun effet indésirable, vous la refuseriez ? Je crois que la plupart l’achèteraient. Pratiquement tous le feraient. S’ils me donnent raison, je dirais qu’ils font effectivement contre mauvaise fortune bon cœur. »
– Moi, je pense qu’une majorité de parents l’achèteraient, mais que la plupart des personnes handicapées déclineraient l’offre, ai-je répliqué sans hésiter.[7] »
Nous voulons (souhaitons ?) croire sur parole cet argument massif, mais… est-ce réellement le cas ? Y a‑t-il des données sur cette question ?
Enfin, voici le point qui nous semble être un important trou dans la raquette : le système de valeurs de S. Taylor est très ambigu. L’autrice postule une sorte de sacralité du vivant, ce qui vient réintroduire de la religiosité dans une morale qui a mis des siècles à s’en débarrasser. Elle s’interroge, et c’est légitime, « sur la possibilité d’une intelligence des plantes », sujet à la mode s’il en est, mais qui est mal posé si l’on ne définit pas l’intelligence. Or qui trop embrasse mal étreint : si la notion d’intelligence en vient à recouvrir d’hypothétiques innovations évolutives, comme l’éventuelle sécrétion d’éthylène chez les acacias (dont la conséquence que les koudous, des antilopes locales, ne les broutent plus), alors le mot intelligence s’étire au point de ne plus désigner grand-chose. Et c’est là que S. Taylor ouvre une voie savonneuse : « peut-être que la sensibilité due à un système nerveux central est une autre forme de conscience.[8] » C’est effectivement possible, mais si on accepte cette hypothétique et mystérieuse « autre forme » de conscience sans élément de preuve, s’ouvre alors la dangereuse boîte de Pandore des entités sans preuves. Si on l’accepte, que pourrons-nous rétorquer à de nouvelles et hypothétiques formes de conscience, pour les cailloux, les flaques d’eau, les océans, Pachamama, les anges et les lutins islandais ? Avec des si, on met Paris en bouteille, et puisque le statut de la preuve aura été dilué, on ouvre des brèches de raisonnement impossibles à refermer.
Exigeants que nous sommes, enthousiasmés par l’idée-force du livre de « Sunny » (c’est son propre surnom), nous aimerions savoir comment éviter les embûches conservatrices, comment ne pas se retrouver contraint·es de voir dans le fœtus à naître, dans le comateux de longue durée, ce qu’elle appelle une « richesse potentielle » ? Que faire lors des détections prénatales de handicap ? Comment intégrer une analyse plus sociétale de la prise en charge du handicap ? Que ce soit son coût financier : faut-il dépenser de fortes sommes pour un gain de vie bref en mauvaise santé, faut-il régler avec la Solidarité nationale des escouades d’assistant·es pour prendre soin de personnes tétraplégiques qui auraient pu potentiellement ne pas naître ? Ou encore son coût affectif pour les proches, dont la vie change parfois du tout au tout auprès d’une personne totalement dépendante, et d’une manière souvent subie. Que faire des revendications du droit à la programmation de naissance avec un handicap désiré, comme la « commande » en 2002 par le couple Sharon Duchesneau et Candace Mc Dullough, militantes sourdes, d’un donneur de sperme choisi pour sa surdité, ceci afin de faire des enfants sourds pouvant partager une même culture, dont ils auraient été exclus s’ils n’avaient pas été eux aussi sourds ? Lourdes, très lourdes questions, et faussement faciles à régler collectivement.
Par ailleurs, comment développer une réflexion non validiste sur les « capacités étendues », ces capacités autres que celles nécessaires à la sentience des différents individus ? Si ces capacités ne constituent pas en soi des critères moralement pertinents pour discriminer, il reste qu’elles sont appropriées pour connaître les subjectivités, jauger les intérêts et les manières d’appréhender le monde pour les animaux non-humains, et sinon leur donner les mêmes droits, leur donner la même considération. De toute façon, le problème n’est pas dans une reconnaissance des mêmes droits pour toutes les formes de vie, mais dans l’égale considération des intérêts. Il n’est pas besoin de donner le droit de passer le permis de conduire à une girafe ou le droit d’ouvrir un compte bancaire à une personne atteinte de démence sénile pour lui reconnaître une égale considération. Nous acquiesçons au fait que considérer le handicap comme un état « fondamentalement négatif » est effectivement validiste. Mais en faire une systématique source de richesses et d’agentivité est délicat à manier – ce que Valéry Giroux a bien pointé dans sa recension pour L’Amorce (« Tous les animaux sont différents et égaux », 2018).
Il est injuste de notre part d’attendre de Braves bêtes de faire le job d’un traité d’éthique et répondre à toutes ces questions. Mais c’est la signature d’un livre majeur et séminal, que d’ouvrir un si grand nombre de pistes. Sans compter que cet ouvrage est frais, truffé d’histoires sidérantes et qu’il remplit son office : après lecture, difficile de ne pas voir la convergence des problématiques, qui rejouent une n‑ième controverse de Valladolid, comme lorsqu’en 1550 Bartolomé de las Casas et Juan Ginés de Sepúlveda s’étrillaient à savoir s’il fallait donner une âme aux peuples Autochtones d’Amérique et justifier ou non moralement le traitement que les conquérants leur infligeaient. S. Taylor fait apparaître comme évident qu’il n’existe aucune démarcation nette entre « valides » et « invalides », mais que nous sommes tou·tes plus ou moins dépendant·es les un·es des autres à des degrés divers, et que ce niveau de dépendance est variable au fil du temps et des aléas de la vie. Elle montre que le handicap se manifeste souvent dans un environnement donné, et qu’il ne tient parfois qu’à nous de repenser celui-ci selon un angle inclusif qui optimisera l’autonomie offerte à toutes et tous. En fin de compte, lire Taylor fait un peu le même effet que retrouver les lunettes qu’on avait sur la tête depuis le début alors qu’on tâtonne depuis 45 minutes pour les retrouver : on voit plus clair et on réalise vite que notre « indépendance », notre « validité », nos « capacités » sont très relatives. Prendre conscience de ce point et de ses conséquences est, il nous semble, aussi puissant que de reconnaître la continuité entre les humains et les autres espèces.
À bien y réfléchir : pour comprendre l’enjeu et l’injustice du spécisme et du capacitisme en général, il suffit, comme le font Donaldson et Kymlicka, d’imaginer qu’une espèce extraterrestre télépathe décide d’assujettir les humains. Trouverions-nous juste d’être réduits en esclavage, de devenir sujets d’expérimentations ? Ou de servir de source de protéines en nous faisant tuer même de manière « éthique », sans souffrance après avoir mené une vie Label rouge ou AB dans des clapiers tout confort jouxtant un carré de verdure, sous prétexte que nous sommes des êtres inférieurs, dont les capacités « primitives » ne permettent pas un accès aux droits fondamentaux ?
Et si des gens vraiment étrangers à l’idée du handicap, drapés dans leur validisme, doutaient encore que ce sujet les concernent aussi, qu’ils et elles pensent qu’il ne manque probablement qu’un petit AVC ridicule, un emploi éreintant, un virus, une maladie auto-immune ou un accident de la route pour qu’en quelques instants iels soient concerné·es de plein fouet.
Richard Monvoisin, Timothée Gallen
PS : nous trouvons dommage que la traduction, excellente au demeurant, ait préféré le terme sensibilité, renvoyant en français à diverses définitions ne recouvrant pas la réalité de l’expérience subjective et de la souffrance, au terme de sentience, pourtant devenu central en éthique animale contemporaine.
Remerciements à l’équipe de l’Amorce pour de judicieuses remarques.
[3] S. Donaldson et W. Kymlicka, Zoopolis, Une théorie politique des droits des animaux, Paris, Alma, 2016.
[6] Ouv.cit., p. 102.
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