Ceci est le pré-print de l’article « Éviter l’autoritarisme climatique », par Fabienne Barataud, Stéphanie Mariette et mon copain Laurent Husson, paru dans Le monde diplomatique du mois de mars 2024. Leur version ayant été un peu mortifiée (ce qui est régulièrement le cas dans ce journal, j’en sais quelque chose) notamment dans le titre, j’ai mis avec leur accord leur version originale là.
L’adaptation au réchauffement climatique : un projet politique de contrôle total
Fabienne Barataud, Laurent Husson et Stéphanie Mariette*
* Membres du collectif Scientifiques en rébellion ; respectivement géographe, ingénieure de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) ; géo- physicien, directeur de recherche en sciences de la Terre au Centre national de la recherche scien- tifique (CNRS) à l’Institut des sciences de la Terre (ISTerre); et généticienne des populations, chargée de recherche à l’Inrae
En accord avec le cadre européen, le ministre de la transition écologique Christophe Béchu, promet de livrer le 3ème Plan National d’Adaptation au Changement Climatique (PNACC) à l’été. Celui-ci donne suite à une consultation publique sur la trajectoire de réchauffement de référence pour l’adaptation au changement climatique (TRACC) ouverte en Mai 2023, la proposition gouvernementale étant de s’aligner sur un scénario de réchauffement à +4°C en France métropolitaine. Sous couvert de pragmatisme, cette stratégie dissimule mal un aveu d’échec sur les stratégies d’atténuation, mais aussi une planification de l’inaction. Qu’ils émanent des institutions (COP28), des ONG, des activistes ou des scientifiques, les avis sont unanimes : les mesures d’atténuation sont ineffectives, et envisager l’adaptation est incontournable. Bien que sa mise en œuvre soit balbutiante (selon le Programme des Nations-Unies pour l’Environnement1, la finance mondiale de l’adaptation est de 10 à 18 fois plus faible que nécessaire), l’invoquer présente l’avantage de reporter sine die des décisions politiquement coûteuses.
A présent, politiques d’atténuation et d’adaptation sont présentées dans un système naïf de vases communicants, dans lequel les secondes compenseront les manquements des premières.
Cette stratégie masque des hypothèses implicites pourtant mises à mal par quelques évidences. Elle suppose en effet un ajustement incrémentiel aux impacts du changement climatique, à l’image d’une digue que l’on rehausserait d’un rang de briques en temps réel, négligeant que les moyens d’adaptation seront de moins en moins mobilisables dans un tissu économique, industriel, et politique de plus en plus contraint et enclin à un dévissage d’ampleur inconnue. Si le groupe 2 du GIEC (Impacts, Adaptation, Vulnérabilité) utilise l’hypothèse de travail d’une stabilité politique et économique, il reconnaît en creux qu’au-delà de +1.5°C, leur évaluation des perspectives d’adaptation procèdent d’un exercice intellectuel en réponse à un problème sous-contraint, conduisant Hans-Otto Pörtner et Debra Roberts, co-présidents du groupe 2, à répéter que l’adaptation à +4°C est impossible2. Le GIEC égare aussi les décideurs en optant pour une position supposée apolitique mais à modèle économique constant, dans une optique de développement durable, excluant les risques de rupture.
Sur ces bases, les stratégies d’adaptation réductionnistes locales, pour un bénéfice local, ignorant toute considération systémique, sont de mise, alors que même l’accord final de la COP28 souligne que « l’impact du changement climatique est souvent transfrontalier et implique des risques en cascade ». Il est en effet impossible d’ignorer les interactions à l’échelle mondiale : la vision apocalyptique d’une adaptation locale face aux enjeux migratoires transfrontaliers et à la concurrence pour les ressources en eau, en nourriture et en énergie, est suffisamment documentée3. Il est aussi illusoire d’ignorer les rétroactions non-linéaires. Par exemple, l’augmentation des mégafeux de forêt dénudera les sols rendus lessivables, qui stockeront moins les eaux pluviales, accroissant la tension sur la ressource hydrique pendant les canicules, elles-mêmes de plus en plus fréquentes, mettant à mal les économies qui seront moins aptes à lutter contre la dégradation environnementale. Enfin, si la technique est utile pour relever les défis environnementaux, cette logique de silos techniques escamote le problème de l’impossible ajustement du monde physique à une croissance économique vorace, pour des raisons systémiques, comme l’a diagnostiqué le Club de Rome il y a 50 ans déjà4, mais aussi, selon le géologue Olivier Vidal, coordinateur du réseau européen Era-Min, parce que « la disponibilité des ressources minérales terrestres et énergétiques rend périlleuse la transition énergétique qui engendre elle-même une surconsommation ».
A présent, le techno-solutionniste s’invite partout, par exemple lorsque M. Béchu propose de questionner les « référentiels, normes ou réglementations techniques »5. Or, il y a fort à parier qu’il s’agira de les assouplir, comme lorsque l’énergéticien EDF réclame une plus grande permissivité sur les rejets thermiques des centrales nucléaires6. En relayant l’appel de certains scientifiques à la mise en œuvre d’un « projet Manhattan de la transition écologique »7, le journal Le Monde donne une allure d’évidence au techno-solutionnisme. L’histoire montre pourtant que les préjudices souvent associés aux solutions technologiques sont ignorés par biais d’optimisme mais nécessitent une adaptation des sociétés humaines et des environnements par des technologies tout aussi complexes – comme dans le cas du nucléaire, les déchets ultimes et les catastrophes.
La géo-ingénierie climatique est l’avatar le plus récent du techno-solutionnisme, qu’un glissement sémantique extrêmement rapide dans les médias a permis de convertir d’une proposition éthiquement irrecevable à une raisonnable solution de repli. Ainsi, usant de la notoriété passée et de ses membres anciens politiciens, la Climate Overshoot Commission propose d’« explorer prudemment la modification du rayonnement solaire »8. En distillant ces annonces sensationnelles quoique scientifiquement infondées, le déploiement de solutions plausibles techniquement9, socialement justes et éthiques, est obéré.
Avec la géo-ingénierie climatique, le « système technicien » décrit par Jacques Ellul s’impose au-delà des seuls humains : il s’agit à présent de maîtriser l’ensemble de l’environnement, biotique et abiotique. Après avoir manufacturé les sociétés humaines, les paysages, les cours d’eau et la biosphère, c’est au tour de l’atmosphère d’être thermostatée, et adaptable à la demande. Signe des temps, les mises en garde de Peyo dès 1969 dans Le Schtroumpfeur de pluie, qui met en scène un conflit autour de l’artificialisation du climat, ont été oubliées. Depuis, le système technicien s’est autonomisé, externalisé, et il faut se soumettre à ce nouveau Léviathan, en adaptant les sociétés humaines mais aussi ‑et c’est là une redoutable innovation- l’environnement.
Derrière ces aménagements adaptatifs se dessine donc un projet de contrôle total du monde physique, hubris qui s’ancre dans une tradition prométhéenne de croyance dans le progrès technique. Les Lumières ont balisé cette évolution, cristallisée par cette formulation malheureuse et depuis travestie de Descartes lorsqu’il nous invite à nous « rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature ». Capitalisme et socialismes, au travers des révolutions industrielles, se sont ensuite fondés sur l’extractivisme, la nature étant une ressource externe monétisable. Ainsi, les forêts sont à présent des potentiels de décarbonation de l’atmosphère, et non des écosystèmes essentiels aux équilibres bio-physico-chimiques qui conditionnent le vivant : les projets de plantations massives (1 milliard en France d’ici 2030) justifient alors le soutien à certains secteurs comme l’aérien par un mécanisme de compensation-carbone.
De concert avec la soumission des environnements au système technicien, l’ambigu concept d’adaptation darwinienne a été utilisé pour soumettre les sociétés humaines. En biologie l’adaptation désigne à la fois la performance différentielle entre variants et son résultat, c’est-à-dire l’état dérivé de caractères avantageux dans un milieu donné. Récemment, il a suffi que l’extrême droite y trouve un parallèle opportun avec l’adaptabilité humaine au réchauffement climatique pour que l’adaptation darwinienne devienne un marronnier médiatique. Certes, les populations humaines se sont adaptées à des environnements très différents par la sélection de gènes favorables ou grâce à la plasticité phénotypique. Toutefois, une nuance de taille est que la présence d’une espèce dans un environnement ne signifie pas que celle-ci soit à son optimum adaptatif. Survie n’est pas confort, et la planification de la souffrance et de la mort est une option indigne.
Au cours du 20ème siècle l’adaptation darwinienne est devenue un mantra néolibéral, comme le décrit Barbara Stiegler10. L’environnement tel que pensé par les libéraux n’est pas, au départ, physique et biotique, il est la société industrielle érigée en principe téléologique. Les néolibéraux, actant l’inadaptation de l’espèce humaine à cet environnement, ont recours aux politiques publiques et à la « fabrique du consentement11 » pour forcer l’adaptation. Consentement escamotable, puisque selon l’historien Jean-Baptiste Fressoz, c’est « sans le dire, sans en débattre [que] les pays industriels ont choisi la croissance et le réchauffement, et s’en sont remis à l’adaptation » dès les années 1970.
Servitude volontaire ou acrasie, le rouleau compresseur de la société industrielle ne rencontre in fine qu’une résistance inapte à entraver son déploiement, qui « assimile » les cultures comme elle « adapte » le monde physique et l’ensemble du vivant. Deux seuils ont été franchis : ce sont d’abord les sociétés humaines, puis à présent l’ensemble du monde physique et biotique, qui sont devenus des externalités négatives du système technicien devenu autonome. C’est le parachèvement du projet néo-libéral, de contrôle politique total de toutes les « sphères » de la Terre. L’inversion de la subordination est à présent absolue.
Sans surprise, les grincements actuels des écosystèmes et plus généralement, de l’environnement, sont accompagnés de résistances actives des sociétés humaines. Partout, les militants écologistes sont la cible d’une répression croissante, morale lorsque le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin entend dévoyer l’outil législatif pour museler les résistances, physique lorsque les militants sont assassinés ou mutilés par les forces de l’ordre comme à Sivens en octobre 2014 ou à Sainte-Soline en mars 2023. Ces symptômes révèlent que pour continuer à se déployer, la société industrielle n’a d’autres choix que la coercition alors que le désordre environnemental et la réaction sociétale augmentent. L’analogie avec la physique est séduisante : pour ne pas augmenter l’entropie d’un système thermodynamique dont l’énergie (rigoureusement, l’enthalpie) augmente, il suffit d’augmenter la pression ; de là à penser que la voie autoritaire simplifierait la mise en place du projet adaptatif en vigueur…
En présentant le réchauffement climatique comme une fatalité à laquelle il faut s’adapter, le gouvernement dépolitise le débat. Ce faisant, comme l’indique l’essayiste Pierre Madelin, il prophétise néanmoins un projet de gestion capitaliste autoritaire des désordres environnementaux inévitable, sorte de troisième voie et unique alternative entre l’éco-fascisme, élan survivaliste collectif, ou le carbo-fascisme, qui achèvera le déclin d’une société devenue résolument inadaptable ? L’échéance n’est pas si lointaine : le « projet Manhattan de la transition énergétique » ne pose-t-il pas, en creux, les prémices de cet autoritarisme ? Son intitulé martial, la confiscation de l’avenir commun par une élite auto-désignée, soustraite au contrôle démocratique, la concentration de savoirs complexes dans les mains d’experts, a de quoi inquiéter. La « loi immigration » de décembre 2023, aux limites de la constitutionnalité selon la première ministre Elisabeth Borne, ne pose-t-elle pas les jalons d’une adaptation qui exclura de fait une partie de la population ?
Face à la menace autoritaire, l’ex-coprésidente du groupe 1 du GIEC Valérie Masson-Delmotte souligne que « le grand défi est de montrer des alternatives possibles [et] désirables ». Or, elles le sont. Du point de vue technique, des mécanismes d’« adaptation positive » sont recensés12 et disponibles. S’ils requièrent une transformation sociétale, en disciplinant industriels et marchés financiers, ils n’appellent pas de révolution ontologique, mais le déploiement d’une ingénierie convoquant des « solutions fondées sur la nature ».
Pouvons-nous être plus audacieux en repensant le débat politique ? Nous avons vu que le raisonnement autour d’une « trajectoire » vers un réchauffement à +4°C repose de facto sur un choix politique et idéologique déterminant parce que naturalisant, ou externalisant, la détérioration environnementale. Ce paradigme est à rebours des tendances qui invitent à revisiter l’ontologie naturaliste opposant sociétés et nature. A présent, la pression environnementale croissante nécessite une adaptation, mais en remisant la transcendance de l’économie, elle peut prendre la forme d’un renoncement positif. Les mouvements comme les Soulèvements de la Terre l’incarnent, en proposant de déconstruire les composantes délétères de nos sociétés et de réécrire un futur qui ne soit préempté ni par les intérêts particuliers ni par les experts. En les appliquant, ces propositions rendront caduques les prophéties, jusqu’à présent auto-réalisatrices, qui nous préparent à l’émergence d’un autoritarisme vert.
1 United Nations Environment Programme, Adaptation Gap Report 2023 : Underfinanced. Underprepared. Inadequate investment and planning on climate adaptation leaves world exposed. Nairobi, 2023.
2 Le Monde, 12 juin 2023
3 Harald Welzer, Climate Wars, 2012
4 Donella Meadows, Dennis Meadows, Jørgen Randers and Behrens William W. III – The Limits to Growth, 1972
5 TRACC, Document de référence, p.18, Ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, 2023.
6 Cour des Comptes, Communication à la commission des finances du Sénat, p. 36, Mars 2023.
7 Le Monde, 25 septembre 2023
8 Le Monde, 10 novembre 2023
9 « Les quatre degrés de l’apocalypse », Le Monde Diplomatique, décembre 2023
10 Barbara Stiegler. Il faut s’adapter, 2019
11 Walter Lippmann, Public Opinion, 2922.
12 « Les quatre degrés de l’apocalypse », Le Monde Diplomatique, décembre 2023.
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