Chêne de Venon, qu’on voit quand on s’en­nuie en cours, depuis l’U­ni­ver­si­té Gre­noble-Alpes (Cré­dit – Anne Sisun Kemar­rec)

J’a­vais écrit la trame de ce petit article pour notre canard local, l’ex­cellent Pos­tillon, en octobre 2018, et je l’ai com­plé­té depuis. Même si vous n’êtes pas rac­cord avec moi sur la ligne poli­tique que je prends, au moins goû­te­rez-vous peut être ce champ moral rela­ti­ve­ment peu explo­ré encore mais bour­geon­nant du droit des êtres non vivants. Il y a même à la fin une dis­sert à faire spé­ciale pour mes cama­rades de grimpe.

Les arbres peuvent-ils plai­der ?

Les dis­cus­sions vont bon train ces der­niers temps pour savoir quels sont les droits que l’on doit confé­rer aux ani­maux non humains, aux robots, aux éven­tuels extra­ter­restres et par­fois même, si si, je vous jure, aux migrants et aux Roms. Ils ne savent plus quoi inven­ter. Mais bien rares sont ceux qui abordent le droit des végé­taux, à part pour se moquer des éga­li­ta­ristes du droit ani­mal en mimant le fameux cri de la carotte1.

QUIZZ : le géné­ral Sher­mann, bon pied bon œil, mal­gré son pied 1487 m³ de bois et son absence d’œil. C’est l’arbre à un seul tronc le plus impo­sant du monde, mais est-ce le plus grand orga­nisme vivant ? Si vous êtes un·e ancienne étudiant·e, vous savez la réponse ! (cf. fin de l’ar­ticle).

Il y a pour­tant des dizaines de mil­liers de « types » d’arbres, avec des ports dif­fé­rents, regrou­pant des mil­liers d’espèces allant du rachi­tique pru­nus der­rière chez vous au majes­tueux mar­ron­nier du Parc Mis­tral. Les Humains décrètent qu’untel, très impo­sant comme le séquoia Géné­ral Sher­mann aux États-Unis, mérite le res­pect. Que tel autre, moche mais très vieux, mérite révé­rence. C’est par­fois leur soli­tude qui émeut : ain­si l’acacia du Téné­ré, au Niger, seul arbre à 150 km à la ronde, flin­gué en 1973 par un conduc­teur libyen bour­ré. Ou le chêne de Venon, bien de chez nous, qui frime sur sa bosse en début de

Arbre du Téné­ré avant, et après 1973

Bel­le­donne, et dans lequel per­sonne n’a fon­cé pour l’instant. À par­tir de quand don­ner des droits à des essences végé­tales qui n’ont pas de conscience à pro­pre­ment par­ler, et encore moins de devoirs ? Cette ques­tion peut vous pas­ser au des­sus de la cano­pée, n’empêche : nous le fai­sons déjà. Arbres remar­quables, arbres pro­té­gés, et même parcs pro­té­gés, sont autant de façons de don­ner des droits à nos cama­rades ligneux, au nom d’un cer­tain patri­moine, natu­rel, cultu­rel ou sym­bo­lique. Même si les parcs ou réserves servent sou­vent de green washing pour pou­voir bou­siller tout ce qui est autour.

La ques­tion à 1000 francs : qui décide que tel arbre mérite pro­tec­tion ?

 

Encart spé­cial Gre­no­blô

Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse. Pro­verbe de Cen­ter Parcs

 

Il y a envi­ron 150 ans, sont nées à Gre­noble les fameuses « mani­fes­ta­tions éco­lo­gistes qui foirent ».

1877 : Mai­rie – arbres : 1–0
L’aventure com­mence par un bac à traille. Un tel bac est le seul moyen pour les Ver­ta­cos (habitant·es du Ver­cors) de fran­chir le Drac, au moyen d’un câble, en évi­tant le détour par Claix. Mais crues et vents l’empêchant régu­liè­re­ment de fonc­tion­ner, un futur maire, Cro­zet, construit en 1828 un pont en chaînes de fer. Et qui dit pont, dit route, et hop, naît le « che­min plan­té du Drac », qu’on renom­me­ra en 1841 Cours Ber­riat. Pour­quoi plan­té, ce che­min ? Parce qu’il est bor­dé des deux cotés par des peu­pliers. Mais char­rettes, fiacres et remorques à bras se mul­ti­plient, s’entrecroisent, et en 1873 le Conseil muni­ci­pal décide sans consul­ta­tion de l’arrachage des peu­pliers, car deve­nus « incom­modes pour la cir­cu­la­tion ». Se pro­duit alors par­mi les rive­rains qui appré­cient ces arbres l’une des pre­mières manifs éco­los fran­çaises. Tracts, péti­tions, cor­tèges de pro­tes­ta­tions. En vain.

1888 : Mai­rie – arbres : 2–0
Le maire Auguste Gaché décide d’ouvrir la rue Pré­sident-Car­not, entre la place Sainte-Claire et Notre-Dame. Pour ça, il lui faut raser une petite place pleine d’arbres, la place de l’Écu. Tracts, péti­tions, cor­tèges de pro­tes­ta­tions. En vain.

1900 : Mai­rie – arbres : 3–0
Saint-Louis, petite place col­lé au flanc nord-ouest de l’Église du même nom. Une fon­taine en colonne pyra­mi­dale et des pla­tanes majes­tueux que la Mai­rie arrache. Tracts, péti­tions, cor­tèges de pro­tes­ta­tions. En vain.

À croire que les luttes de ce type sont vouées à finir dans la péta­fine 2. Alors vite Mar­ty, comme dans Retour vers le futur, mon­tons dans la DeLo­rean, et allons voir si le XXIème siècle c’est mieux.

  • Je mets sur 2004 ?
  • Inutile, tout le monde connaît le désas­treux sac­cage du parc Paul Mis­tral. Tiens, paraît qu’ils ont élu un maire super éco­lo en 2014 ! On dit que la France, le monde, la galaxie nous l’envient. Réglons sur 2016 pour voir.
    …Nom de Zeus ! Cours de la Libé­ra­tion, 65 pla­tanes cou­pés, place Vic­tor Hugo, 19 mar­ron­niers, rue Les­di­guières, tous les tilleuls rati­boi­sés, Félix-Vial­let & bou­le­vard Gam­bet­ta, place de la gare, etc.
  • Des contes­ta­tions ?
  • Très iso­lées
  • Des manifs ?
  • Non.
  • Des consul­ta­tions popu­laires ?
  • Pas plus qu’en 1877.
  • Des copieurs ?
  • Oui, en grand for­mat, Roy­bon et le pro­jet de Cen­ter Parcs que tu connais bien. En petit for­mat, plein d’émules, comme Saint-Mar­tin le Vinoux qui a fait pro­cé­der en 2015 sans pré­ve­nir à la coupe de vieux arbres dans la cour de l’école du vil­lage. Devant les pro­tes­ta­tions, éparses, tout le monde fera le coup de l’autruche qui a la tête plan­quée dans le sable.
  • Mets 2020 alors.
  • Bah c’est pareil ! Une tren­taine d’arbres frui­tiers, der­nière por­tion de ver­dure de Saint-Mar­tin le Vinoux le bas, a vu les trac­to­pelles leur secouer les racines en novembre 2020. Ah si, seule bonne nou­velle : Pierre et Vacances ‑Cen­ter Parks a jeté l’é­ponge à Roy­bon, en juillet.

Alors oui, Gre­noble a inven­té en quelque sorte les manifs éco­los foi­reuses. Et les pou­voirs publics s’imposent comme il y a 150 ans. Car le pro­blème est là : cer­tains arra­chages pour­raient être ration­nel­le­ment jus­ti­fiés. Ce qui agace, c’est que la popu­lace, sûre­ment trop ivrogne, cras­seuse et sans dents, ne soit pas digne, ni en 1877, ni en 2020, d’être consul­tée.

 

Ren­sei­gne­ments pris, les rares luttes éco­lo­gistes qui ont fonc­tion­né de par le monde pos­sé­daient au moins l’un des deux ingré­dients sui­vants :

  • soit s’est impo­sé un sys­tème de consul­ta­tion réfé­ren­daire sur des choix de ce genre à l’échelle locale.
  • soit a été défen­du un droit au sens pénal du terme, même pour des « choses » qui n’ont pas la capa­ci­té de plai­der.

Un exemple, avec un Goliath de taille : dans les années 1960, la socié­té Walt Dis­ney pro­je­ta d’installer une sta­tion de sports d’hiver dans une val­lée de Cali­for­nie du Sud, nom­mée Mine­ral King et célèbre pour ses séquoias. Le Sier­ra Club, asso­cia­tion de pro­tec­tion de la nature enga­gea une action en jus­tice contre le pro­jet, mais la Cour d’appel de Cali­for­nie la reje­ta au motif que l’asso n’avait pas d’intérêt propre à agir : elle ne pou­vait pas par­ler de pré­ju­dice per­son­nel. Alors Chris­to­pher Stone le juriste, défen­dit l’idée sui­vante : pour­quoi ne peut-on pas plai­der la cause des séquoias ? Pour­quoi, ne pas ouvrir les tri­bu­naux états-uniens aux « rivières, aux lacs, aux estuaires, aux plages, aux crêtes mon­ta­gneuses, aux bos­quets d’arbres, aux marais et même à l’air » ? Si le Sier­ra club finit bien par perdre, l’article ébran­la bien des juges, et l’affaire retar­da tant les tra­vaux que Dis­ney dut aban­don­ner.

Depuis, les cas s’amoncellent. En 2008, l’Équateur a fait expres­sé­ment de la nature un sujet de droit dans sa consti­tu­tion, ce qui per­met à l’État d’al­ler en jus­tice pour défendre un éco­sys­tème (c’est arri­vé parait-il 25 fois en dix ans). En 2010, la Boli­vie a adop­té une loi sur les « droits » de la Terre-Mère. En 2017, la Nou­velle-Zélande recon­naît la per­son­na­li­té juri­dique du fleuve Whan­ga­nui sur demande des Maho­ris, pour que cesse l’ex­ploi­ta­tion du cours d’eau. Même année, la Haute Cour de l’État de l’Uttarakhand, en Inde, a décré­té un sta­tut de per­sonne morale au Gange et à la Yamu­na. Aux États-Unis, dans l’Ohio, les gens de Tole­do ont voté (suite à un ras-le-bol des pol­lu­tions) pour que l’un des grands lacs, le lac Erié devienne lui aus­si une enti­té juri­dique, et puisse donc être défen­du comme tel devant la jus­tice. Cela abou­ti­ra-t’il ? Pos­sible. À Cur­ri­da­ba, en péri­phé­rie de San José, capi­tale du Cos­ta Rica, parait que les arbres, les plantes et les insectes pol­li­ni­sa­teurs comme les abeilles et les papillons ont désor­mais depuis 2020 le sta­tut de citoyens. Afin de leur don­ner le droit de vote ? Évi­dem­ment non. Il s’a­git de contraindre la ville de s’adapter à son envi­ron­ne­ment natu­rel, et non pas à l’environnement de s’adapter à la ville.

En France ? Il y a eu un sou­bre­saut avec l’affaire de l’Éri­ka pen­dant laquelle a été recon­nu en cour d’appel le « pré­ju­dice éco­lo­gique pur résul­tant d’une atteinte aux actifs envi­ron­ne­men­taux non mar­chands ». Une loi du 8 août 2016 a intro­duit dans le Code civil les articles 1246 et sui­vants consa­crés à la répa­ra­tion du pré­ju­dice éco­lo­gique. Mais tant qu’on n’aura pas fait de la bio­di­ver­si­té, ou du lit­to­ral un sujet de droit, la cause est presque per­due d’avance.

Avec cet arse­nal juri­dique venu, une fois n’est pas cou­tume, de pays qu’on regarde sou­vent de manière hau­taine, Bel­le­donne pour­rait se plaindre des dameuses, des remon­tées méca­niques et des rési­dences hideuses construites dans les sta­tions de ski. L’Isère de ne plus accueillir de bai­gneurs. L’air de la ville d’être vicié. Et les arbres, les tour­bières, les forêts pour­raient être défen­dus. Ajou­tons à cela la puis­sance de la mobi­li­sa­tion popu­laire, et vous obte­nez un étau : la par­tie fixe, c’est le droit, la par­tie cou­lis­sante, la révolte.

On coince les meilleurs tron­çon­neuses, dans un étau comme ça. En atten­dant ce tra­vail de juriste, les élus s’assoient sur notre avis, et nous sur des souches.

Des­sin de l’ex­cep­tion­nel des­si­na­teur Syl

Pour aller plus loin

Cha­peau ! Et vive le spore

Réponse au Quizz

Non, le séquoïa Géné­ral Sher­mann, avec ses 2200 ans, et ses 1910 tonnes esti­mées, est bat­tu par un adver­saire essen­tiel­le­ment caché : une armil­laire à squames fon­cées, plan­quée dans 8,9 km² de sol de l’O­ré­gon, aux USA, et qui aurait plus de 2500 ans. Mais… Mais… Pan­do, l’é­norme colo­nie clo­nale de peu­pliers faux-trembles, dans l’U­tah, pour­rait explo­ser les scores (on l’é­va­lue à 6000 tonnes, on ne sait pas bien la dater mais elle dépas­se­rait 10 000 ans).

 

Devoir de dis­sert” pour mes ami·es de la grimpe, qui meurent d’en­nui loin des falaises

Jéré­mon, dont le corps est plus dur que le bloc qu’il grimpe

Tout le monde ou presque reven­dique des falaises non taillées par la main humaine, et déplore quand quel­qu’un vient modi­fier une prise. A moins que vous ne ran­giez pas l’Hu­main dans les élé­ments natu­rels, com­ment peut-on jus­ti­fier que la patine des élé­ments, vent, pluie, soit fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rente de l’u­si­nage humain d’une prise ? Que perd une voie quand elle est taillée par un Humain, qu’elle ne perd pas taillée par, met­tons, un oiseau ? Est-ce que désher­ber des prises est dif­fé­rent que de les tailler ? Fau­drait-il don­ner une per­son­na­li­té juri­diques aux blocs et aux falaises ? Si oui, quels droits leur réser­ver, et com­ment pon­dé­rer, éche­lon­ner les éven­tuelles condam­na­tions de celles et ceux qui enfrein­draient ces droits ?

Vous avez le temps que vous vou­lez, vous pou­vez gru­ger sur votre voisin·e, consul­ter toutes les anti­sèches pos­sible, et me rendre le tra­vail sur des lauzes si ça vous chante. Je met­trai vos pro­duc­tions s’il y en a en com­men­taire.

 

 

 

Notes

  1. Le « cri de la carotte » est un peu le point God­win de la dis­cus­sion morale. L’une des plus anciennes men­tions du cri de la carotte semble venir d’une pan­to­mime de 1848 écrite par Jules Champ­fleu­ry et Albert Mon­nier, La reine des carottes, jouée au théâtre des Funam­bules, à Paris, écrite spé­ci­fi­que­ment pour se moquer des végétarien·nes.
  2. C’est un fro­mage voi­ron­nais, fait de restes malaxés à l’eau-de-vie, qui a pour par­ti­cu­la­ri­té d’être si fort qu’il déchaus­se­rait, dit-on, les dents mal enra­ci­nées

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *