Le cama­rade Pog­gen­dorff

J’aime l’illu­sion de Pog­gen­dorff. C’est un cas génial pour illus­trer le fait que les artistes en savent par­fois plus long que les scien­ti­fiques, et que quelque chose peut avoir l’air plus vrai s’il ne colle pas stric­te­ment à la réa­li­té.
Je m’ex­plique. Notre cer­veau dis­tord la conti­nui­té d’une dia­go­nale cachée par un obstacle.On jure­rait dans l’exemple ici que c’est la ligne bleue qui se pro­longe par la noire, et non la rouge. Et pour­tant…

Quand j’a­vais une dizaine d’an­nées, j’a­vais vou­lu des­si­ner pour une rai­son obs­cure le dra­peau bri­tan­nique au feutre. Et j’a­vais bien consta­té que les dia­go­nales de l’Union Jack, qui forment en fait la croix de Saint-Patrick… n’é­taient pas rac­cord. Jugez plu­tôt.

Mar­rant, non ?

 

L’his­toire raconte que c’est Johann C. Pog­gen­dorff, le phy­si­cien, qui découvre cette illu­sion, et l’ex­plique à son pote l’as­tro­phy­si­cien Johann Karl F. Zöll­ner (qui prête lui aus­si son nom à une autre illu­sion bien connue)1. Or, en ver­tu de la loi de Sti­gler (que j’ai expli­quée dans La loi de Sti­gler (qui n’est pas de Sti­gler) il y a quelques années), une chose ne porte jamais le nom de son vrai décou­vreur. Et en ver­tu d’un effet Mat­thieu (terme consa­cré par Robert K. Mer­ton, je radote, je l’ai déjà racon­té ici), les ouvrier·es, artisan·nes, ver­riers, à plus forte rai­son les femmes, ce qu’on appelle spé­ci­fi­que­ment l’ef­fet Matil­da, bref  ! Les contri­bu­tions popu­laires et ouvrières aux sciences sont vite gom­mées – hélas par des hommes blancs cis qua­dra… moi, quoi !  – et dis­pa­raissent. C’est ce qui a d’ailleurs ame­né l’ex­cellent Clif­ford D. Conner à écrire ce magni­fique bou­quin « His­toire popu­laire des sciences » à ce sujet (2011, L’Échappée).

Ici, l’illu­sion de Pog­gen­dorff était déjà bien connue des artistes, bien avant Pog­gen­dorff lui-même. J’a­vais déjà mon­tré en cours la dis­tor­sion sur les mon­tants de l’é­chelle du tableau Des­cente de la croix de Peter P. Rubens (1611, ci-contre).

la descente de la croix, Rubens, 1611

La des­cente de la croix, Rubens, 1611

Mais je découvre à l’ins­tant qu’il y a un « Pog­gen­dorff » dans le Mau­so­lée de Gal­la Pla­ci­dia, à Ravenne en Ita­lie : Saint Laurent, souf­frant le mar­tyr, porte une croix sur le dos qui fait une magni­fique Pog­gen­dorff ! Ahla­la, je kiffe. Et tout ça en mosaïque. Nor­mal, Ravenne est la capi­tale mon­diale de la mosaïque.

 

Je trouve que Saint Vincent a une petite tête de tri­cheur pris en flag…

Je remer­cie

  • Daniele Zava­gno, Olga Daney­ko, Natale Stuc­chi, pour les images ci-des­sus, dans The Pog­gen­dorff illu­sion before Pog­gen­dorff, Per­cep­tion, 2015, volume 44, pages 383 – 399 (ici)
  • D. R. Top­per pour The Pog­gen­dorff illu­sion in Des­cent from the Cross by Rubens, dans Per­cep­tion, 1984;13(6):655–8.
  • Ain­si que le vieil article The Pog­gen­dorff Illu­sion as a Constan­cy Phe­no­me­non, de R. T. Green et E.M. Hoyle dans Nature, vol. 200, 1963, p. 611 – 612.
Et pour finir en chan­son, je n’ai pas meilleur résu­mé pour l’effet Mat­thieu que ces vers de Leo­nard Cohen (co-écrit avec Sha­ron Robin­son, comme par hasard femme et noire, et qu’on oublie tout le temps) :
« Eve­ry­bo­dy knows the fight is fixed
The poor get poor, the rich get rich
That’s how it goes »
…Eve­ry­bo­dy knows » (Album I’m your man, 1988)

Notes

  1. Zöll­ner F (1860). « Ueber eine neue Art von Pseu­dos­ko­pie und ihre Bezie­hun­gen zu den von Pla­teau und Oppel bes­chrie­be­nen Bewe­gung­sphae­no­me­nen ». Dans Anna­len der Phy­sik. 186 (7): 500–25. ()

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