
David Rosenhan (1929–2012)
Vous vous rappelez l’histoire de l’expérience dite « de Stanford », menée par Philip Zimbardo sur des sujets placés en situation carcérale et aléatoirement répartis entre détenus et surveillant ? Expérience qui avait due être arrêtée au bout de quelques jours du fait des formes de violence qui commençaient à poindre ? De nombreuses fictions s’en sont inspirées, comme par exemple Das Experiment, d’Oliver Hirschbiegel (2001).
Vous vous rappelez peut-être aussi qu’en 2018, un chercheur français indépendant (que je connais et apprécie), Thibault Le Texier, a montré l’imposture de cette expérience, très « bricolée ». Je l’avais invité à en parler en février 2019, je vous mets la conférence en bas et la jaquette de son bouquin édifiant, Histoire d’un mensonge, enquête sur l’expérience de Stanford, chez Zones (2018).
La semaine dernière, un étudiant me demandait le nom d’une étude célèbre lors de laquelle un psychologue avait fait entrer de pseudo-patients « faux fous » dans un asile, que le personnel ne fut pas en mesure de détecter. Par la suite, relevant le défi d’un hôpital qui prétendait ne pas pouvoir se faire avoir de la sorte, le même psychologue prévint ledit hôpital qu’il lui enverrai un pseudo-patient dans les semaines qui arrivaient. De fait, le personnel pensa détecter à maintes reprises le faux patient, alors qu…“il n’y avait pas de faux patient. Histoire magnifique, publiée dans Science en 1973 sous le titre « Being Sane in Insane Places » (ce qui en soi n’est pas correct sur le plan scientifique, car sane/insane sont des catégories juridiques et non psychiatriques). Un peu trop magnifique. Là encore, une journaliste indépendante, Susannah Cahalan, a enquêté, fouillant les archives patiemment, et s’est rendue compte que l’histoire de David Rosenhan, le psychologue en question, était plus que douteuse. Au point que certains des collègues de son département l’appelaient le « bullshiter ».
Elle narre son enquête dans son livre The Great Pretender, The Undercover Mission That Changed Our Understanding of Madness. Je n’ai pas encore mis la main sur le bouquin, mais j’ai lu quelques revues scientifiques du livre, dont celle d’Alison Abbott, Alison dans Nature en octobre 20191 et celle de Griggs & al. dans Scholarship of Teaching and Learning in Psychology (2020)2. Et Thibault Le Texier, qui a lu le livre, me le confirme :
- D. Rosenhan n’a pas respecté le scénario-type publié pour le pseudo-patient. Il a prétendu avoir préparé minutieusement les pseudo-patients à l’hospitalisation, passant des semaines à les préparer, à leur enseigner des méthodes de collecte de données, à revoir leur histoire, etc. Pourtant, deux pseudo-patients ont dit à Cahalan que Rosenhan n’avait pas répété les histoires de fond avec eux et ne leur avait pas enseigné comment collecter correctement les données ; ils ont tous deux affirmé avoir été formés en quelques minutes sur la façon de mâcher les pilules et de ne pas les avaler, ce qui est loin d’être une préparation approfondie. Le psychologue a prétendu avoir des lettres prêtes pour faire sortir immédiatement les pseudo-patients, mais ce n’était pas le cas.
- Dans les archives, le nombre de jours d’hospitalisation des pseudo-patients fluctue, ce qui n’est pas bon signe.
- Selon Rosenhan (1973), il y avait 8 pseudo-patients. Malgré de l’aide d’un détective privé et un appel dans The Lancet Psychiatry, Cahalan n’a pu en identifier que trois, dont certains ont expliqué en quoi les rapports de données étaient douteux. On soupçonne la fabrication probable de plus de la moitié des pseudo-patients et de leurs données. L’identité de six d’entre eux étaient maintenus secrets, même à l’assistante de recherche Nancy Ross.
- Il a exclu les données d’un pseudo-patient qui ne correspondaient pas à son hypothèse (parce que l’expérience de l’hospitalisation de ce patient a été très positive)
On me rapporte que des ouvrages universitaires de psychologie parus en 2021 font encore référence à ce pseudo-travail de Rosenhan, ce qui montre que la déconstruction de mythes est une tisane qui infuse trop lentement. Il en est de même des mentions de Zimbardo (et ne parlons même pas de Freud ou Lacan).
En attendant, je ne me lasse pas de méditer sur cette phrase de Bertrand Russell dans Une histoire de la philosophie occidentale :
It is therefore important to discover whether there is any answer to Hume within the framework of a philosophy that is wholly or mainly empirical. If not, there is no intellectual difference between sanity and insanity. The lunatic who believes that he is a poached egg is to be condemned solely on the ground that he is in a minority, or rather — since we must not assume democracy — on the ground that the government does not agree with him. This is a desperate point of view, and it must be hoped that there is some way of escaping from it.
Ce qui donne en gros : « Il est donc important de découvrir s’il existe une réponse à Hume dans le cadre d’une philosophie entièrement ou principalement empirique. Sinon, il n’y a pas de différence intellectuelle entre la santé mentale et la folie. Le fou qui se croit un œuf poché ne peut être condamné qu’uniquement au motif qu’il est minoritaire, ou plutôt — puisqu’il ne faut pas présumer de la démocratie — au motif que le gouvernement n’est pas d’accord avec lui. C’est un point de vue désespéré, et il faut espérer qu’il existe un moyen d’y échapper. »
Notes
- Abbott, Alison (29 October 2019). « On the troubling trail of psychiatry’s pseudopatients stunt ». Nature. 574 (7780): 622–623. Bibcode :2019Natur.574..622A. doi :10.1038/d41586-019–03268‑y
- Griggs, R. A., Blyler, J., & Jackson, S. L. (2020, June 11). New Revelations About Rosenhan’s Pseudopatient Study : Scientific Integrity in Remission. Scholarship of Teaching and Learning in Psychology. Advance online publication. http://dx.doi.org/10.1037/stl0000202, je vous le mets ici
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