Radio­France / Chris­tophe Abra­mo­witz (pho­to­graphe) / Louise Aubin (gra­phiste).

En jan­vier, je suis allé à la Mai­son Ronde à Paris mettre en boite une série d’é­pi­sodes pour « Votre cer­veau » sai­son 2. La mai­son était ronde, l’é­quipe très sym­pa, et la barre haute, car la sai­son 1 a été faite par mon copain Albert Mou­khei­ber, et ça a bien dépo­té ! (voir ici). En plus je dois indi­quer un fait rare : Albert aurait pu accep­ter de faire la suite, et de gar­der ce pod­cast pour lui tout seul. Mais non : il a esti­mé qu’il avait dit ce qu’il avait à dire, et que pour le reste, il y avait des gens plus poin­tus que lui. S’il accep­tait de faire une sai­son 2, elle serait un peu moins bien, la 3 frô­le­rait le médiocre, et c’est ain­si qu’on devient len­te­ment un pen­seur ouvre-boîte. Alors il a cédé la place et avec Camille Renard qui mène la col­lec­tion, il a cher­ché quel­qu’un pour la suite. C’est comme ça que je suis arri­vé, et je m’éclipserai pour lais­ser la place à l’ex­cel­lente Samah Kara­ki, etc.

À toutes fins utiles, j’a­vais pris des notes, alors je vous ai retrans­crit ce que j’ai dit, voire un peu plus (je n’ai pas trans­crit les expé­riences sonores du début).

Le fait de s’a­dres­ser à « vous » fai­sait par­tie du deal, de l’i­den­ti­té de l’é­mis­sion, même si je pré­fé­re­rais uti­li­ser le « nous » inclu­sif, puisque mal­heu­reu­se­ment je tombe moi aus­si dans les mêmes biais.

 

Votre cerveau, saison 2 : déjouer les manipulations, avec Richard Monvoisin

Pod­cast en 6 épi­sodes de 10 minutes, dans une col­lec­tion pro­po­sée par Camille Renard

Bande-annonce

Pro­duc­tion : Richard Mon­voi­sin. Réa­li­sa­tion : Natha­lie Salles. Conseillère aux pro­grammes : Camille Renard. Chargé·es de pro­grammes : Tho­mas Bias­ci et Élo­die Piel. Prise de son : Manon Hous­sin. Mixage : Guillaume Ledu.

Camille Renard lit­té­ra­le­ment en train de (très bien) coui­ner, pour faire le son d’in­tro de l’é­pi­sode 5.

Épisode 1 :  l’effet Barnum, ou faire du sens avec du flou

#Expé sonore n°1 : horo­scopes

C’est vous, n’est-ce pas ? Vous vous recon­nais­sez, bien, hein ? Ça a été écrit pour vous ! Enfin, disons que ça donne bien l’impression d’avoir été écrit pour vous. Car le pro­blème, c’est que votre tante aus­si, s’y recon­naî­trait, votre voi­sin éga­le­ment.. et moi aus­si ! En réa­li­té, tout le monde se recon­naît dans un dis­cours aus­si… flou. C’est le propre de l’effet Bar­num, et je vais vous en expli­quer les rouages.

 

Votre cer­veau est un emmen­tal, il est plein de trous ! Avec quelques bouts d’informations vagues don­nées sur vous, il aime bien com­po­ser : il va tis­ser sa petite mélo­die en fabri­quant du sens, à par­tir de ce dont il se rap­pelle de votre his­toire, et en uti­li­sant vos sen­ti­ments.

Ce sont deux psy­cho­logues, Ross Stag­ner, en 1947, puis Ber­tram Forer en 1949 qui vont mon­trer ce qu’ils ont d’abord appe­lé le « sophisme de la vali­da­tion per­son­nelle ». Forer, par exemple, a pris ses étu­diants comme cobayes, a rele­vé leur date de nais­sance, puis leur a appor­té à cha­cun une sorte de thème astral per­son­na­li­sé, qu’il a dis­tri­bué indi­vi­duel­le­ment, sous enve­loppe.

Les étu­diants devaient ensuite cha­cun noter l’adéquation entre ce que révé­lait leur thème et leur propre per­son­na­li­té. Suc­cès colos­sal ! les résul­tats étaient sans appel : les étu­diants se retrou­vaient à un très haut degré dans le thème astral. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que tous les étu­diants avaient le même

Ça don­nait ça :

Vous avez besoin que les autres per­sonnes vous aiment et vous admirent mais vous êtes tout de même apte à être cri­tique envers vous même. Vous pos­sé­dez de consi­dé­rables capa­ci­tés non employées que vous n’a­vez pas uti­li­sées à votre avan­tage. Quelques-unes de vos aspi­ra­tions ont ten­dance à être assez irréa­listes. Quel­que­fois vous avez même de sérieux doutes quant à savoir si vous avez pris la bonne déci­sion. Vous pré­fé­rez un petit peu de chan­ge­ment et de varié­té et êtes insa­tis­fait lorsque vous êtes blo­qué par des res­tric­tions ou des limi­ta­tions. Par­fois vous êtes extra­ver­ti, affable et sociable alors que d’autres fois vous êtes intro­ver­ti, pru­dent et réser­vé. Vous êtes éga­le­ment fier de vous-même en tant que pen­seur indé­pen­dant et n’ac­cep­tez pas les décla­ra­tions des autres sans preuve satis­fai­sante.

Cet effet, très puis­sant, sera renom­mé sept ans plus tard « effet Bar­num » par le psy­cho­logue Paul Meehl.

Pour­quoi Bar­num ? Avec un de ses col­lègues (Donald G. Pater­son, de l’Université du Min­ne­so­ta), ça leur rap­pe­lait Phi­néas T Bar­num le célèbre fon­da­teur du cirque Bar­num qui, entre freak shows et ani­maux rares, uti­li­sait des pseu­do-tests psy­cho­lo­giques de per­son­na­li­té dans le cadre de ses spec­tacles.

Pour­quoi ça fonc­tionne ? On le sait depuis les années 80 par les tra­vaux de Dick­son et Kel­ly en 1985, de Cla­ridge en 2013 et d’autres, et ça a été véri­fié ensuite. Votre cer­veau est friand de vali­da­tion sub­jec­tive ! Lorsque vous avez la croyance, l’attente, ou faites l’hypothèse que deux évé­ne­ments, pour­tant aléa­toires, sont liés entre eux, le sont quand même, vous allez vous convaincre qu’il y a quand même un lien, en vous accro­chant à la moindre petite ficelle à votre dis­po­si­tion. Vous « vali­dez sub­jec­ti­ve­ment » ce en quoi vous croyez. Lors de la lec­ture d’un horo­scope, par exemple,vous aurez ten­dance à recher­cher acti­ve­ment une cor­res­pon­dance entre son conte­nu et notre per­cep­tion de votre per­son­na­li­té : une sorte de phé­no­mène d’acceptation.

Que se passe-t-il dans votre emmen­tal de cer­veau ? Il semble qu’il soit très rapi­de­ment satis­fait d’un por­trait de lui-même :

  • s’il a l’impression que c’est per­son­na­li­sé
  • s’il donne une cer­taine auto­ri­té à celui ou celle qui fait le por­trait
  • s’il uti­lise le prin­cipe de Pol­lyan­na : c’est som­mai­re­ment des points posi­tifs qui sont déve­lop­pés sur votre vie pas­sée. Tout le monde a ce biais de posi­ti­vi­té, et quand en 1969, Bou­cher et Osgood, ont mis le doigt sur cette ten­dance uni­ver­selle de la com­mu­ni­ca­tion humaine à pré­fé­rer des mots posi­tifs que des mots néga­tifs, Ils ont choi­si Pol­lya­na, le nom de la petite fille du roman d’E­lea­nor H. Por­ter (1913), qui joue au « jeu de la gaie­té » qui l’amène à trou­ver quelque chose de posi­tif dans toutes les situa­tions. Mar­ga­ret Mat­lin et David Stang ont mon­tré dès 1978 que le cer­veau traite les infor­ma­tions agréables de manière plus pré­cise et exacte que les infor­ma­tions désa­gréables. Vous avez ain­si ten­dance à vous figu­rer les expé­riences pas­sées comme plus roses qu’elles n’ont été en réa­li­té, et cela d’autant plus que vous êtes âgé·e.

Vous me direz, l’horoscopie, ce n’est pas pris de manière aus­si sérieuse que  l’astrologie, la chi­ro­man­cie, ou les tarots de Mar­seille. On mâchonne son horo­scope le matin, comme un che­wing gum men­tal sans lui don­ner un immense cré­dit : s’il a bon goût on en fait son beurre, si pas, on se dit que c’est nul.

Le pro­blème c’est que cette vali­da­tion affec­tive est à l’œuvre dans un grand nombre d’arts divi­na­toires, de man­cies, qui elles, prennent plus d’emprise sur le client : conseils de vie, grande orien­ta­tions, gros choix. l’essentiel des arts divi­na­toires étu­diées pro­cèdent d’un effet Bar­num pour com­men­cer, puis le /la voyante va uti­li­ser (par­fois même sans le savoir) ce qu’elle a sous la main, ou uti­li­ser des par­fois sans en prendre conscience des « ruses » comme

  • des « mots-fouines », c’est-à-dire des mots impré­cis ou très rela­tifs (« par­fois », « cer­tains disent », « il peut arri­ver que » …)
  • la ruse arc en ciel : on vous dit « vous pou­vez être par­fois ceci, ou par­fois tout l’inverse ». Exemple : « Par­fois, vous êtes extraverti·e, affable, sociable, tan­dis qu’à d’autres moments, vous êtes introverti·e, méfiant·e et réservé·e. »

Ce sont des tech­niques dites de cold rea­ding, très connues des men­ta­listes. La plu­part des gens qui uti­lisent ces tech­niques ne le font pas par méchan­ce­té ou dans une volon­té de nuire. Mais il arrive que pour asseoir un pou­voir sur l’assistance, des gens s’en servent sciem­ment, voire poussent le bou­chon jusqu’au hot rea­ding, ou lec­ture à chaud : on le sait quand ils sont pris en fraude,  comme le télé­van­gé­liste Peter Popoff, pris en fla­grant délit d’envoyer des com­plices gla­ner des infos sur les gens du public avant ses soi-disant révé­la­tions en direct.

Grâce à l’effet Bar­num, on peut très rapi­de­ment séduire un audi­toire, en lan­çant des phrases suf­fi­sam­ment floues à un public en attente. Le plus sor­dide est pro­ba­ble­ment le contexte des gens en deuil, qui tentent de com­mu­ni­quer avec leurs défunts au tra­vers d’un médium. Par une tech­nique spé­ci­fique appe­lée « tir aux petits plombs », ou shot­gun­ning, vous arro­sez le public avec des phrases comme « Je vois un pro­blème car­diaque avec une figure pater­nelle dans votre famille », et là vous êtes à coup sûr de pêcher quelque chose, puisqu’une grande varié­té de pro­blèmes médi­caux ont des dou­leurs tho­ra­ciques comme symp­tôme, et les mala­dies car­diaques sont la prin­ci­pale cause de décès dans le monde. Et comme « figure pater­nelle » peut faire réfé­rence au père, au grand-père, à l’oncle, au cou­sin ou à tout parent mas­cu­lin qui est éga­le­ment un parent ou qui a joué un rôle paren­tal auprès de la per­sonne. Bref ça marche tou­jours, de même que « Je vois une femme avec des ténèbres à la poi­trine, un can­cer du pou­mon, une mala­die car­diaque, un can­cer du sein… » ou « Je sens une figure mas­cu­line plus âgée dans votre vie, qui veut que vous sachiez que même si vous avez eu des désac­cords dans votre vie, il vous aimait tou­jours. »

Et là où l’effet Bar­num devient vrai­ment sor­dide, c’est dans les trans­com­mu­ni­ca­tions ins­tru­men­tales, les fameuses com­mu­ni­ca­tions avec l’au-delà : on essaie de cap­ter des « mes­sages de nos chers dis­pa­rus » dans des amas de son, et votre cer­veau a de telles attentes qu’il a de fortes chances d’entendre son cher dis­pa­ru.

#Expé sonore n°2 : trans­com­mu­ni­ca­tions ins­tru­men­tales (illu­sions des voix des morts).

Le pire que j’ai vu, c’est une trans­com­mu­ni­ca­trice de Gre­noble, qui, une fois posé son soi-disant pou­voir de faire par­ler le défunt, asse­nait des phrases sor­ties de son ima­gi­na­tion et ter­ri­ble­ment intru­sives. À une dame qui n’arrivait pas à pas­ser son deuil par exemple, je l’ai enten­du dire au nom du mort : « ne refais pas ta vie, ne te rema­rie pas » et « ne vends pas la mai­son ».

Conclu­sion ? Votre soif, notre soif de vali­da­tion sub­jec­tive est impos­sible à ras­sa­sier. L’effet Bar­num, uti­li­sé dans des contextes très affec­tifs, peut nous mener dans des maré­cages dont il est dif­fi­cile de s’extirper.

Dans l’épisode 2, nous irons explo­rer une autre cre­vasse très voi­sine de votre cer­veau, le biais du sur­vi­vant.

 

Biblio­gra­phie de réfé­rence pour l’épisode 1 :

STAGNER, Ross (1958), The Gul­li­bi­li­ty of Per­son­nel Mana­gers, Per­son­nel Psy­cho­lo­gy. 11 (3): 347–352. doi :10.1111/j.1744–6570.1958.tb00022.x. ISSN 1744–6570.

FORER, Ber­tram R. (1949), The fal­la­cy of per­so­nal vali­da­tion : A class­room demons­tra­tion of gul­li­bi­li­ty, Jour­nal of Abnor­mal and Social Psy­cho­lo­gy. 44 (1): 118–123. doi :10.1037/h0059240. PMID 18110193.

MEELH, Paul E. (1956), Wan­ted – A Good Cook­book, Ame­ri­can Psy­cho­lo­gist. 11 (6): 263–272. doi :10.1037/h0044164.

TOBACYK, Jerome & al (June 10, 2010), Para­nor­mal Beliefs and the Bar­num Effect, Jour­nal of Per­so­na­li­ty Assess­ment. 52 (4): 737–739. doi :10.1207/s15327752jpa5204_13.

BOUCHER, Jer­ry, & OSGOOD, Charles E. (1969). The Pol­lyan­na hypo­the­sis. Jour­nal of Ver­bal Lear­ning & Ver­bal Beha­vior, 8(1), 1–8. https://doi.org/10.1016/S0022-5371(69)80002–2.

PORTER Elea­nor H., Pol­lya­na, L.C. Page (1913), publiée en fran­çais en 1929 chez Jean-Hen­ri Jehe­ber (Suisse).

DICKSON, D. H., & KELLY, I. W. (1985). The « Bar­num effect » in per­so­na­li­ty assess­ment : A review of the lite­ra­ture. Psy­cho­lo­gi­cal Reports, 57(2), 367–382. https://doi.org/10.2466/pr0.1985.57.2.367.

CLARIDGE, Gor­don. & al. (2008) « Schi­zo­ty­py and the Bar­num effect ». Per­so­na­li­ty and Indi­vi­dual Dif­fe­rences. 44 (2): 436–444. doi :10.1016/j.paid.2007.09.006.

MATLIN, Mar­ga­ret W. & STANG David J., (1978) The Pol­lyan­na prin­ciple : selec­ti­vi­ty in lan­guage, memo­ry, and thought, Cam­bridge, MA : Schenk­man Pub. Co.

 

Épisode 2 : le biais du survivant

#expé sonore n°1 : J’ai des pou­voirs extra­or­di­naires. Je vais ten­ter le temps de cet épi­sode de vous les faire vivre en direct et à dis­tance ! Tenez, là, main­te­nant, je vais faire.. griller une ampoule chez vous, s’éteindre un petit appa­reil élec­trique ou faire cli­gno­ter une de vos lampes. Si c’est le cas, appe­lez vite le stan­dard de France Culture (quoi ? Il n’y a plus de numé­ro de stan­dard ? OK, truc de vieux).

Alors ? De deux choses l’une. Soit il ne se passe rien, du tout, et vous allez vague­ment oublier, ou vous dire que c’est peut-être arri­vé chez d’autres mais pas chez vous ; soit ça vous arrive – ce qui n’est pas si rare, car une ampoule, c’est à la louche  envi­ron 1000 heures de vie, donc 6000 fois 10 minutes. Il suf­fit que vous soyez 6 000 pour que l’un·e d’entre vous « vive » en direct mon étrange pou­voir. Si vous êtes 60 000, 10 ! Et hop, on sature un stan­dard.

ATTENTION :

je laisse croire pour sim­pli­fier que si un évè­ne­ment a une pro­ba­bi­li­té de 1/n de se pro­duire, alors si on fait n ten­ta­tives, cet évé­ne­ment se pro­dui­ra for­cé­ment. Or ce n’est pas rigou­reux ! Si l’es­pé­rance (nombre moyen de suc­cès) est bien égale à 1 dans ce cas (E=n*x1/n), ce n’est pas cela qu’il faut cal­cu­ler. L’es­pé­rance nous donne le nombre moyen de suc­cès de cette expé­rience (donc si on la refait beau­coup de fois). Or ici on veut savoir la pro­ba­bi­li­té d’a­voir au moins k suc­cès (k=1=au moins une ampoule grille) si on fait l’ex­pé­rience « une seule fois ». Si l’ex­pé­rience est d’al­lu­mer n ampoules (disons n = 1000 pour mon exemple) pour voir si au moins l’une d’entre elle grille­ra (k ≥ 1) avec une pro­ba­bi­li­té que ça arrive de p=1/1000, alors il faut mobi­li­ser la loi bino­miale. Et on trouve que la pro­ba­bi­li­té d’a­voir au moins 1 suc­cès avec 1000 essais indé­pen­dants est P(X ≥ 1) = 0,6323. Moins de 2 chances sur 3 que cela se pro­duise, donc c’est loin d’être sûr ! Il faut au moins 3000 essais (3000 lampes allu­mées) pour atteindre p=0,95. Oui je sais, ça arrache les che­veux, c’est pour ça que j’en ai peu. Je ne pou­vais décem­ment pas expo­ser tout ça au grand public, mais ici, je le dois (mer­ci Denis Caro­ti, mon éter­nel com­parse).

ATTENTION II : là, c’est mon ami le mathé­ma­ti­cien Didier Piau qui sort du bois, et qui me dit « de lais­ser la loi bino­miale tran­quille » !
En sub­stance :

Tu dis­poses de n ampoules, cha­cune grille avec pro­ba­bi­li­té p = 1/n, tu veux la pro­ba­bi­li­té p(n) qu’au moins une ampoule grille. Là, tu dois ajou­ter l’hy­po­thèse cru­ciale qui s’ap­pelle l’in­dé­pen­dance du des­tin de tes ampoules (sinon, aucune chance d’y arri­ver). Et à par­tir de là, ça des­cend jus­qu’à la fin : au lieu de cal­cu­ler p(n), cal­cu­lons 1 – p(n) la pro­ba­bi­li­té qu’au­cune ampoule ne grille. Comme chaque ampoule ne grille pas avec pro­ba­bi­li­té 1 – p, aucune ampoule ne grille par­mi un lot de k ampoules avec pro­ba­bi­li­té (1 – p).(1 – p)… (1 – p) avec k fac­teurs (1 par ampoule) c’est-à-dire (1 – p)^k (c’est là que l’in­dé­pen­dance est néces­saire). Par exemple, pour k = n, on obtient 1 – p(n) = (1 – p)^n donc, comme on se sou­vient que p = 1/n, p(n) = 1 – (1 – 1/n)^n. Par exemple, tu fous n = 1000 dans cette for­mule et la for­mule dans un moteur de recherche qu’il ne faut pas nom­mer pour évi­ter de réveiller Ctul­hu et tu obtiens p(1000) = 1 – (999/1000)^1000 = 0.6323…
Donc pas la queue d’une loi bino­miale là-dedans. Évi­dem­ment si tu vou­lais cal­cu­ler la pro­ba­bi­li­té d’ob­ser­ver j ampoules grillées par­mi k (indé­pen­dantes, once again) pour tout j et tout k, ce serait dif­fé­rent : tu trou­ve­rais C(k,j) p^j (1 – p)^{k – j} où C(k,j) = k!/(j ! (k – j)!) est bien un coef­fi­cient du binôme. Mais comme tu veux seule­ment le cas j = 0 (et comme C(k,0) = 0 pour tout k), no sou­çaïlle ! Et e dans tout ça ? On y vient…
* Typo : C(k,0) = 1 (argh, dam­ned, don­ner­wet­ter, tchiort vaz­mi, cendres sur le front, tous­sa tous­sa)
Reve­nons à nos pro­ba­bi­li­tés p(n) d’a­voir au moins 1 ampoule grillée par­mi n quand cha­cune grille avec pro­ba­bi­li­té 1/n (et que leurs des­tins sont indé­pen­dants). Si on cal­cule tout plein de p(n), pour des n de plus en plus grands, on constate un truc curieux : la valeur de p(n) baisse quand n aug­mente mais assez vite elle se sta­bi­lise vers une limite qu’on va noter p(infini) = 0.63212055882… Kes­kis­pass ? Bon, ben là c’est comme pour la drague ou pour se bai­gner dans un lac de mon­tagne, à un moment il faut y aller. Alors on y va :
Tu te sou­viens que 1 – p(n) = (1 – 1/n)^n donc ln(1 – p(n)) = n x ln(1 – 1/n) où ln est le loga­rithme népe­rien (le seul, le vrai). Et il y a plein d’ar­gu­ments (tour­nant sou­vent autour de la déri­vée mais ce n’est pas cru­cial pour ce qu’on raconte) pour être sûr que, quand ε est petit (tu sais, le epsi­lon de tes cours de maths du lycée…), ln(1 – ε) vaut à peu près ‑ε. (Pour un énon­cé rigou­reux : (ln(1 – ε))/ε tend vers ‑1 quand ε tend vers 0.) Or 1/n tend vers 0 quand n devient grand donc 1/n est ton ε et tu obtiens que ln(1 – 1/n) vaut à peu près (-1/n) donc que n x ln(1 – 1/n) vaut à peu près n x (-1/n) = – 1. Cool. Mais toi, tu vou­lais p(n) ? Eh ben, il suf­fit de back­tra­cker : (1 – 1/n)^n = exp(n x ln(1 – 1/n)) et n x ln(1 – 1/n) vaut à peu près ‑1 quand n est grand. donc (1 – 1/n)^n vaut à peu près exp(-1) = 1/e et fina­le­ment, fina­le­ment, il nous fal­lut bien du talent pour être vieux sans être adultes… non, c’est pas ça : fina­le­ment, p(n) = 1 – (1 – 1/n)^n vaut à peu près 1 – 1/e, qui, crois-le ou véri­fie dans un moteur de recherche qu’il ne faut pas nom­mer, vaut 1 – 1/e = 0.63212055882…

En réa­li­té, ici, mon super-pou­voir, c’est le temps qui passe, et ce qui peut nous convaincre à tort, c’est le biais du sur­vi­vant.

Je prends un phé­no­mène qui a peu de chances de se pro­duire dans le temps du pod­cast, mais, qui mul­ti­plié par le nombre d’auditeurs, devien­dra pro­bable. Et en ne sélec­tion­nant, volon­tai­re­ment ou non, que les cas posi­tifs (peu nom­breux et sta­tis­ti­que­ment pré­vi­sibles) et en gom­mant les cas néga­tifs (bien plus nom­breux de gens pour qui il ne se pas­se­ra rien et qui n’ap­pel­le­ront pas pour le dire !), on se retrouve avec une solide illu­sion d’efficacité. Le fait d’é­cré­mer que les rares cas qui « marchent » en effa­çant les cas nom­breux qui échouent, on appelle ça le biais du sur­vi­vant.

Pour­quoi le biais du sur­vi­vant ? Il semble que ça vienne d’une vanne d’il y a 2500 ans par un cer­tain Dia­go­ras de Mélos. Cicé­ron raconte qu’un de ses amis van­tait la prière en lui mon­trant des images votives de gens sau­vés de nau­frages en mer, et qui ayant prié les Dieux, avaient été sau­vés. Dia­go­ras répon­dit : certes, mais où sont les images de ceux qui ont prié et qui n’ont pas été sau­vés ?

On raconte sou­vent l’histoire du sta­tis­ti­cien Abra­ham Wald. Le Groupe de recherche sta­tis­tique (SRG) de l’U­ni­ver­si­té de Colum­bia, dont Wald fai­sait par­tie, exa­mi­nait pen­dant la seconde guerre mon­diale les dom­mages cau­sés aux avions qui étaient reve­nus de mis­sions et a recom­man­dé d’a­jou­ter un blin­dage aux zones qui pré­sen­taient non pas le plus de dom­mages, mais… le moins de dom­mages ! Pour­quoi un choix aus­si contre-intui­tif ?

Les impacts de balle dans l’a­vion de retour repré­sen­taient des zones où un bom­bar­dier pou­vait subir des dégâts et voler encore assez bien pour reve­nir en toute sécu­ri­té à la base. Par consé­quent, Wald a pro­po­sé que la marine ren­force les endroits sys­té­ma­ti­que­ment dénués d’impact, dédui­sant que les avions tou­chés dans ces zones étaient ceux qui avaient le plus de chances de…. ne pas reve­nir ! Bon, cette his­toire de l’intuition soli­taire d’un seul homme, aus­si belle soit-il, n’est pas très claire, et la seule source du tra­vail non publiée de Wald a été retrou­vée par mon ami le jour­na­liste Flo­rian Gou­thière, et vient d’un de ses col­lègues, Wil­son Allen Wal­lis près de 35 ans plus tard. Mais n’empêche, même si ce n’est pas vrai, c’est bien trou­vé !

Vous aurez com­pris que ce biais du sur­vi­vant est de la même famille que l’effet Bar­num ren­con­tré à l’épisode pré­cé­dent : une forme de biais de sélec­tion, qui nous fait pré­fé­rer les évé­ne­ments qui confirment nos attentes et nos croyances, que celles qui les réfutent. Il nous cache en quelques sorte les preuves silen­cieuses.

Que se passe-t-il exac­te­ment dans votre cer­veau ? Ce n’est pas encore très clair : il semble qu’il y ait un mélange entre des méca­nismes chauds, moti­vés par vos croyances et vos attentes, comme dans l’effet Bar­num ; et des méca­nismes dits « froids », cog­ni­tifs qu’il est dif­fi­cile de maî­tri­ser, un peu comme des incli­nai­sons men­tales, des pentes céré­brales douces. L’une de ses pentes porte le nom bar­bare d’heu­ris­tique de dis­po­ni­bi­li­té : nous aurons ten­dance à prendre les idées, les infos, les preuves les plus dis­po­nibles, à moindre coût. Comme dit la psy­cho­logue Ziva Kun­da, « la moti­va­tion crée le biais », et les fac­teurs cog­ni­tifs ampli­fient l’effet.

C’est ce qui explique le suc­cès de cette vieille cam­pagne de la Fran­çaise des Jeux : 100% des gagnants auront ten­té leur chance – en oubliant de pré­ci­ser que 100 % des per­dants aus­si, et ils sont bien plus nom­breux !

Le biais du sur­vi­vant a des consé­quences qui vont du rigo­lo au dra­ma­tique.

Dans un ordre crois­sant de dan­ge­ro­si­té,

  • on peut conclure à tort que des Paul le poulpe, ou autre mas­cotte ani­male pré­dit les matchs de foot avec suc­cès, alors qu’on a arti­fi­ciel­le­ment gom­mé le nombre colos­sal d’animaux qui est uti­li­sé à chaque coupe du monde (et dont l’immense majo­ri­té, elle a échoué)
  • On peut encore accroître la por­tée de nos pré­dic­tions de voyant·es (lien avec épi­sode pré­cé­dent). Car je suis voyant et je vous dis « méfiez-vous des acci­dents de voi­ture » vous avez deux choix, y croire, ou pas.

Si vous y croyez ET que vous avez un acci­dent, vous vous dites bon sang, il me l’avait dit (hop, on valide la pré­ten­tion)

Si vous y croyez ET que vous n’avez pas d’accident, vous concluez que c’est parce qu’il vous a pré­ve­nu → (hop, valide la pré­ten­tion)

Si vous n’y croyez pas Et que vous avez un acci­dent, vous vous dites sacre­dieu, il m’avait pour­tant pré­ve­nu → hop vali­dé

Si vous n’y croyez pas Et pas d’accident →…. on oublie. Donc 100 % des cas dont on se rap­pelle sont des cas qui valident la pré­ten­tion de départ.

#expé 2 « vous allez vivre une expé­rience incroyable : je vous pro­pose en direct de faire dis­pa­raître une de vos… ver­rues. Oui vous m’avez bien enten­du ! Bien sûr, il vous faut au moins une ver­rue. En rap­pro­chant votre ver­rue du son de ma voix, je vous assure que dans quelques jours, maxi­mum trois semaines, vous aurez une dis­pa­ri­tion qua­si-com­plète de cette affreuse ver­rue. « Pars, vilaine ver­rue ! »

En fai­sant ça, je suis qua­si assu­ré d’avoir quelques (rares) cas posi­tifs, qui ser­vi­ront de publi­ci­té car les gens vont le racon­ter, alors que tous les gens qui n’ont pas eu d’effet ne vien­dront pas se plaindre, voire oublie­ront tout sim­ple­ment mon expé­rience.

Idem, je peux vous pas­ser la plu­part des brû­lures !  Si vous avez une brû­lure récente faite en cui­si­nant, ou à l’eau bouillante, concen­trez-vous, je vous la fais dis­pa­raître dans les jours qui viennent, et il n’y aura pas de cica­trice, sauf bien sûr si la brû­lure était pro­fonde, mais dans ce cas, la cica­trice sera quand même moins grosse, pro­mis (de toute façon vous n’aurez rien pour com­pa­rer, entre l’évolution du temps sans mon soin, et l’évolution du temps avec mon soin).

C’est d’ailleurs ce qui fait une part du suc­cès de cer­taines thé­ra­pies alter­na­tives : comme nous sommes plus friand·es de racon­ter les cas qui ont mar­ché avec un rebou­teux par exemple, nos soi­rées regorgent d’histoires de ce type. Alors que les his­toires d’échec de soin de rebou­teux sont elles bien plus nom­breuses, mais les racon­ter c’est un peu le four assu­ré. Tou­jours le biais du sur­vi­vant.

Le plus sor­dide, c’est quand le biais du sur­vi­vant met en péril votre sur­vie : Rudolf Breuss, natu­ro­pathe, qui pré­ten­dait gué­rir les can­cers par des cures exclu­sives de 40 jours de jus de légumes. Dans son livre Das Krebs­Cure, aucune démons­tra­tion, mais un argu­ment choc qui rap­pe­le­ra l’an­cien slo­gan de la Fran­çaise des Jeux : « 100% des gens qui m’écrivent sont satis­faits !»

Le biais du sur­vi­vant est une sorte d’illusion cog­ni­tive qui vient flat­ter nos intui­tions : l’œil humain est si par­fait, tel ou tel ani­mal est si par­fai­te­ment adap­té à son milieu qu’il n’est pas pos­sible d’imaginer cela sans une volon­té divine qui ait vou­lu ça, disent les créa­tion­nistes. Au sens propre, le biais du sur­vi­vant nous montre… les sur­vi­vants ! Ce qu’ils oublient, c’est que pour par­ve­nir à ces espèces ou ces orga­nismes si bien adap­tés, il a fal­lu un énorme cime­tière d’espèces éteintes et d’individus, qui non adap­tés, n’ont pas eu de des­cen­dance. Der­rière un sur­vi­vant, un immense cime­tière !

Et der­rière une réus­site, com­bien d’échecs ? Quand on nous dit qu’on peut s’en sor­tir, même enfant des fau­bourgs pauvres de Mar­seille, et deve­nir foot­bal­leur mon­dia­le­ment connu, en mobi­li­sant l’exemple de Ziné­dine Zidane, regarde il s’en est bien sor­ti, lui ! On fait pareil : on écrème Zidane, et on efface volon­tai­re­ment ou non, le cime­tière des ano­nymes, qui par mal­chance ou manque de talent, n’ont pu se his­ser à la noto­rié­té.

Votre cer­veau, mon cer­veau, écrème la sur­face des choses. Nous ver­rons au pro­chain épi­sode com­ment en outre il lui arrive même, à votre nez et à votre barbe, de fabri­quer de toute pièce ce qu’il sou­haite.

 

Biblio­gra­phie de réfé­rence pour l’épisode 2 :

WALLIS, W. Allen. (1980) The Sta­tis­ti­cal Research Group, 1942–1945, 75.370 (1980): 320–330. Jour­nal of the Ame­ri­can Sta­tis­ti­cal Asso­cia­tion.

NICKERSON, Ray­mond S. (1998), « Confir­ma­tion bias : A ubi­qui­tous phe­no­me­non in many guises », Review of Gene­ral Psy­cho­lo­gy, 2 (2): 175–220, doi :10.1037/1089–2680.2.2.175, S2CID 8508954.

KUNDA, Ziva (1999), Social cog­ni­tion : Making sense of people, MIT Press.

BREUSS Rudolf, (1980) Krebs, Leukä­mie und andere schein­bar unheil­bare Kran­khei­ten mit natür­li­chen Mit­teln heil­bar, Merk, Jut­ta, 1980. Tra­duit en fran­çais sous le titre La Cure Breuss : Régé­né­ra­tion totale de l’or­ga­nisme (2006), Labuis­sière édi­tions.

 

Épisode 3 : effet idéomoteur, ou comment votre cerveau en mettrait sa main au feu

#expé : pre­nez une feuille de papier, posez-la sur une table et met­tez votre main gauche des­sus, vos doigts en léger contact avec la sur­face. Posez main­te­nant votre main droite sur une sur­face de cou­leur claire, et bou­gez vos doigts de la main gauche sur la feuille : vous allez voir que les doigts ne collent pas spé­cia­le­ment à la feuille. Mais on a remar­qué un phé­no­mène éton­nant : si vous dépla­cez votre main droite sur un sup­port plus sombre, alors comme par magie, nos doigts de la main gauche vont plus col­ler à la feuille. Phé­no­mène fas­ci­nant ! Comme si le sombre côté main droite influait sur le carac­tère col­lant de nos doigts à gauche.

Le hic, c’est que si je vous avais dit exac­te­ment l’inverse, ça aurait mar­ché aus­si. C’est n’est pas la cou­leur sous la main droite qui agit, mais…votre cer­veau ! Grâce à cette petite expé­rience que j’ai piquée au mon ami vidéaste Mr Sam alias Samuel Buis­se­ret, nous met­tons le doigt sur l’une des mani­pu­la­tions les plus mécon­nue de votre cer­veau : l’effet idéo­mo­teur

L’effet idéo­mo­teur est un pro­ces­sus psy­cho­lo­gique lors duquel une pen­sée ou une image men­tale pro­voque une réac­tion mus­cu­laire appa­rem­ment « réflexe » ou auto­ma­tique, sou­vent d’un degré infime, et cela en dehors de notre conscience du sujet alors que ce sont nos attentes qui créent cette réac­tion. On juge­rait qu’on ne le fait pas exprès, et pour­tant…

Aus­si appe­lé réponse idéo­mo­trice « ou réflexe » idéo­mo­teur, le terme vient de « ideo » (repré­sen­ta­tion men­tale ) et « moteur » (action mus­cu­laire), c’est un peu du même type que ce qui se passe quand on salive à la simple idée de sucer un citron.

L’un des pre­miers à avoir subo­do­ré ça est le méde­cin William Car­pen­ter, qui explique à l’ins­ti­tu­tion royale de Londres en 1852 « l’in­fluence de la sug­ges­tion dans la modi­fi­ca­tion et la direc­tion du mou­ve­ment mus­cu­laire, indé­pen­dam­ment de la volon­té ». Deux ans plus tard, le grand chi­miste fran­çais Michel-Eugène Che­vreul, démon­tre­ra que de nom­breux phé­no­mènes attri­bués à des forces spi­ri­tuelles ou para­nor­males, ou à de mys­té­rieuses « éner­gies  » sont en fait dues à l’effet qu’on n’appelle pas encore idéo­mo­teur .dans un livre célèbre, De la baguette divi­na­toire, du pen­dule dit explo­ra­teur et des tables tour­nantes, au point de vue de l’histoire de la cri­tique et de la méthode expé­ri­men­tale : Il teste et pige que le pen­dule divi­na­toire bouge non en réac­tion à une infor­ma­tion qui nous est cachée, mais bien à nos attentes ! Cette illu­sion du pen­dule s’appelle d’ailleurs dans la lit­té­ra­ture scien­ti­fique l’illusion de Che­vreul. Il fau­dra attendre 160 ans pour que soit récem­ment très bien décrit (par Can­ter­gi & al.) ce qu’il se passe avec ce pen­dule, et pour­quoi d’infimes mou­ve­ments font se réa­li­ser ce qu’on attend.

Voi­ci une autre façon de vous en rendre compte : vous pou­vez lais­ser un pen­dule tenu à la main pla­ner au-des­sus d’une feuille de papier mar­quée d’un oui, puis d’un non. Si la consigne est don­née qu’au-dessus du oui, le pen­dule tour­ne­ra dans le sens des aiguilles d’une montre, vous et moi avons de très fortes chances de vali­der la consigne. Le seul moyen de nous rendre compte que nous nous leur­rons, est de faire plu­sieurs papiers notés oui et noté non, les faire pla­cer face contre la table pour ne pas qu’on voit ce qu’il y a mar­qué, et de manière aléa­toire par un ami. Il est très peu pro­bable que vous retrou­viez ain­si les oui et les non avec le simple sens du pen­dule (si ça vous arrive, venez vous faire tes­ter dans mon labo ! On aurait même pu gagner le mil­lion de dol­lars de la James Ran­di Edu­ca­tio­nal Fon­da­tion).

En sciences cog­ni­tives, on parle désor­mais depuis le livre remar­quable de Daniel M. Wegner d’incons­cient adap­ta­tif : un ensemble de pro­ces­sus men­taux capables d’af­fec­ter le juge­ment et la prise de déci­sion, mais hors de por­tée de notre conscience.

Cet effet idéo­mo­teur est à l’origine d’immenses pro­grès en métho­do­lo­gie scien­ti­fique, mais éga­le­ment des mani­pu­la­tions plus ou moins volon­taires les plus ter­ribles.

Une des avan­cées métho­do­lo­giques majeures s’est pro­duite du fait d’un che­val. Début XXe siècle, devant Das Kluge Hans, ou Hans le malin, un che­val qui pré­ten­du­ment savait comp­ter en don­nant le nombre de coups de sabot cor­res­pon­dant à l’opération arith­mé­tique deman­dée, les meilleurs psy­cho­logues se laissent convaincre. Mais un simple assis­tant béné­vole d’une équipe de cher­cheurs alle­mands, un cer­tain Oskar Pfung­st, demande la pos­si­bi­li­té au pro­prié­taire de faire quelques expé­ri­men­ta­tions. Et là, Pfung­st se rend compte pro­gres­si­ve­ment que le che­val ne sait pas réel­le­ment comp­ter, mais… qu’il sent quand le public est content de la réponse ! Il est sen­sible aux mou­ve­ments idéo­mo­teurs incon­trô­lés de l’assistance !

En quoi est-ce une avan­cée ? Dès lors, on a accep­té l’idée que si l’on veut mesu­rer l’efficacité spé­ci­fique d’un trai­te­ment médi­cal par rap­port à un « faux » trai­te­ment médi­cal (un pla­ce­bo de trai­te­ment), il fal­lait non seule­ment impo­ser le simple aveugle : le patient ne doit évi­dem­ment pas savoir s’il prend le vrai médoc ou le pla­ce­bo. Mais en outre, au moins aus­si impor­tant ! Il faut que le thé­ra­peute non plus ne sache pas lequel il donne, car du fait de ses propres mou­ve­ments idéo­mo­teurs, il pour­rait dévoi­ler l’info sans le vou­loir au patient. En évi­tant l’effet idéo­mo­teur, on évite de conclure des choses à tort.

Mais les mani­pu­la­tions liées à l’effet idéo­mo­teur, elles, sont légion. On sait désor­mais que relèvent des effets idéo­mo­teurs le dépla­ce­ment des tables et gué­ri­dons tour­nants, mais aus­si du verre sur les tablette de spi­ri­tisme : le verre, appe­lé « la goutte » sur laquelle les par­ti­ci­pants posent le doigt se déplacent vers des lettres et délivrent un mes­sage non du fait d’un esprit, mais parce que les par­ti­ci­pants veulent, de manière non consciente, un résul­tat. Je com­prends qu’on puisse être déçu.

Plus dur encore à croire, on sait désor­mais que les baguettes de sour­cier ne bougent pas spé­cia­le­ment quand il y a de l’eau, mais quand cel·lui qui les tient croit qu’il y a de l’eau, donc lorsque leur pro­prié­taire a une rai­son plus ou moins consciente de la faire bou­ger. On sait main­te­nant que ce qui fait que les sour­ciers trouvent un peu plus d’eau que la moyenne des gens vient d’informations secon­daires pro­ve­nant du ter­rain lui-même, plantes qui poussent sur des lieux humides, creux plu­tôt que bosses… Si l’on cache ces infor­ma­tions aux sour­ciers, qu’ils sont mis « en aveugle », ils trouvent autant d’eau que… moi. Je com­prends qu’on puisse être déçu, et pour­tant, ayant déjà mani­pu­lé des baguettes et ayant cru les « sen­tir » bou­ger toutes seules, je trouve ça encore plus fas­ci­nant de savoir que c’est mon cer­veau qui est l’œuvre, et non la baguette elle-même. Si la sour­cel­le­rie avait l’air extra­or­di­naire, les effets idéo­mo­teurs le sont encore plus !

Là où, on s’en doute, les effets idéo­mo­teurs ne font plus rire, c’est dans le champ thé­ra­peu­tique. Le fameux test mus­cu­laire de la kiné­sio­lo­gie appli­quée (uti­li­sé aus­si dans cer­tains arts mar­tiaux, d’ailleurs) qui consiste à inter­ro­ger le corps du client en appuyant sur son bras ten­du et en jau­geant si le bras résiste ou pas, est une sorte de jeu de dupe à deux : les attentes du thé­ra­peute se mêlent aux attentes du client (la seule expé­rience exis­tante en double aveugle menée à ma connais­sance sur la kiné­sio­lo­gie appli­quée est celle que j’ai mon­tée avec mes col­lègues Denis Caro­ti, Nico­las Pin­sault et d’excellent·es étudiant·es, en 2012 ou 13, voir ici).

Plus éton­nant encore, l’ostéopathie cra­nio-sacrée pos­tule que le crâne humain est le siège d’un mou­ve­ment res­pi­ra­toire pri­maire. Nous n’avons trou­vé aucune preuve à l’appui de l’existence de ce mou­ve­ment (nous l’a­vons publié ici). S les thé­ra­peutes peuvent jurer le sen­tir, – et j’au­rais sûre­ment juré le sen­tir moi-même – je mets ma main au feu qu’il s’agit d’un effet idéo­mo­teur, déclen­ché par ce qu’on nous a appris.

His­toire la plus dra­ma­tique peut être de toutes : celle que le magi­cien Ran­di appe­lait la cruelle farce, la com­mu­ni­ca­tion faci­li­tée, inven­tée par Mme Rose­ma­ry Cross­ley, et impor­tée en France par sous le nom de psy­cho­pha­nie, « théo­rie » selon laquelle en posant la main sur celle d’une per­sonne dépri­vée de parole (coma, autisme pro­fond, nour­ris­son, et même avec un·e défunt·e), les incons­cients s’entremêleraient et le ou la faci­li­ta­trice pré­tend par­ler ou écrire à la place de la per­sonne contac­tée. Nous ne rece­vons pas des mes­sages de la per­sonne, mais des mes­sages de… la faci­li­ta­trice, pour­tant aus­si sin­cère que pos­sible, mais dont les attentes guident les pro­pos ou l’écriture.. Tout porte à croire que la com­mu­ni­ca­tion ani­male intui­tive, qu’utilisent cer­taines per­sonnes pour entrer en com­mu­ni­ca­tion avec leur ani­mal, chat, chien, che­val, pro­cède du même fonc­tion­ne­ment. C’est ter­rible à admettre, mais votre cer­veau peut vous don­ner aisé­ment l’illusion que votre grand-père dis­pa­ru, votre ami dans le coma, ou même votre chat ou votre poney converse avec vous, alors qu’au mieux, vous com­mu­ni­quez…. avec le com­mu­ni­ca­teur, et au pire.. avec vous-mêmes.

Me revient l’un des pires exemples, l’affaire Rom Hou­ben, en 2009, où le célèbre psy­cho­logue belge Ste­ven Lau­reys a pré­ten­du, avec gros bat­tage média­tique durant l’année 2010, que Rom Hou­ben, dans le coma depuis 23 ans, était res­té conscient, « preuve » par la com­mu­ni­ca­tion faci­li­tée à l’appui.

 

Biblio­gra­phie de réfé­rence pour l’épisode 3 :

CARPENTER William, On the influence of sug­ges­tion in modi­fying and direc­ting mus­cu­lar move­ment, inde­pen­dent­ly of voli­tion, Royal Ins­ti­tu­tion of Great Bri­tain, 1852.

CHEVREUL Michel-Eugène, De la baguette divi­na­toire, du pen­dule dit explo­ra­teur et des tables tour­nantes, au point de vue de l’histoire de la cri­tique et de la méthode expé­ri­men­tale, Mal­let-Bache­lier, 1854, libre accès ici https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Chevreul_-_De_la_baguette_divinatoire,_1854.djvu.

WEGNER Daniel M., The illu­sion of Conscious Will (2002), MIT Press, nou­velle édi­tion 2017.

Mr SAM, Point d’interrogation N°8 effets idéo­mo­teurs https://www.youtube.com/watch?v=6QuCW4FaA78.

CANTERGI Debo­ra & al, Moving objects by ima­gi­na­tion ? Amount of fin­ger move­ment and pen­du­lum length deter­mine suc­cess in the Che­vreul pen­du­lum illu­sion. Hum Mov Sci. 2021 Dec;80:102879. doi : 10.1016/j.humov.2021.102879. Epub 2021 Oct 1. PMID : 34607165.

PFUNGST Oskar, (1911) Cle­ver Hans (The horse of Mr. von Osten): A Contri­bu­tion to Expe­ri­men­tal, Ani­mal, and Human Psy­cho­lo­gy, New York, Hen­ry Holt & Com­pa­ny.

MONVOISIN Richard, Kiné­sio­lo­gie appli­quée, mes archives déter­rées https://www.monvoisin.xyz/kinesiologie-appliquee-mes-archives-deterrees‑1/.

GUILLAUD & al., Relia­bi­li­ty of Diag­no­sis and Cli­ni­cal Effi­ca­cy of Cra­nial Osteo­pa­thy : A Sys­te­ma­tic Review. PLoS One. 2016 Dec 9;11(12):e0167823. doi : 10.1371/journal.pone.0167823. PMID : 27936211 ; PMCID : PMC5147986.

Rap­port CORTECS CNOMK : l’os­téo­pa­thie crâ­nienne à l’é­preuve des faits https://cortecs.org/superieur/evaluation-des-pratiques-utilisees-par-des-kinesitherapeutes-losteopathie-cranienne/

CROSSLEY Rose­ma­ry (1994), Faci­li­ta­ted Com­mu­ni­ca­tion Trai­ning, Tea­chers Col­lege Press ISBN 0–8077-3327‑X.

BIKLEN, Dou­glas & al. (1992). Faci­li­ta­ted com­mu­ni­ca­tion : Impli­ca­tions for indi­vi­duals with autism. Topics in Lan­guage Disor­ders, 12(4), 1–28. https://doi.org/10.1097/00011363–199208000-00003.

BECK Anne R. & Piro­va­no Chris­ti­na M., Faci­li­ta­ted com­mu­ni­ca­tors” per­for­mance on a task of recep­tive lan­guage. J Autism Dev Disord. 1996 Oct;26(5):497–512. doi : 10.1007/BF02172272. PMID : 8906452.

JACOBSON John W. & al., A his­to­ry of faci­li­ta­ted com­mu­ni­ca­tion : Science, pseu­dos­cience, and anti­science », (Science Wor­king Group on faci­li­ta­ted com­mu­ni­ca­tion, Ame­ri­can Psy­cho­lo­gist, 50, 1995, pp. 750–765.

AXELRAD Bri­gitte, « Rom Hou­ben : la paro­die de la « Com­mu­ni­ca­tion faci­li­tée » enfin démas­quée », AFIS, février 2010 https://www.afis.org/Rom-Houben-la-parodie-de-la-Communication-facilitee-enfin-demasquee.

Bur­gess, Che­ryl. A., Kirsch, I., Shane, H., Nie­de­rauer, K. L., Gra­ham, S. M., & Bacon, A. (1998). Faci­li­ta­ted Com­mu­ni­ca­tion as an Ideo­mo­tor Res­ponse. Psy­cho­lo­gi­cal Science, 9(1), pp. 71–74.

 

Épisode 4 : l’engagement et son escalade

#Expé sonore : vous atten­dez gen­ti­ment le bus. Bizarre, il tarde à venir. Vous atten­dez cinq, puis dix minutes. Au bout de quinze, vous auriez presque eu le temps de faire le tra­jet à pieds, mais vous hési­tez, car le bus pour­rait arri­ver, et vous auriez l’air malin. Et puis renon­cer, c’est recon­naître avoir per­du tout ce temps en vain. Alors vous vous dites bon j’attends encore. Mais dix minutes plus tard, vous vous dites que vous com­men­cez vrai­ment à en avoir marre. Mais renon­cer main­te­nant, c’est recon­naître que vous avez per­du tout ce temps pour rien. Et le bus pour­rait arri­ver, vous auriez l’air malin. Etc.

J’ai vécu éga­le­ment ça à grande échelle, dans mon couple. La situa­tion n’était pas ter­rible, mais je me disais : je ne vais pas mettre x années à la pou­belle en par­tant. Je vais attendre encore un peu. Un an plus, tard c’était à peu près tou­jours aus­si ban­cal. Et deux ans après aus­si. Je n’étais pas capable de renon­cer à ce couple, au nom des années pas­sées ensemble. À la fin ? Je me suis fait lar­guer 🙂 Fin de l’histoire.

[Note : comme on m’a posé la ques­tion, je réponds. Inutile de cher­cher de quelle his­toire il s’a­git, j’ai de toute façon plu­sieurs sépa­ra­tions à mon actif :-). L’exemple se veut plus illus­tra­tif qu’autre chose.]

Dans ces exemples, vous l’avez sen­ti venir, je vou­drais vous par­ler d’un pro­ces­sus céré­bral simple mais très très, trop puis­sant : l’escalade d’engagement. On doit le terme d’escalade d’engagement à Bar­ry M. Staw, de Ber­ke­ley, dans son article de 1976, « un genou bien pro­fond dans la grosse gadoue ».

Ça fonc­tionne seul, mais aus­si en groupe : vous allez conti­nuer de prendre des déci­sions allant dans le sens d’une déci­sion ini­tiale, et ce même si cette déci­sion ini­tiale a conduit droit à un échec ou à la ruine. Car votre cer­veau, nous l’avons vu, aime bien les biais de confir­ma­tion, et appré­cie tout élé­ment ténu qui lui fait croire que « ça va quand même bien finir », quitte à occul­ter com­plè­te­ment les indi­ca­teurs néga­tifs. Et sur­tout, il va rai­son­ner sur le temps pas­sé, sur l’argent inves­ti, sur l’affect mis, et va donc jus­ti­fier d’accroître encore l’investissement en ten­tant d’au­to-jus­ti­fier en per­ma­nence son choix.

Par ce biais cog­ni­tif redou­table, n’importe qui peut se retrou­ver à main­te­nir des com­por­te­ments non-ration­nels, rai­son­nant sur les déci­sions et actions pré­cé­dentes pour jus­ti­fier ce qu’on a déjà fait.

L’escalade d’engagement est encore une source d’étude, avec beau­coup de choses incon­nues. Mais il semble que l’un de ses moteurs cog­ni­tifs les plus forts soit le biais des coûts irré­cu­pé­rables (ou Sunk Cost Bias). Un coût irré­cu­pé­rable, c’est une somme payée dans le pas­sé, ou un temps dépen­sé, qui n’est plus per­ti­nent pour les déci­sions concer­nant l’a­ve­nir, mais qu’on mobi­lise quand même car nous atta­chons plus d’importance à une perte qu’à un gain du même mon­tant. Le phé­no­mène, qui a été théo­ri­sé entre autres par Daniel Kah­ne­mann, explique pour­quoi par exemple sur les mar­chés finan­ciers, des inves­tis­seurs néo­phytes se refusent à vendre un bien qui vaut moins que le prix auquel il a été ache­té, et ratio­na­lisent arti­fi­ciel­le­ment qu’il s’agit d’une simple mau­vaise passe et que le prix va remon­ter « à sa juste valeur ». C’est sou­vent avant-cou­reur d’une catas­trophe, à l’image du joueur de casi­no qui finit fau­ché en slip, et qui est prêt à emprun­ter afin de « se refaire ». La for­tune des casi­nos se fait essen­tiel­le­ment sur ce biais. Une par­tie des gara­gistes aus­si : dans la vie quo­ti­dienne, nous comp­tons sou­vent les dépenses anté­rieures, comme la répa­ra­tion d’une voi­ture ou d’une vieille bicoque, dans notre déci­sion future de gar­der la voi­ture ou la baraque.

Voyez : même si vous vous ren­dez compte que le film durant une séance de ciné­ma est pour­ri, vous ten­dez à res­ter jusqu’au bout, en don­nant comme argu­ment que vous avez payé, alors autant en avoir pour son argent. Pour­tant la solu­tion rai­son­nable serait de se dire « j’ai déjà per­du mon argent, je ne vais pas perdre mon temps ». Mais non, rares sont ceux qui partent. On reste géné­ra­le­ment jusqu’au bout. Nous crai­gnons le coût irré­cu­pé­rable, la dépense gâchée.

Pour sen­tir cela, voi­ci un petit jeu facile à réa­li­ser à vos risques et périls.

#Expé sonore n°2 : le jeu de Shu­bik. Je vous pro­pose un jeu d’enchères un peu par­ti­cu­lier. Je mets 1 euro aux enchères, et comme je suis gen­til, je mets la mise de départ à 10 cen­times. La per­sonne qui don­ne­ra le plus rem­por­te­ra l’euro, comme dans des enchères clas­siques. La seule dif­fé­rence, c’est que l’avant-dernière per­sonne à avoir annon­cé une mise devra aus­si me don­ner le mon­tant qu’elle avait annon­cé. Par exemple, si la der­nière enchère est à 70 cen­times et celle d’avant à 60, les deux me versent res­pec­ti­ve­ment 70 et 60.

Essayez ça ce soir, dans un petit groupe d’ami·es. Contre toute attente, la moyenne des enchères qu’on obtient en contexte de labo­ra­toire est de… 3 euros 40 ! Géné­ra­le­ment le der­nier enché­ris­seur rem­porte mon euro pour plus du triple de sa valeur, et l’avant-dernière enchère qua­si­ment au triple. Moi je fais des affaires puisque je sex­tuple au moins la mise, Les deux der­niers joueurs sont les din­dons de ma farce. Ils sont tom­bés dans l’escalade d’engagement, qui leur a fait pen­ser qu’il valait mieux perdre plus pour ten­ter une vic­toire illu­soire, que s’arrêter de jouer. Je vous pré­viens : il y a de fortes chances que les ami·es se fâchent.

Cer­ner ça est impor­tant, car il est des gens qui pro­fitent de votre enga­ge­ment. Que ce soient les casi­nos, mais aus­si les com­merces qui font des cartes de fidé­li­té, et qui savent très bien qu’une fois « enga­gés » dans un pro­ces­sus de points-cadeaux vous aurez du mal à reve­nir en arrière. Que ce soit dans vos choix thé­ra­peu­tiques : une fois qu’on aura com­men­cé un soin, quel qu’il soit, on aura ten­dance à le pour­suivre même si les résul­tats ne sont pas là. Que ce soient des hyp­no­ti­seurs de spec­tacle : une fois que vous avez été sélec­tion­né à venir au devant de la scène, il est très dif­fi­cile d’échapper au stress ambiant autre­ment qu’en fai­sant ce qu’il nous demande. Ain­si pro­gres­si­ve­ment, il vous emmè­ne­ra de petits actes en actes de plus en plus coû­teux, depuis s’asseoir sur une chaise les yeux fer­més, jusqu’à aller jusqu’à mimer faire l’amour avec cette même chaise ! Ce qu’on aurait évi­dem­ment pas fait spon­ta­né­ment. Il n’y a pas besoin d’un état spé­ci­fique modi­fié de conscience pour obte­nir ça. Et ces exemples sont une belle école de pré­ven­tion contre les dérives sec­taires, qui bien sou­vent pro­posent des paliers pro­gres­sifs à atteindre. Les gens qui ont poi­gnar­dé le bébé dans l’affaire de l’Ordre du Temple solaire n’auraient assu­ré­ment pas envi­sa­gé faire ça en entrant dans le mou­ve­ment.

On dit géné­ra­le­ment que pour sor­tir de ce genre de piège, il y a deux solu­tions.

La pre­mière, c’est d’avoir des cri­tères objec­tifs de sor­tie du pro­jet : si dans un an jour pour jour je n’ai pas fini ce roman / ou si mon couple bat encore de l’aile / ou si j’ai inves­ti plus de 1000 euros dans ce pro­jet / ou si j’ai joué les 100 euros que j’avais pré­vus au casi­no → alors je sors de l’engagement, quoi qu’il m’en coûte.

La seconde, com­plé­men­taire : être entou­ré de gens qui n’ont pas d’intérêt dans notre pro­jet, et leur deman­der leur avis

Le plus tra­gique exemple d’escalade d’engagement, les guerres bila­té­rales, ne prêtent guère oreille aux avis exté­rieurs. Et elles ne pré­voient pas un bud­get maxi­mal, ni plus grave encore un nombre de vies maxi­mal à inves­tir avant de s’arrêter (j’a­vais fait un article là-des­sus, d’ailleurs, pour la revue Espèces en 2020). C‘est le temps que tu consacres à rose qui fait ta rose si impor­tante, disait Saint-Exu­pé­ry. Rem­pla­cer rose par guerre, hélas ça marche aus­si.

Dans le pro­chain épi­sode, je vous racon­te­rai qu’il existe cer­taines trom­pe­ries qui paa­doxa­le­ment peuvent aider.

Biblio­gra­phie de réfé­rence pour l’épisode 4 :

STAW Bar­ry M., Knee deep in the big mud­dy : a stu­dy of esca­la­ding com­mit­ment to a cho­sen course in action, Orga­ni­za­tio­nal Beha­vior and Human Per­for­mance, Volume 16, Issue 1, June 1976, pp. 27–44.

TVERSKY Amos & KAHNEMANN Daniel, Ratio­nal Choice and the Fra­ming of Deci­sions, The Jour­nal of Busi­ness, 1986, pp. S251-S278

TVERSKY Amos & KAHNEMANN Daniel, Sub­jec­tive pro­ba­bi­li­ty : A judg­ment of repre­sen­ta­ti­ve­ness, Cog­ni­tive Psy­cho­lo­gy, Volume 3, Issue 3, July 1972, pp. 430–454.

SHUBIK, Mar­tin. The dol­lar auc­tion game : A para­dox in non­coo­pe­ra­tive beha­vior and esca­la­tion. Jour­nal of Conflict Reso­lu­tion, 1971, vol. 15, no 1, pp. 109–111.

Richard Mon­voi­sin, La Reine rouge dans la roue du ham­ster, Espèces n°35, mars 2020, en ligne ici https://www.monvoisin.xyz/la-reine-rouge-dans-la-roue-du-hamster-especes-n35-mars-2020/

 

Épisode 5 : Placebo, la tromperie qui soigne ?

#Expé sonore, ambiances de soin

On a vu pré­cé­dem­ment que de manière non consciente, votre cer­veau peut vous jouer des tours, en créant des per­cep­tions faus­sées ou inexis­tantes, en vous convain­quant de choses fausses et en vous fai­sant per­sis­ter dans des choix. Il peut éga­le­ment « fabri­quer » pour vous une phar­ma­co­pée interne, par­fois pour votre bien, par­fois pour votre mal­heur.

Dans la pre­mière scène, le contexte est agréable, cha­leu­reux. Vous vous sen­tez unique, avec un soin per­son­na­li­sé, vous sen­tez que vous comp­tez pour votre thé­ra­peute, qui en plus est brillant si l’on en croit ses diplômes au mur. Vous avez atten­du long­temps pour avoir ce ren­dez-vous, vous n’avez pas envie d’être déçue, et en plus il a une blouse blanche. Dans la seconde, tout est désa­gréable, angois­sant, et la crainte de souf­frir va pro­ba­ble­ment vous faire souf­frir autant que le soin lui-même.

C’est donc bien d’effet pla­ce­bo et d’effet noce­bo dont je veux vous par­ler, deux aspects peu connus et encore mal cer­nés de nos thé­ra­pies modernes. En fait, quand on veut faire savant, on parle plu­tôt d’effets « contex­tuels », liés au contexte : quels sont les élé­ments du contexte de soin qui par leur action sym­bo­lique sur le cer­veau, vont avoir un résul­tat thé­ra­peu­tique réel, posi­tifs comme néga­tifs, sur votre san­té ?

Si le pre­mier pen­seur connu de l’effet posi­tif pla­ce­bo est un savant syrien du IXe siècle, Qusṭā ibn Lūqā, il fau­dra attendre la Renais­sance pour que des méde­cins se servent sciem­ment de cela dans leur arse­nal thé­ra­peu­tique, sou­vent en men­tant au patient – on appe­lait ça par­fois « la fraude pieuse ». Mais sur­tout, il faut patien­ter jusqu’au milieu du XXe siècle pour qu’on cherche à com­prendre ce qui se passe exac­te­ment dans nos crânes.

En gros, nous savons désor­mais que de simples sti­mu­la­tions sym­bo­liques, une blouse blanche, un prix éle­vé, la cou­leur d’une pilule, des diplômes au mur, de la gen­tillesse et de la per­son­na­li­sa­tion, vont ame­ner votre cer­veau à sécré­ter toute une phar­ma­cie de sub­stances, opioïdes endo­gènes, endo­can­na­bi­noïdes. Il faut bien com­prendre que ces sub­stances, contrai­re­ment à ce qui est sou­vent cru, ne vont pas vous aider direc­te­ment à gué­rir d’une mala­die, mais vont vous aider à mieux vivre les symp­tômes, en par­ti­cu­lier la dou­leur. Non seule­ment des pla­ce­bos inertes vont alors avoir un réel inté­rêt, mais on découvre ces der­nières années que cacher l’information aux gens n’est pas si néces­saire, car même dire à quelqu’un qu’il prend un pla­ce­bo de trai­te­ment a des effets réels. Dans mon équipe, emme­née par Nico­las Pin­sault et son doc­to­rant Léo Druart, on s’est ren­dus compte qu’en édu­quant les gens au pla­ce­bo, le fait d’être hon­nête avec eux sur le fait de leur don­ner un pla­ce­bo n’est pas infé­rieur au fait de leur men­tir.

On pense actuel­le­ment que l’explication de ces effets contex­tuels sont un mélange de la théo­rie des attentes, éla­bo­rée dans les années 60 (entre autres par Vroom) et le condi­tion­ne­ment dit opé­rant, déve­lop­pé au milieu du XXe siècle (entre autres par Skin­ner).

Les effets pla­ce­bo sont pro­duits en par­tie par les effets auto-réa­li­sa­teurs des attentes de réponse, dans les­quelles la croyance que l’on a reçu un trai­te­ment actif peut pro­duire les chan­ge­ments sub­jec­tifs cen­sés être pro­duits par le trai­te­ment réel. Et s’ajoute le condi­tion­ne­ment clas­sique, dans lequel un pla­ce­bo et un sti­mu­lus réel sont uti­li­sés simul­ta­né­ment jus­qu’à ce que le pla­ce­bo soit asso­cié à l’ef­fet du sti­mu­lus réel. Fan­tas­tique, non ?

On découvre éga­le­ment, face sombre de l’histoire, que votre cer­veau est éga­le­ment très sen­sible, voire plus aux sti­mu­la­tions néga­tives : un sup­po­si­toire vert, un soin non sou­hai­té, un nom de mala­die redou­tée, une cou­leur repous­sante ont des effets très néga­tifs et entraînent des mar­queurs de san­té impor­tants vers le bas. Il est arri­vé qu’une per­sonne sui­ci­daire gobe toute sa boite de médocs, arrive aux urgences dans un état cri­tique, jusqu’à ce que le méde­cin se rende compte qu’inclus dans un pro­to­cole expé­ri­men­tal, le mon­sieur avait gobé… une boite de pla­ce­bos ! Le lui dire l’a rame­né à la vie. Ce phé­no­mène avait déjà été décrit chez les anthro­po­logues sous le nom de Voo­doo Death (la mort vau­dou) car on avait déjà vu que des gens se croyant envoû­tés ou condam­nés pou­vaient mou­rir … de se savoir condam­nés.

Il y a un cer­tain nombre d’expériences faciles que l’on peut faire pour tou­cher du doigt entre amis les effets placebo/nocebo. Col­ler une éti­quette de bon vin sur un vin médiocre lui assu­re­ra une bonne éva­lua­tion chez les non-spé­cia­listes (qui sont sou­vent des buveurs d’étiquette). Faire tour­ner un « faux » joint dans une soi­rée. Annon­cer faus­se­ment que les yaourts que vos amis ont man­gés étaient en fait péri­més de quinze jours – maux de ventre qua­si-assu­rés. J’ai fait une expé­rience avec mes étu­diants avec les célèbres bon­bons Ber­tie-Cro­chue de Har­ry Pot­ter, qu’on peut ache­ter dans le com­merce : goût crotte de nez, pieds, etc. Si les gens savent le goût atten­du, ils le trouvent repous­sant. S’ils ne savent pas le goût asso­cié, ils l’évaluent comme… pas­sable.

Cela en dit long sur nous : nous pré­fé­rons un prof de fla­men­co espa­gnol que sué­dois, et on prê­te­ra à un prof de yoga de meilleurs résul­tats s’il est gen­til, et sur­tout s’il a l’air « asia­tique ». On est bien peu de choses.

Alors devons-nous lais­ser les méde­cins jouer avec les effets contex­tuels, pour nous mettre dans les meilleures dis­po­si­tions Cela pose un paquet de pro­blèmes éthiques :

- faut-il accep­ter qu’on nous mente, même un peu, pour nous soi­gner ?

- faut-il nous cacher les effets indé­si­rables d’un trai­te­ment, sachant que le fait de les lire mul­ti­plie les chances qu’on les res­sente ? Si oui, nous ne sommes plus com­plè­te­ment infor­més. Si non, nous pou­vons souf­frir plus

- sachant que nous géné­rons des effets contex­tuels d’autant plus que notre thé­ra­peute a l’air confiant et sûr de lui, faut-il que le thé­ra­peute sur­joue la confiance et l’autorité même quand il doute – et donc au final nous men­tir un peu ?

- faut-il accep­ter des thé­ra­pies illu­soires comme cer­taines méde­cines alter­na­tives dans la pano­plie de soin comme « maxi­ma­li­sa­teurs d’effet pla­ce­bo » ?

En clair, êtes-vous prêts à accep­ter une part de men­songe et renon­cer à l’information com­plète pour notre propre bien ? Pour ma part, je ne sais pas. Mais comme nous le ver­rons au pro­chain épi­sode, de toute façon, quel que soit notre choix, vous et moi avons de fortes chances de rai­son­ner à rebours pour jus­ti­fier arti­fi­ciel­le­ment notre point de vue.

 

Biblio­gra­phie de réfé­rence pour l’épisode 5 :

IBN LŪQĀ, Qustā, De phy­si­cis liga­tu­ris, (trad. Constan­tin l’A­fri­cain, Ope­ra, Bâle, 1536).

WILCOX Judith K. & RIDDLE John M., Qus­tâ ibn Lûqâ’s Phy­si­cal Liga­tures and the Recog­ni­tion of the Pla­ce­bo Effect, Medie­val Encoun­ters, 1 (1995), pp. 1–50.

DRUART & al, Can an open-label pla­ce­bo be as effec­tive as a decep­tive pla­ce­bo ? metho­do­lo­gi­cal consi­de­ra­tions of a stu­dy pro­to­col. Medi­cines (Basel), 7(1), Jan 2020.

CANNON Wal­ter B., Voo­doo Death, Ame­ri­can Anthro­po­lo­gist, Vol. 44.2, April/June 1942, pp. 169–181 https://doi.org/10.1525/aa.1942.44.2.02a00010 dis­po­nible ici en anglais et en fran­çais : https://www.monvoisin.xyz/conseil-de-materiel-lectures-et-autres-novembre-decembre-2022-janvier-2023/.

MONVOISIN Richard (dir.) Expé­rience sur la pen­sée magique et les bon­bons Ber­tie-Cro­chue de Har­ry Pot­ter, par les étu­diantes Vio­lette HASSANI-CHAMPLONG, Ele­na JEUNE, Lorie LEMALE, Étienne MOREAU, Marion SWIDER, décembre 2018. Dis­po­nible ici https://www.monvoisin.xyz/precaution-testamentaire-tous-les-dossiers-etudiants/ Mot de passe : Z

VROOM Vik­tor, (1964) Work and Moti­via­tion, John Wiley & Sons Inc.

SKINNER, Bur­rhus F., (1953) Science and Human Beha­vior, New York : Mac­Mil­lan.

MONVOISIN Richard & PINSAULT Nico­las, De la litur­gie à l’objet poli­tique, et Para­doxes de l’effet pla­ce­bo, Le Monde diplo­ma­tique, avril 2019, pp. 20 et 21 – dis­po­nibles ici https://www.monvoisin.xyz/le-placebo-dans-tous-ses-etats-entretien-avec-nicolas-pinsault/.

 

Épisode 6 : le raisonnement panglossien

#Expé sonore : vous êtes un cer­tain nombre à écou­ter ma voix, là, main­te­nant, tout de suite, tel jour pré­cis de ce début de XXIe siècle. C’est assez extra­or­di­naire. Si on avait cal­cu­lé il y a 10 ans jour pour jour, quelle était la pro­ba­bi­li­té pour que pile aujourd’hui, vous soyez pile à ce moment, pile à cet endroit, en train de m’écouter en fai­sant votre ménage ou dans les trans­ports, alors la pro­ba­bi­li­té aurait été infi­ni­ment petite. Que vous soyez ici, main­te­nant, pile avec moi est un évé­ne­ment extra­or­di­naire. Faut-il y voir un des­tin ? une volon­té divine qui a vou­lu ça ?

Vous l’avez peut être sen­ti venir : ce rai­son­ne­ment ne tient pas. Car si vous m’aviez écou­té hier, ou demain, ou dans un autre endroit, alors… vous aurez pu conclure la même chose. Quel que soit le moment, quelle que soit la cohorte de gens qui écoute, ou même si ce n’était pas moi mais un autre qui cau­sait, alors l’é­vé­ne­ment aurait été tout aus­si impro­bable. Quel que soit l’é­vé­ne­ment, il était qua­si­ment impos­sible à pré­voir, de même qu’il est impos­sible de dire si le 5 mars 2033, il fera gris, et un pot de fleur tom­be­ra quelque part d’un bal­con en Cor­rèze.

On appelle ça le rai­son­ne­ment pan­glos­sien. Pan­glos­sien parce que Pan­gloss était le pro­fes­seur de Can­dide, le héros de Vol­taire dans son roman de 1759. Pan­gloss était célèbre pour ça : pour lui, tout s’agençait exprès pour arri­ver à un but pré­cis consta­té sur le moment. Le nez disait-il est fait pour por­ter des lunettes. Les bananes sont bien faites pour être ouvertes par une main humaine. Le melon, selon Jacques-Hen­ri Ber­nar­din de Saint Pierre « a été divi­sé en tranches par la nature afin d’être man­gé en famille. La citrouille étant plus grosse peut-être man­gée avec les voi­sins » (Ber­nar­din de Saint-Pierre, Étude de la nature XI, 1784).

Les psy­cho­logues ran­ge­raient pro­ba­ble­ment ce rai­son­ne­ment à rebours vers une cause unique dans la grande caté­go­rie des erreurs fon­da­men­tales d’attribution, terme que l’on doit à Lee Ross de l’Université Stan­ford, c’est-à-dire le fait que nous don­nons une impor­tance dis­pro­por­tion­née aux carac­té­ris­tiques internes d’une per­sonne ou d’un groupe (carac­tère, inten­tions, émo­tions, connais­sances, opi­nions), en évin­çant la plu­part des fac­teurs externes ou de situa­tion : on écrème le contexte, pour prê­ter des inten­tions aux gens. On ne sait pas encore très bien pour­quoi le cer­veau est friand de ce genre d’erreur. Il y a cer­tai­ne­ment un mélange de choses, le fait que vous don­niez une forte agen­ti­vi­té aux acteurs d’une situa­tion, sans regar­der les fac­teurs exté­rieurs – alors que lorsqu’il s ‘agit de nous par contre, on invoque très/trop faci­le­ment que c’est la faute aux cir­cons­tances ; pos­sible aus­si qu’on adhère faci­le­ment à des causes ultimes, des théo­di­cées, qui expliquent beau­coup à peu de frais. En tout cas, le rai­son­ne­ment pan­glos­sien se cache dans les moindres recoins.

Lorsque vous vous exta­siez devant la fine struc­ture d’une mouche, ou sur la beau­té de l’être aimé, ou sur la splen­deur du monde qui vous entoure, vous avez sûre­ment envie de vous dire que de même que pour une jolie montre avec une hor­lo­ge­rie com­plexe, il a bien fal­lu un hor­lo­ger ! Alors pour une aus­si fine mouche, il a bien fal­lu un créa­teur. Le hic, c’est que si la montre avait été dif­fé­rente, ou si la mouche avait été fou­tue autre­ment, on dirait la même chose. Der­rière cette mouche, il y a des cen­taines, des mil­liers d’autres mouches dif­fé­rentes qui auraient pu exis­ter à la place de la nôtre. Der­rière ce monde et sa splen­deur, il y a un cime­tière d’autres mondes qui n’ont pas exis­té. Chaque rai­son­ne­ment pan­glos­sien cache un cime­tière.

Les frères Bog­da­noff tenaient ce genre de dis­cours : si on avait détra­qué une constante cos­mo­lo­gique à la 20e déci­male, alors le monde serait res­té chao­tique. Si nous sommes là, disaient-ils, c’est que for­cé­ment quelqu’un a fine­ment réglé ces constantes afin que nous soyons là pour nous ébau­bir de la vie et de notre exis­tence. Aus­si ven­deur cela soit-il pour l’imaginaire, de deux choses l’une : si les constantes avaient été dif­fé­rentes, nous ne serions pas là pour en par­ler, et l’univers s’en moque­rait. C’est parce qu’on est là, qu’on rai­sonne à rebours pour essayer de trou­ver une rai­son d’être là, et comme on est orgueilleux, on s’imagine que tout a conspi­ré depuis les âges farouches pour abou­tir à nous. Pour­tant, une simple sinu­site devrait nous mon­trer que si un créa­teur est der­rière tout ça, il n’a pas été archi-talen­tueux de mettre les ori­fices des sinus fron­taux vers le haut.

C’est la même rai­son qui nous fait nous pla­cer en haut de l’échelle de l’évolution. En tout état de cause, il n’y a pas de som­met à cette échelle : toutes les espèces encore exis­tantes sont gagnantes de cette course évo­lu­tive, les per­dants ont dis­pa­ru. Le moindre lom­bric, la moindre salade verte pour­rait récla­mer de trô­ner en haut de l’arbre du vivant, puisque ils sont là, aus­si, main­te­nant, après 4 mil­liards et demi d’années d’évolution de l’univers.

Cette façon de rai­son­ner peut nous trom­per sur bien des plans. Lorsque quelqu’un choi­sit comme pré­misse que tout ce qui se pro­duit de mal dans ce monde vient des Juifs, des francs-maçons, des Roth­schild et de la secte pédo-sata­niste, et qu’ensuite il active son biais de confir­ma­tion sur chaque nou­veau fait à son scé­na­rio, il fait du Pan­gloss.

Lorsqu’on se plaint de la hausse des prix du fon­cier, ou des loyers, on a l’impression d’une main invi­sible qui guide le mar­ché, sans voir que si les prix montent, c’est la somme de nos petits com­por­te­ments qui font que lorsqu’on a un bien à vendre, on va sys­té­ma­ti­que­ment opter pour vendre au plus offrant. Mais on pré­fère prê­ter la hausse des prix à un fan­tôme, qu’à la somme de nos petits arran­ge­ments per­son­nels. Le rai­son­ne­ment pan­glos­sien est une frian­dise pour l’esprit, car il nous offre le choix sub­jec­tif, d’une solu­tion simple et qui explique tout. Et notre cer­veau adore les solu­tions simples qui expliquent tout.

Pan­gloss se cache par­tout, même à l’école. Quand on com­pare un col­lège d’une zone dite défa­vo­ri­sée avec une autre, on remar­que­ra que dans le pre­mier col­lège, il y a un cer­tain nombre d’enfants issus de plus ou moins loin de l’immigration, dans l’autre moins. Il est alors facile d’imaginer comme beau­coup le font qu’il y a une ségré­ga­tion, et qu’il y a une volon­té poli­tique de faire ça. Beau­coup de parents favo­ri­sés ne se rendent pas compte qu’en crai­gnant de voir leurs enfants dans un col­lège de seconde zone, ils les placent dans des éta­blis­se­ments mieux dotés, plus loin, plus chers – ce que ne peuvent pas faire les parents plus pauvres, donc sou­vent les parents issus de l’immigration. Per­sonne ne veut main­te­nir les pauvres et les gens issus de l’immigration dans un col­lège pré­cis : seule­ment, les autres s’en vont, len­te­ment mais sûre­ment. À la fin, on rai­sonne à rebours et on y voit une forme de racisme, alors au fond, c’est la somme des petits arran­ge­ments de chaque parent qui créé le phé­no­mène.

ATTENTION

Il s’a­git de faire tou­cher du doigt des « méca­niques ». Mais on pour­rait me contes­ter que rien n’est aus­si simple. Et c’est pro­ba­ble­ment vrai. Et comme je défends le carac­tère poli­tique de mon tra­vail, je ne compte pas dédoua­ner les poli­tiques éta­tiques à peu de frais.
Je fais miens les mots de Mme Duru-Bel­lat que m’a trans­mis Maud Des­tan­gal :


(…) l’école ne se contente pas de subir la ségré­ga­tion urbaine ; elle fabrique elle-même de la ségré­ga­tion : inter­agissent ain­si les stra­té­gies rési­den­tielles et sco­laires des familles, le décou­page de la carte sco­laire, la ges­tion des déro­ga­tions, les poli­tiques des éta­blis­se­ments et la consti­tu­tion des classes. Pour éva­luer la ségré­ga­tion eth­nique pro­duite spé­ci­fi­que­ment par les choix des familles, on peut com­pa­rer la ségré­ga­tion atten­due et la ségré­ga­tion obser­vée de fait, à l’entrée au col­lège (Felou­zis et al., 2003) on observe alors que le dif­fé­ren­tiel entre l’attendu et l’observé est de l’ordre de 10 %, ce qui signi­fie que la très grande majo­ri­té de la ségré­ga­tion sociale ou eth­nique obser­vée entre col­lèges résulte de la défi­ni­tion même des sec­teurs de recru­te­ment et de la ségré­ga­tion pré­va­lant dans les zones urbaines cor­res­pon­dantes. (…) Rien ne per­met d’affirmer une mon­tée signi­fi­ca­tive des « stra­té­gies d’évitement » des familles, sauf dans cer­taines zones urbaines, sur­tout fran­ci­liennes (Mares­ca, 2003).

Dans Marie Duru-Bel­lat, « La ségré­ga­tion sociale à l’école : faits et effets », décembre 2004, sur le site Cano­pé.

J’ai­me­rais néan­moins de la lit­té­ra­ture un peu plus récente sur ce sujet. Si jamais… À votre bon coeur.

Gué­rir de Pan­gloss n’est pas facile : je vous donne ce conseil :  for­cez-vous à ima­gi­ner que la  situa­tion consi­dé­rée n’est plus exac­te­ment la même, comme dans une autre rami­fi­ca­tion dans l’un des uni­vers pos­sibles. Si même avec une situa­tion chan­gée, votre cause de départ reste la même, et que quelles que soient les don­nées, ce sont tou­jours les Juifs et les Francs-maçons qui gou­vernent le monde, alors c’est que votre choix de cause ne dépend pas des faits. On n’est plus dans le savoir, on est dans un scé­na­rio clos.

Mais ce conseil est-il suf­fi­sant ? Pan­gloss se tapit au fond de moi-même en ce moment. Lorsqu’on rai­sonne sur notre car­rière, on a ten­dance à se féli­ci­ter d’avoir vou­lu ce che­min, à se prê­ter nos réus­sites à notre propre talent (et les échecs à des forces exté­rieures), sans voir qu’il y a eu énor­mé­ment de coups de hasard dans notre his­toire per­son­nelle. Mais l’histoire qu’on se raconte est plus sti­mu­lante. Et si non e vero, e bene tro­vat­to. J’aimerais bien pou­voir me dire que si je suis ici pour par­ler à ce micro, c’est du fait de mon mérite / talent / intel­li­gence, etc.

Mais je ne suis pas dupe : c’est pro­ba­ble­ment dû à une chaîne de hasards sur laquelle mon mérite n’a pas grand chose à voir, et j’ai sûre­ment pris la place de gens plus méri­tants, plus clairs, plus poin­tus que moi. Mer­ci de m’avoir écou­té quand même.

 

Biblio­gra­phie de réfé­rence pour l’épisode 6 :

VOLTAIRE, Can­dide ou l’Op­ti­misme (1759) Hatier (2015).

BERNARDIN de Saint-PIERRE Jacques-Hen­ri, Étude de la nature XI (1784) Clas­siques Gar­nier (der­nière édi­tion 2023).

ROSS Lee, The intui­tive psy­cho­lo­gist and his short­co­mings : Dis­tor­tions in the attri­bu­tion pro­cess, New York, Aca­de­mic Press, ISBN 0–12-015210‑X, pp. 173–220.

MONVOISIN Richard, L’univers conte­nait-il en germe les frères Bog­da­noff ? Espèces, n°31, mars 2019. Dis­po­nible ici https://www.monvoisin.xyz/lunivers-contenait-il-en-germe-les-freres-bogdanoff-especes-n31-mars-2019/.

MONVOISIN Richard, DESSUS Phi­lippe, MANKA Mar­gaux, Le rai­son­ne­ment Pan­glos­sien : séquence péda­go­gique,

ici : https://skeptikon.fr/w/8f4b2a91-dbf6-4112–8609-f216d9be168c si vous défen­dez le web non pro­prié­taire

ou là sinon : https://www.youtube.com/watch?v=W6ITdRjahf0.

19 réponses

  1. Frédéric F dit :

    6 épi­sodes très inté­res­sants.
    Mer­ci.

  2. a.g dit :

    Pas d’ex­plo­sion d’am­poule chez moi, je suis décep­tion… Dois-je ré-écou­ter en étant plus concen­tré ?

  3. Anne-Claire C. dit :

    Mais du coup, l’ef­fet pla­ce­bo ne peut-il pas expli­quer en par­tie le biais du sur­vi­vant ? les résul­tats de thé­ra­pies alter­na­tives peuvent sans doute être expli­qués par un effet pla­ce­bo, non ?

    • Si, en par­tie.
      Pour la 2nde ques­tion, je pense même que l’es­sen­tiel des résul­tats des medAlt & Comp sont un mélange d’ef­fets contex­tuels et de régres­sion à la moyenne
      Ami­ca­le­ment

  4. Morel dit :

    Mer­ci beau­coup pour la qua­li­té de votre pres­ta­tion. L’é­qui­libre entre l’ap­port de connais­sances théo­riques s’ap­puyant sur des tra­vaux, et leur illus­tra­tion par des exemples du quo­ti­dien est tenu.
    J’ai ado­ré, tout comme la sai­son 1. Vive­ment la sai­son 3, 4.….

    • sym­pa ! Sai­son 3, c’est l’a­mie Samah Kara­ki qui s’y colle
      vous êtes par chez moi, staps, c’est ça ? Sur quoi bos­sez-vous ? Je connais peu de gens en staps, Nata­lia Bazoge un petit peu, guère plus.

  5. Blanck dit :

    Bon­jour,
    Je viens d’écouter les 6 épi­sodes en pod­cast avec beau­coup d’intérêt et cela m’amène à décou­vrir votre site aujourd’hui.
    Mer­ci de par­ta­ger ces connais­sances indis­pen­sables pour mieux se com­prendre et com­prendre notre envi­ron­ne­ment.
    Je me pose une ques­tion à laquelle je n’ai pas de réponse. Je vis actuel­le­ment loin de la France. En dis­cu­tant avec les membres de ma famille qui sont res­tés en France et en pre­nant connais­sance des actua­li­tés en métro­pole j’ai le sen­ti­ment que lorsque l’on vit dans un envi­ron­ne­ment anxio­gène on est plus faci­le­ment mani­pu­lables. Est-ce juste une impres­sion ? Et si elle est exacte, com­ment être plus lucide lorsque l’on est stres­sé et angois­sé par des élé­ments sur les­quels on a peu de prises ?
    Mer­ci par avance de votre éclai­rage.
    Marie-Noëlle (Nou­méa)

    Cela donne envie d’en savoir davan­tage encore.

    • Bon­jour à vous. Je n’ai pas d’é­tudes sous la main à four­nir, mais l’an­xié­té est connu pour être mau­vaise conseillère, car on est prêt à ten­ter de l’at­té­nuer par tous les moyens pos­sibles, dont celles de se faire plu­mer. J’ai bien un conseil, mais il est aus­si simple à dire que dur à appli­quer : voir l’hé­ri­tage des stoï­ciens. Sur ce sur quoi on n’a pas de prise, lâcher prise. Ne ten­ter d’a­gir que sur ce sur quoi on a un levier.
      Et au moins connaître la tech­nique de « crainte puis sou­la­ge­ment », uti­li­sée par les gens qui crée la peur ou la crainte, et pré­tendent ensuite y remé­dier

  6. Nils dit :

    Mer­ci pour ces épi­sodes, une belle décou­verte 🙂

  7. Michel dit :

    Bra­vo Richard pour ce tra­vail de vul­ga­ri­sa­tion sur les biais que nous pou­vons acti­ver au quo­ti­dien ou dont d’autres usent et abusent à nos dépens.
    Une ques­tion tou­te­fois… Pour­quoi chaque fois men­tion­ner « le cer­veau » lors­qu’on parle de la pen­sée, des croyances… ?
    Ça fait plus sérieux, plus poin­tu… ?
    Mer­ci de votre réponse.

    • Bon­jour, la men­tion du cer­veau vient du thème qu’on m’a don­né. J’ai été contraint de m’y plier (vous me direz, pen­sées et croyances naissent dans un cer­veau, donc au final ça se tient :)) Ami­ca­le­ment

      • Michel dit :

        Mer­ci Richard pour cette réponse
        Puisque vos tra­vaux portent sur l’é­pis­té­mo­lo­gie, ne trou­vez-vous pas le rôle de l’or­gane cer­veau sur-éva­lué par les neu­ro-sciences ? Pour cari­ca­tu­rer (un peu), n’est-on pas de nos jours avec le cer­veau dans le cas de la ser­vante Toi­nette dégui­sée en méde­cin dans la pièce « le Malade Ima­gi­naire » de Molière qui répé­tait « Le pou­mon, le pou­mon… ».
        Objec­ti­ver un pro­ces­sus neu­ro­nal dans le cer­veau avec des IRM, scan­ner et autre per­met-il de conclure que « le siège des croyances est dans le cer­veau » ?
        Ne serait-on pas dans une dan­ge­reuse décli­nai­son du « cer­veau machine », ce rac­cour­ci rhé­to­rique sou­vent uti­li­sé par les neu­ro-scien­ti­fiques eux-mêmes ?
        Ne serait-ce pas plu­tôt l’in­di­vi­du qui croit, pense, décide… avec ce qu’il contient d’ex­pé­riences, de dési­rs, d’an­goisses… autant de choses que les neu­ro-sciences ne peuvent objec­ti­ver par de l’i­ma­ge­rie ?

        • Je vous rejoins entiè­re­ment. Il y a une dérive cog­ni­ti­viste assez fla­grante. Le nou­veau para­digme com­por­te­ra une part impor­tante à ce qu’il y a autour du cer­veau, le corps qui le trim­balle, et les congé­nères qui traînent autour dans une danse assez folle. Je pense que regar­der les tra­vaux d’Al­bert Mou­khei­ber est une bonne direc­tion.

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