
RadioFrance / Christophe Abramowitz (photographe) / Louise Aubin (graphiste).
En janvier, je suis allé à la Maison Ronde à Paris mettre en boite une série d’épisodes pour « Votre cerveau » saison 2. La maison était ronde, l’équipe très sympa, et la barre haute, car la saison 1 a été faite par mon copain Albert Moukheiber, et ça a bien dépoté ! (voir ici). En plus je dois indiquer un fait rare : Albert aurait pu accepter de faire la suite, et de garder ce podcast pour lui tout seul. Mais non : il a estimé qu’il avait dit ce qu’il avait à dire, et que pour le reste, il y avait des gens plus pointus que lui. S’il acceptait de faire une saison 2, elle serait un peu moins bien, la 3 frôlerait le médiocre, et c’est ainsi qu’on devient lentement un penseur ouvre-boîte. Alors il a cédé la place et avec Camille Renard qui mène la collection, il a cherché quelqu’un pour la suite. C’est comme ça que je suis arrivé, et je m’éclipserai pour laisser la place à l’excellente Samah Karaki, etc.
À toutes fins utiles, j’avais pris des notes, alors je vous ai retranscrit ce que j’ai dit, voire un peu plus (je n’ai pas transcrit les expériences sonores du début).
Le fait de s’adresser à « vous » faisait partie du deal, de l’identité de l’émission, même si je préférerais utiliser le « nous » inclusif, puisque malheureusement je tombe moi aussi dans les mêmes biais.
Votre cerveau, saison 2 : déjouer les manipulations, avec Richard Monvoisin
Podcast en 6 épisodes de 10 minutes, dans une collection proposée par Camille Renard
Production : Richard Monvoisin. Réalisation : Nathalie Salles. Conseillère aux programmes : Camille Renard. Chargé·es de programmes : Thomas Biasci et Élodie Piel. Prise de son : Manon Houssin. Mixage : Guillaume Ledu.

Camille Renard littéralement en train de (très bien) couiner, pour faire le son d’intro de l’épisode 5.
Épisode 1 : l’effet Barnum, ou faire du sens avec du flou
#Expé sonore n°1 : horoscopes
C’est vous, n’est-ce pas ? Vous vous reconnaissez, bien, hein ? Ça a été écrit pour vous ! Enfin, disons que ça donne bien l’impression d’avoir été écrit pour vous. Car le problème, c’est que votre tante aussi, s’y reconnaîtrait, votre voisin également.. et moi aussi ! En réalité, tout le monde se reconnaît dans un discours aussi… flou. C’est le propre de l’effet Barnum, et je vais vous en expliquer les rouages.
Votre cerveau est un emmental, il est plein de trous ! Avec quelques bouts d’informations vagues données sur vous, il aime bien composer : il va tisser sa petite mélodie en fabriquant du sens, à partir de ce dont il se rappelle de votre histoire, et en utilisant vos sentiments.
Ce sont deux psychologues, Ross Stagner, en 1947, puis Bertram Forer en 1949 qui vont montrer ce qu’ils ont d’abord appelé le « sophisme de la validation personnelle ». Forer, par exemple, a pris ses étudiants comme cobayes, a relevé leur date de naissance, puis leur a apporté à chacun une sorte de thème astral personnalisé, qu’il a distribué individuellement, sous enveloppe.
Les étudiants devaient ensuite chacun noter l’adéquation entre ce que révélait leur thème et leur propre personnalité. Succès colossal ! les résultats étaient sans appel : les étudiants se retrouvaient à un très haut degré dans le thème astral. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que tous les étudiants avaient le même
Ça donnait ça :
Vous avez besoin que les autres personnes vous aiment et vous admirent mais vous êtes tout de même apte à être critique envers vous même. Vous possédez de considérables capacités non employées que vous n’avez pas utilisées à votre avantage. Quelques-unes de vos aspirations ont tendance à être assez irréalistes. Quelquefois vous avez même de sérieux doutes quant à savoir si vous avez pris la bonne décision. Vous préférez un petit peu de changement et de variété et êtes insatisfait lorsque vous êtes bloqué par des restrictions ou des limitations. Parfois vous êtes extraverti, affable et sociable alors que d’autres fois vous êtes introverti, prudent et réservé. Vous êtes également fier de vous-même en tant que penseur indépendant et n’acceptez pas les déclarations des autres sans preuve satisfaisante.
Cet effet, très puissant, sera renommé sept ans plus tard « effet Barnum » par le psychologue Paul Meehl.
Pourquoi Barnum ? Avec un de ses collègues (Donald G. Paterson, de l’Université du Minnesota), ça leur rappelait Phinéas T Barnum le célèbre fondateur du cirque Barnum qui, entre freak shows et animaux rares, utilisait des pseudo-tests psychologiques de personnalité dans le cadre de ses spectacles.
Pourquoi ça fonctionne ? On le sait depuis les années 80 par les travaux de Dickson et Kelly en 1985, de Claridge en 2013 et d’autres, et ça a été vérifié ensuite. Votre cerveau est friand de validation subjective ! Lorsque vous avez la croyance, l’attente, ou faites l’hypothèse que deux événements, pourtant aléatoires, sont liés entre eux, le sont quand même, vous allez vous convaincre qu’il y a quand même un lien, en vous accrochant à la moindre petite ficelle à votre disposition. Vous « validez subjectivement » ce en quoi vous croyez. Lors de la lecture d’un horoscope, par exemple,vous aurez tendance à rechercher activement une correspondance entre son contenu et notre perception de votre personnalité : une sorte de phénomène d’acceptation.
Que se passe-t-il dans votre emmental de cerveau ? Il semble qu’il soit très rapidement satisfait d’un portrait de lui-même :
- s’il a l’impression que c’est personnalisé
- s’il donne une certaine autorité à celui ou celle qui fait le portrait
- s’il utilise le principe de Pollyanna : c’est sommairement des points positifs qui sont développés sur votre vie passée. Tout le monde a ce biais de positivité, et quand en 1969, Boucher et Osgood, ont mis le doigt sur cette tendance universelle de la communication humaine à préférer des mots positifs que des mots négatifs, Ils ont choisi Pollyana, le nom de la petite fille du roman d’Eleanor H. Porter (1913), qui joue au « jeu de la gaieté » qui l’amène à trouver quelque chose de positif dans toutes les situations. Margaret Matlin et David Stang ont montré dès 1978 que le cerveau traite les informations agréables de manière plus précise et exacte que les informations désagréables. Vous avez ainsi tendance à vous figurer les expériences passées comme plus roses qu’elles n’ont été en réalité, et cela d’autant plus que vous êtes âgé·e.
Vous me direz, l’horoscopie, ce n’est pas pris de manière aussi sérieuse que l’astrologie, la chiromancie, ou les tarots de Marseille. On mâchonne son horoscope le matin, comme un chewing gum mental sans lui donner un immense crédit : s’il a bon goût on en fait son beurre, si pas, on se dit que c’est nul.
Le problème c’est que cette validation affective est à l’œuvre dans un grand nombre d’arts divinatoires, de mancies, qui elles, prennent plus d’emprise sur le client : conseils de vie, grande orientations, gros choix. l’essentiel des arts divinatoires étudiées procèdent d’un effet Barnum pour commencer, puis le /la voyante va utiliser (parfois même sans le savoir) ce qu’elle a sous la main, ou utiliser des parfois sans en prendre conscience des « ruses » comme
- des « mots-fouines », c’est-à-dire des mots imprécis ou très relatifs (« parfois », « certains disent », « il peut arriver que » …)
- la ruse arc en ciel : on vous dit « vous pouvez être parfois ceci, ou parfois tout l’inverse ». Exemple : « Parfois, vous êtes extraverti·e, affable, sociable, tandis qu’à d’autres moments, vous êtes introverti·e, méfiant·e et réservé·e. »
Ce sont des techniques dites de cold reading, très connues des mentalistes. La plupart des gens qui utilisent ces techniques ne le font pas par méchanceté ou dans une volonté de nuire. Mais il arrive que pour asseoir un pouvoir sur l’assistance, des gens s’en servent sciemment, voire poussent le bouchon jusqu’au hot reading, ou lecture à chaud : on le sait quand ils sont pris en fraude, comme le télévangéliste Peter Popoff, pris en flagrant délit d’envoyer des complices glaner des infos sur les gens du public avant ses soi-disant révélations en direct.
Grâce à l’effet Barnum, on peut très rapidement séduire un auditoire, en lançant des phrases suffisamment floues à un public en attente. Le plus sordide est probablement le contexte des gens en deuil, qui tentent de communiquer avec leurs défunts au travers d’un médium. Par une technique spécifique appelée « tir aux petits plombs », ou shotgunning, vous arrosez le public avec des phrases comme « Je vois un problème cardiaque avec une figure paternelle dans votre famille », et là vous êtes à coup sûr de pêcher quelque chose, puisqu’une grande variété de problèmes médicaux ont des douleurs thoraciques comme symptôme, et les maladies cardiaques sont la principale cause de décès dans le monde. Et comme « figure paternelle » peut faire référence au père, au grand-père, à l’oncle, au cousin ou à tout parent masculin qui est également un parent ou qui a joué un rôle parental auprès de la personne. Bref ça marche toujours, de même que « Je vois une femme avec des ténèbres à la poitrine, un cancer du poumon, une maladie cardiaque, un cancer du sein… » ou « Je sens une figure masculine plus âgée dans votre vie, qui veut que vous sachiez que même si vous avez eu des désaccords dans votre vie, il vous aimait toujours. »
Et là où l’effet Barnum devient vraiment sordide, c’est dans les transcommunications instrumentales, les fameuses communications avec l’au-delà : on essaie de capter des « messages de nos chers disparus » dans des amas de son, et votre cerveau a de telles attentes qu’il a de fortes chances d’entendre son cher disparu.
#Expé sonore n°2 : transcommunications instrumentales (illusions des voix des morts).
Le pire que j’ai vu, c’est une transcommunicatrice de Grenoble, qui, une fois posé son soi-disant pouvoir de faire parler le défunt, assenait des phrases sorties de son imagination et terriblement intrusives. À une dame qui n’arrivait pas à passer son deuil par exemple, je l’ai entendu dire au nom du mort : « ne refais pas ta vie, ne te remarie pas » et « ne vends pas la maison ».
Conclusion ? Votre soif, notre soif de validation subjective est impossible à rassasier. L’effet Barnum, utilisé dans des contextes très affectifs, peut nous mener dans des marécages dont il est difficile de s’extirper.
Dans l’épisode 2, nous irons explorer une autre crevasse très voisine de votre cerveau, le biais du survivant.
Bibliographie de référence pour l’épisode 1 :
STAGNER, Ross (1958), The Gullibility of Personnel Managers, Personnel Psychology. 11 (3): 347–352. doi :10.1111/j.1744–6570.1958.tb00022.x. ISSN 1744–6570.
FORER, Bertram R. (1949), The fallacy of personal validation : A classroom demonstration of gullibility, Journal of Abnormal and Social Psychology. 44 (1): 118–123. doi :10.1037/h0059240. PMID 18110193.
MEELH, Paul E. (1956), Wanted – A Good Cookbook, American Psychologist. 11 (6): 263–272. doi :10.1037/h0044164.
TOBACYK, Jerome & al (June 10, 2010), Paranormal Beliefs and the Barnum Effect, Journal of Personality Assessment. 52 (4): 737–739. doi :10.1207/s15327752jpa5204_13.
BOUCHER, Jerry, & OSGOOD, Charles E. (1969). The Pollyanna hypothesis. Journal of Verbal Learning & Verbal Behavior, 8(1), 1–8. https://doi.org/10.1016/S0022-5371(69)80002–2.
PORTER Eleanor H., Pollyana, L.C. Page (1913), publiée en français en 1929 chez Jean-Henri Jeheber (Suisse).
DICKSON, D. H., & KELLY, I. W. (1985). The « Barnum effect » in personality assessment : A review of the literature. Psychological Reports, 57(2), 367–382. https://doi.org/10.2466/pr0.1985.57.2.367.
CLARIDGE, Gordon. & al. (2008) « Schizotypy and the Barnum effect ». Personality and Individual Differences. 44 (2): 436–444. doi :10.1016/j.paid.2007.09.006.
MATLIN, Margaret W. & STANG David J., (1978) The Pollyanna principle : selectivity in language, memory, and thought, Cambridge, MA : Schenkman Pub. Co.
Épisode 2 : le biais du survivant
#expé sonore n°1 : J’ai des pouvoirs extraordinaires. Je vais tenter le temps de cet épisode de vous les faire vivre en direct et à distance ! Tenez, là, maintenant, je vais faire.. griller une ampoule chez vous, s’éteindre un petit appareil électrique ou faire clignoter une de vos lampes. Si c’est le cas, appelez vite le standard de France Culture (quoi ? Il n’y a plus de numéro de standard ? OK, truc de vieux).
Alors ? De deux choses l’une. Soit il ne se passe rien, du tout, et vous allez vaguement oublier, ou vous dire que c’est peut-être arrivé chez d’autres mais pas chez vous ; soit ça vous arrive – ce qui n’est pas si rare, car une ampoule, c’est à la louche environ 1000 heures de vie, donc 6000 fois 10 minutes. Il suffit que vous soyez 6 000 pour que l’un·e d’entre vous « vive » en direct mon étrange pouvoir. Si vous êtes 60 000, 10 ! Et hop, on sature un standard.
ATTENTION :
je laisse croire pour simplifier que si un évènement a une probabilité de 1/n de se produire, alors si on fait n tentatives, cet événement se produira forcément. Or ce n’est pas rigoureux ! Si l’espérance (nombre moyen de succès) est bien égale à 1 dans ce cas (E=n*x1/n), ce n’est pas cela qu’il faut calculer. L’espérance nous donne le nombre moyen de succès de cette expérience (donc si on la refait beaucoup de fois). Or ici on veut savoir la probabilité d’avoir au moins k succès (k=1=au moins une ampoule grille) si on fait l’expérience « une seule fois ». Si l’expérience est d’allumer n ampoules (disons n = 1000 pour mon exemple) pour voir si au moins l’une d’entre elle grillera (k ≥ 1) avec une probabilité que ça arrive de p=1/1000, alors il faut mobiliser la loi binomiale. Et on trouve que la probabilité d’avoir au moins 1 succès avec 1000 essais indépendants est P(X ≥ 1) = 0,6323. Moins de 2 chances sur 3 que cela se produise, donc c’est loin d’être sûr ! Il faut au moins 3000 essais (3000 lampes allumées) pour atteindre p=0,95. Oui je sais, ça arrache les cheveux, c’est pour ça que j’en ai peu. Je ne pouvais décemment pas exposer tout ça au grand public, mais ici, je le dois (merci Denis Caroti, mon éternel comparse). |
En réalité, ici, mon super-pouvoir, c’est le temps qui passe, et ce qui peut nous convaincre à tort, c’est le biais du survivant.
Je prends un phénomène qui a peu de chances de se produire dans le temps du podcast, mais, qui multiplié par le nombre d’auditeurs, deviendra probable. Et en ne sélectionnant, volontairement ou non, que les cas positifs (peu nombreux et statistiquement prévisibles) et en gommant les cas négatifs (bien plus nombreux de gens pour qui il ne se passera rien et qui n’appelleront pas pour le dire !), on se retrouve avec une solide illusion d’efficacité. Le fait d’écrémer que les rares cas qui « marchent » en effaçant les cas nombreux qui échouent, on appelle ça le biais du survivant.
Pourquoi le biais du survivant ? Il semble que ça vienne d’une vanne d’il y a 2500 ans par un certain Diagoras de Mélos. Cicéron raconte qu’un de ses amis vantait la prière en lui montrant des images votives de gens sauvés de naufrages en mer, et qui ayant prié les Dieux, avaient été sauvés. Diagoras répondit : certes, mais où sont les images de ceux qui ont prié et qui n’ont pas été sauvés ?
On raconte souvent l’histoire du statisticien Abraham Wald. Le Groupe de recherche statistique (SRG) de l’Université de Columbia, dont Wald faisait partie, examinait pendant la seconde guerre mondiale les dommages causés aux avions qui étaient revenus de missions et a recommandé d’ajouter un blindage aux zones qui présentaient non pas le plus de dommages, mais… le moins de dommages ! Pourquoi un choix aussi contre-intuitif ?
Les impacts de balle dans l’avion de retour représentaient des zones où un bombardier pouvait subir des dégâts et voler encore assez bien pour revenir en toute sécurité à la base. Par conséquent, Wald a proposé que la marine renforce les endroits systématiquement dénués d’impact, déduisant que les avions touchés dans ces zones étaient ceux qui avaient le plus de chances de…. ne pas revenir ! Bon, cette histoire de l’intuition solitaire d’un seul homme, aussi belle soit-il, n’est pas très claire, et la seule source du travail non publiée de Wald a été retrouvée par mon ami le journaliste Florian Gouthière, et vient d’un de ses collègues, Wilson Allen Wallis près de 35 ans plus tard. Mais n’empêche, même si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé !
Vous aurez compris que ce biais du survivant est de la même famille que l’effet Barnum rencontré à l’épisode précédent : une forme de biais de sélection, qui nous fait préférer les événements qui confirment nos attentes et nos croyances, que celles qui les réfutent. Il nous cache en quelques sorte les preuves silencieuses.
Que se passe-t-il exactement dans votre cerveau ? Ce n’est pas encore très clair : il semble qu’il y ait un mélange entre des mécanismes chauds, motivés par vos croyances et vos attentes, comme dans l’effet Barnum ; et des mécanismes dits « froids », cognitifs qu’il est difficile de maîtriser, un peu comme des inclinaisons mentales, des pentes cérébrales douces. L’une de ses pentes porte le nom barbare d’heuristique de disponibilité : nous aurons tendance à prendre les idées, les infos, les preuves les plus disponibles, à moindre coût. Comme dit la psychologue Ziva Kunda, « la motivation crée le biais », et les facteurs cognitifs amplifient l’effet.
C’est ce qui explique le succès de cette vieille campagne de la Française des Jeux : 100% des gagnants auront tenté leur chance – en oubliant de préciser que 100 % des perdants aussi, et ils sont bien plus nombreux !
Le biais du survivant a des conséquences qui vont du rigolo au dramatique.
Dans un ordre croissant de dangerosité,
- on peut conclure à tort que des Paul le poulpe, ou autre mascotte animale prédit les matchs de foot avec succès, alors qu’on a artificiellement gommé le nombre colossal d’animaux qui est utilisé à chaque coupe du monde (et dont l’immense majorité, elle a échoué)
- On peut encore accroître la portée de nos prédictions de voyant·es (lien avec épisode précédent). Car je suis voyant et je vous dis « méfiez-vous des accidents de voiture » vous avez deux choix, y croire, ou pas.
Si vous y croyez ET que vous avez un accident, vous vous dites bon sang, il me l’avait dit (hop, on valide la prétention)
Si vous y croyez ET que vous n’avez pas d’accident, vous concluez que c’est parce qu’il vous a prévenu → (hop, valide la prétention)
Si vous n’y croyez pas Et que vous avez un accident, vous vous dites sacredieu, il m’avait pourtant prévenu → hop validé
Si vous n’y croyez pas Et pas d’accident →…. on oublie. Donc 100 % des cas dont on se rappelle sont des cas qui valident la prétention de départ.
#expé 2 « vous allez vivre une expérience incroyable : je vous propose en direct de faire disparaître une de vos… verrues. Oui vous m’avez bien entendu ! Bien sûr, il vous faut au moins une verrue. En rapprochant votre verrue du son de ma voix, je vous assure que dans quelques jours, maximum trois semaines, vous aurez une disparition quasi-complète de cette affreuse verrue. « Pars, vilaine verrue ! »
En faisant ça, je suis quasi assuré d’avoir quelques (rares) cas positifs, qui serviront de publicité car les gens vont le raconter, alors que tous les gens qui n’ont pas eu d’effet ne viendront pas se plaindre, voire oublieront tout simplement mon expérience.
Idem, je peux vous passer la plupart des brûlures ! Si vous avez une brûlure récente faite en cuisinant, ou à l’eau bouillante, concentrez-vous, je vous la fais disparaître dans les jours qui viennent, et il n’y aura pas de cicatrice, sauf bien sûr si la brûlure était profonde, mais dans ce cas, la cicatrice sera quand même moins grosse, promis (de toute façon vous n’aurez rien pour comparer, entre l’évolution du temps sans mon soin, et l’évolution du temps avec mon soin).
C’est d’ailleurs ce qui fait une part du succès de certaines thérapies alternatives : comme nous sommes plus friand·es de raconter les cas qui ont marché avec un rebouteux par exemple, nos soirées regorgent d’histoires de ce type. Alors que les histoires d’échec de soin de rebouteux sont elles bien plus nombreuses, mais les raconter c’est un peu le four assuré. Toujours le biais du survivant.
Le plus sordide, c’est quand le biais du survivant met en péril votre survie : Rudolf Breuss, naturopathe, qui prétendait guérir les cancers par des cures exclusives de 40 jours de jus de légumes. Dans son livre Das KrebsCure, aucune démonstration, mais un argument choc qui rappelera l’ancien slogan de la Française des Jeux : « 100% des gens qui m’écrivent sont satisfaits !»
Le biais du survivant est une sorte d’illusion cognitive qui vient flatter nos intuitions : l’œil humain est si parfait, tel ou tel animal est si parfaitement adapté à son milieu qu’il n’est pas possible d’imaginer cela sans une volonté divine qui ait voulu ça, disent les créationnistes. Au sens propre, le biais du survivant nous montre… les survivants ! Ce qu’ils oublient, c’est que pour parvenir à ces espèces ou ces organismes si bien adaptés, il a fallu un énorme cimetière d’espèces éteintes et d’individus, qui non adaptés, n’ont pas eu de descendance. Derrière un survivant, un immense cimetière !
Et derrière une réussite, combien d’échecs ? Quand on nous dit qu’on peut s’en sortir, même enfant des faubourgs pauvres de Marseille, et devenir footballeur mondialement connu, en mobilisant l’exemple de Zinédine Zidane, regarde il s’en est bien sorti, lui ! On fait pareil : on écrème Zidane, et on efface volontairement ou non, le cimetière des anonymes, qui par malchance ou manque de talent, n’ont pu se hisser à la notoriété.
Votre cerveau, mon cerveau, écrème la surface des choses. Nous verrons au prochain épisode comment en outre il lui arrive même, à votre nez et à votre barbe, de fabriquer de toute pièce ce qu’il souhaite.
Bibliographie de référence pour l’épisode 2 :
WALLIS, W. Allen. (1980) The Statistical Research Group, 1942–1945, 75.370 (1980): 320–330. Journal of the American Statistical Association.
NICKERSON, Raymond S. (1998), « Confirmation bias : A ubiquitous phenomenon in many guises », Review of General Psychology, 2 (2): 175–220, doi :10.1037/1089–2680.2.2.175, S2CID 8508954.
KUNDA, Ziva (1999), Social cognition : Making sense of people, MIT Press.
BREUSS Rudolf, (1980) Krebs, Leukämie und andere scheinbar unheilbare Krankheiten mit natürlichen Mitteln heilbar, Merk, Jutta, 1980. Traduit en français sous le titre La Cure Breuss : Régénération totale de l’organisme (2006), Labuissière éditions.
Épisode 3 : effet idéomoteur, ou comment votre cerveau en mettrait sa main au feu
#expé : prenez une feuille de papier, posez-la sur une table et mettez votre main gauche dessus, vos doigts en léger contact avec la surface. Posez maintenant votre main droite sur une surface de couleur claire, et bougez vos doigts de la main gauche sur la feuille : vous allez voir que les doigts ne collent pas spécialement à la feuille. Mais on a remarqué un phénomène étonnant : si vous déplacez votre main droite sur un support plus sombre, alors comme par magie, nos doigts de la main gauche vont plus coller à la feuille. Phénomène fascinant ! Comme si le sombre côté main droite influait sur le caractère collant de nos doigts à gauche.
Le hic, c’est que si je vous avais dit exactement l’inverse, ça aurait marché aussi. C’est n’est pas la couleur sous la main droite qui agit, mais…votre cerveau ! Grâce à cette petite expérience que j’ai piquée au mon ami vidéaste Mr Sam alias Samuel Buisseret, nous mettons le doigt sur l’une des manipulations les plus méconnue de votre cerveau : l’effet idéomoteur
L’effet idéomoteur est un processus psychologique lors duquel une pensée ou une image mentale provoque une réaction musculaire apparemment « réflexe » ou automatique, souvent d’un degré infime, et cela en dehors de notre conscience du sujet alors que ce sont nos attentes qui créent cette réaction. On jugerait qu’on ne le fait pas exprès, et pourtant…
Aussi appelé réponse idéomotrice « ou réflexe » idéomoteur, le terme vient de « ideo » (représentation mentale ) et « moteur » (action musculaire), c’est un peu du même type que ce qui se passe quand on salive à la simple idée de sucer un citron.
L’un des premiers à avoir subodoré ça est le médecin William Carpenter, qui explique à l’institution royale de Londres en 1852 « l’influence de la suggestion dans la modification et la direction du mouvement musculaire, indépendamment de la volonté ». Deux ans plus tard, le grand chimiste français Michel-Eugène Chevreul, démontrera que de nombreux phénomènes attribués à des forces spirituelles ou paranormales, ou à de mystérieuses « énergies » sont en fait dues à l’effet qu’on n’appelle pas encore idéomoteur .dans un livre célèbre, De la baguette divinatoire, du pendule dit explorateur et des tables tournantes, au point de vue de l’histoire de la critique et de la méthode expérimentale : Il teste et pige que le pendule divinatoire bouge non en réaction à une information qui nous est cachée, mais bien à nos attentes ! Cette illusion du pendule s’appelle d’ailleurs dans la littérature scientifique l’illusion de Chevreul. Il faudra attendre 160 ans pour que soit récemment très bien décrit (par Cantergi & al.) ce qu’il se passe avec ce pendule, et pourquoi d’infimes mouvements font se réaliser ce qu’on attend.
Voici une autre façon de vous en rendre compte : vous pouvez laisser un pendule tenu à la main planer au-dessus d’une feuille de papier marquée d’un oui, puis d’un non. Si la consigne est donnée qu’au-dessus du oui, le pendule tournera dans le sens des aiguilles d’une montre, vous et moi avons de très fortes chances de valider la consigne. Le seul moyen de nous rendre compte que nous nous leurrons, est de faire plusieurs papiers notés oui et noté non, les faire placer face contre la table pour ne pas qu’on voit ce qu’il y a marqué, et de manière aléatoire par un ami. Il est très peu probable que vous retrouviez ainsi les oui et les non avec le simple sens du pendule (si ça vous arrive, venez vous faire tester dans mon labo ! On aurait même pu gagner le million de dollars de la James Randi Educational Fondation).
En sciences cognitives, on parle désormais depuis le livre remarquable de Daniel M. Wegner d’inconscient adaptatif : un ensemble de processus mentaux capables d’affecter le jugement et la prise de décision, mais hors de portée de notre conscience.
Cet effet idéomoteur est à l’origine d’immenses progrès en méthodologie scientifique, mais également des manipulations plus ou moins volontaires les plus terribles.
Une des avancées méthodologiques majeures s’est produite du fait d’un cheval. Début XXe siècle, devant Das Kluge Hans, ou Hans le malin, un cheval qui prétendument savait compter en donnant le nombre de coups de sabot correspondant à l’opération arithmétique demandée, les meilleurs psychologues se laissent convaincre. Mais un simple assistant bénévole d’une équipe de chercheurs allemands, un certain Oskar Pfungst, demande la possibilité au propriétaire de faire quelques expérimentations. Et là, Pfungst se rend compte progressivement que le cheval ne sait pas réellement compter, mais… qu’il sent quand le public est content de la réponse ! Il est sensible aux mouvements idéomoteurs incontrôlés de l’assistance !
En quoi est-ce une avancée ? Dès lors, on a accepté l’idée que si l’on veut mesurer l’efficacité spécifique d’un traitement médical par rapport à un « faux » traitement médical (un placebo de traitement), il fallait non seulement imposer le simple aveugle : le patient ne doit évidemment pas savoir s’il prend le vrai médoc ou le placebo. Mais en outre, au moins aussi important ! Il faut que le thérapeute non plus ne sache pas lequel il donne, car du fait de ses propres mouvements idéomoteurs, il pourrait dévoiler l’info sans le vouloir au patient. En évitant l’effet idéomoteur, on évite de conclure des choses à tort.
Mais les manipulations liées à l’effet idéomoteur, elles, sont légion. On sait désormais que relèvent des effets idéomoteurs le déplacement des tables et guéridons tournants, mais aussi du verre sur les tablette de spiritisme : le verre, appelé « la goutte » sur laquelle les participants posent le doigt se déplacent vers des lettres et délivrent un message non du fait d’un esprit, mais parce que les participants veulent, de manière non consciente, un résultat. Je comprends qu’on puisse être déçu.
Plus dur encore à croire, on sait désormais que les baguettes de sourcier ne bougent pas spécialement quand il y a de l’eau, mais quand cel·lui qui les tient croit qu’il y a de l’eau, donc lorsque leur propriétaire a une raison plus ou moins consciente de la faire bouger. On sait maintenant que ce qui fait que les sourciers trouvent un peu plus d’eau que la moyenne des gens vient d’informations secondaires provenant du terrain lui-même, plantes qui poussent sur des lieux humides, creux plutôt que bosses… Si l’on cache ces informations aux sourciers, qu’ils sont mis « en aveugle », ils trouvent autant d’eau que… moi. Je comprends qu’on puisse être déçu, et pourtant, ayant déjà manipulé des baguettes et ayant cru les « sentir » bouger toutes seules, je trouve ça encore plus fascinant de savoir que c’est mon cerveau qui est l’œuvre, et non la baguette elle-même. Si la sourcellerie avait l’air extraordinaire, les effets idéomoteurs le sont encore plus !
Là où, on s’en doute, les effets idéomoteurs ne font plus rire, c’est dans le champ thérapeutique. Le fameux test musculaire de la kinésiologie appliquée (utilisé aussi dans certains arts martiaux, d’ailleurs) qui consiste à interroger le corps du client en appuyant sur son bras tendu et en jaugeant si le bras résiste ou pas, est une sorte de jeu de dupe à deux : les attentes du thérapeute se mêlent aux attentes du client (la seule expérience existante en double aveugle menée à ma connaissance sur la kinésiologie appliquée est celle que j’ai montée avec mes collègues Denis Caroti, Nicolas Pinsault et d’excellent·es étudiant·es, en 2012 ou 13, voir ici).
Plus étonnant encore, l’ostéopathie cranio-sacrée postule que le crâne humain est le siège d’un mouvement respiratoire primaire. Nous n’avons trouvé aucune preuve à l’appui de l’existence de ce mouvement (nous l’avons publié ici). S les thérapeutes peuvent jurer le sentir, – et j’aurais sûrement juré le sentir moi-même – je mets ma main au feu qu’il s’agit d’un effet idéomoteur, déclenché par ce qu’on nous a appris.
Histoire la plus dramatique peut être de toutes : celle que le magicien Randi appelait la cruelle farce, la communication facilitée, inventée par Mme Rosemary Crossley, et importée en France par sous le nom de psychophanie, « théorie » selon laquelle en posant la main sur celle d’une personne déprivée de parole (coma, autisme profond, nourrisson, et même avec un·e défunt·e), les inconscients s’entremêleraient et le ou la facilitatrice prétend parler ou écrire à la place de la personne contactée. Nous ne recevons pas des messages de la personne, mais des messages de… la facilitatrice, pourtant aussi sincère que possible, mais dont les attentes guident les propos ou l’écriture.. Tout porte à croire que la communication animale intuitive, qu’utilisent certaines personnes pour entrer en communication avec leur animal, chat, chien, cheval, procède du même fonctionnement. C’est terrible à admettre, mais votre cerveau peut vous donner aisément l’illusion que votre grand-père disparu, votre ami dans le coma, ou même votre chat ou votre poney converse avec vous, alors qu’au mieux, vous communiquez…. avec le communicateur, et au pire.. avec vous-mêmes.
Me revient l’un des pires exemples, l’affaire Rom Houben, en 2009, où le célèbre psychologue belge Steven Laureys a prétendu, avec gros battage médiatique durant l’année 2010, que Rom Houben, dans le coma depuis 23 ans, était resté conscient, « preuve » par la communication facilitée à l’appui.
Bibliographie de référence pour l’épisode 3 :
CARPENTER William, On the influence of suggestion in modifying and directing muscular movement, independently of volition, Royal Institution of Great Britain, 1852.
CHEVREUL Michel-Eugène, De la baguette divinatoire, du pendule dit explorateur et des tables tournantes, au point de vue de l’histoire de la critique et de la méthode expérimentale, Mallet-Bachelier, 1854, libre accès ici https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Chevreul_-_De_la_baguette_divinatoire,_1854.djvu.
WEGNER Daniel M., The illusion of Conscious Will (2002), MIT Press, nouvelle édition 2017.
Mr SAM, Point d’interrogation N°8 effets idéomoteurs https://www.youtube.com/watch?v=6QuCW4FaA78.
CANTERGI Debora & al, Moving objects by imagination ? Amount of finger movement and pendulum length determine success in the Chevreul pendulum illusion. Hum Mov Sci. 2021 Dec;80:102879. doi : 10.1016/j.humov.2021.102879. Epub 2021 Oct 1. PMID : 34607165.
PFUNGST Oskar, (1911) Clever Hans (The horse of Mr. von Osten): A Contribution to Experimental, Animal, and Human Psychology, New York, Henry Holt & Company.
MONVOISIN Richard, Kinésiologie appliquée, mes archives déterrées https://www.monvoisin.xyz/kinesiologie-appliquee-mes-archives-deterrees‑1/.
GUILLAUD & al., Reliability of Diagnosis and Clinical Efficacy of Cranial Osteopathy : A Systematic Review. PLoS One. 2016 Dec 9;11(12):e0167823. doi : 10.1371/journal.pone.0167823. PMID : 27936211 ; PMCID : PMC5147986.
Rapport CORTECS CNOMK : l’ostéopathie crânienne à l’épreuve des faits https://cortecs.org/superieur/evaluation-des-pratiques-utilisees-par-des-kinesitherapeutes-losteopathie-cranienne/
CROSSLEY Rosemary (1994), Facilitated Communication Training, Teachers College Press ISBN 0–8077-3327‑X.
BIKLEN, Douglas & al. (1992). Facilitated communication : Implications for individuals with autism. Topics in Language Disorders, 12(4), 1–28. https://doi.org/10.1097/00011363–199208000-00003.
BECK Anne R. & Pirovano Christina M., Facilitated communicators” performance on a task of receptive language. J Autism Dev Disord. 1996 Oct;26(5):497–512. doi : 10.1007/BF02172272. PMID : 8906452.
JACOBSON John W. & al., A history of facilitated communication : Science, pseudoscience, and antiscience », (Science Working Group on facilitated communication, American Psychologist, 50, 1995, pp. 750–765.
AXELRAD Brigitte, « Rom Houben : la parodie de la « Communication facilitée » enfin démasquée », AFIS, février 2010 https://www.afis.org/Rom-Houben-la-parodie-de-la-Communication-facilitee-enfin-demasquee.
Burgess, Cheryl. A., Kirsch, I., Shane, H., Niederauer, K. L., Graham, S. M., & Bacon, A. (1998). Facilitated Communication as an Ideomotor Response. Psychological Science, 9(1), pp. 71–74.
Épisode 4 : l’engagement et son escalade
#Expé sonore : vous attendez gentiment le bus. Bizarre, il tarde à venir. Vous attendez cinq, puis dix minutes. Au bout de quinze, vous auriez presque eu le temps de faire le trajet à pieds, mais vous hésitez, car le bus pourrait arriver, et vous auriez l’air malin. Et puis renoncer, c’est reconnaître avoir perdu tout ce temps en vain. Alors vous vous dites bon j’attends encore. Mais dix minutes plus tard, vous vous dites que vous commencez vraiment à en avoir marre. Mais renoncer maintenant, c’est reconnaître que vous avez perdu tout ce temps pour rien. Et le bus pourrait arriver, vous auriez l’air malin. Etc.
J’ai vécu également ça à grande échelle, dans mon couple. La situation n’était pas terrible, mais je me disais : je ne vais pas mettre x années à la poubelle en partant. Je vais attendre encore un peu. Un an plus, tard c’était à peu près toujours aussi bancal. Et deux ans après aussi. Je n’étais pas capable de renoncer à ce couple, au nom des années passées ensemble. À la fin ? Je me suis fait larguer 🙂 Fin de l’histoire.
[Note : comme on m’a posé la question, je réponds. Inutile de chercher de quelle histoire il s’agit, j’ai de toute façon plusieurs séparations à mon actif :-). L’exemple se veut plus illustratif qu’autre chose.]
Dans ces exemples, vous l’avez senti venir, je voudrais vous parler d’un processus cérébral simple mais très très, trop puissant : l’escalade d’engagement. On doit le terme d’escalade d’engagement à Barry M. Staw, de Berkeley, dans son article de 1976, « un genou bien profond dans la grosse gadoue ».
Ça fonctionne seul, mais aussi en groupe : vous allez continuer de prendre des décisions allant dans le sens d’une décision initiale, et ce même si cette décision initiale a conduit droit à un échec ou à la ruine. Car votre cerveau, nous l’avons vu, aime bien les biais de confirmation, et apprécie tout élément ténu qui lui fait croire que « ça va quand même bien finir », quitte à occulter complètement les indicateurs négatifs. Et surtout, il va raisonner sur le temps passé, sur l’argent investi, sur l’affect mis, et va donc justifier d’accroître encore l’investissement en tentant d’auto-justifier en permanence son choix.
Par ce biais cognitif redoutable, n’importe qui peut se retrouver à maintenir des comportements non-rationnels, raisonnant sur les décisions et actions précédentes pour justifier ce qu’on a déjà fait.
L’escalade d’engagement est encore une source d’étude, avec beaucoup de choses inconnues. Mais il semble que l’un de ses moteurs cognitifs les plus forts soit le biais des coûts irrécupérables (ou Sunk Cost Bias). Un coût irrécupérable, c’est une somme payée dans le passé, ou un temps dépensé, qui n’est plus pertinent pour les décisions concernant l’avenir, mais qu’on mobilise quand même car nous attachons plus d’importance à une perte qu’à un gain du même montant. Le phénomène, qui a été théorisé entre autres par Daniel Kahnemann, explique pourquoi par exemple sur les marchés financiers, des investisseurs néophytes se refusent à vendre un bien qui vaut moins que le prix auquel il a été acheté, et rationalisent artificiellement qu’il s’agit d’une simple mauvaise passe et que le prix va remonter « à sa juste valeur ». C’est souvent avant-coureur d’une catastrophe, à l’image du joueur de casino qui finit fauché en slip, et qui est prêt à emprunter afin de « se refaire ». La fortune des casinos se fait essentiellement sur ce biais. Une partie des garagistes aussi : dans la vie quotidienne, nous comptons souvent les dépenses antérieures, comme la réparation d’une voiture ou d’une vieille bicoque, dans notre décision future de garder la voiture ou la baraque.
Voyez : même si vous vous rendez compte que le film durant une séance de cinéma est pourri, vous tendez à rester jusqu’au bout, en donnant comme argument que vous avez payé, alors autant en avoir pour son argent. Pourtant la solution raisonnable serait de se dire « j’ai déjà perdu mon argent, je ne vais pas perdre mon temps ». Mais non, rares sont ceux qui partent. On reste généralement jusqu’au bout. Nous craignons le coût irrécupérable, la dépense gâchée.
Pour sentir cela, voici un petit jeu facile à réaliser à vos risques et périls.
#Expé sonore n°2 : le jeu de Shubik. Je vous propose un jeu d’enchères un peu particulier. Je mets 1 euro aux enchères, et comme je suis gentil, je mets la mise de départ à 10 centimes. La personne qui donnera le plus remportera l’euro, comme dans des enchères classiques. La seule différence, c’est que l’avant-dernière personne à avoir annoncé une mise devra aussi me donner le montant qu’elle avait annoncé. Par exemple, si la dernière enchère est à 70 centimes et celle d’avant à 60, les deux me versent respectivement 70 et 60.
Essayez ça ce soir, dans un petit groupe d’ami·es. Contre toute attente, la moyenne des enchères qu’on obtient en contexte de laboratoire est de… 3 euros 40 ! Généralement le dernier enchérisseur remporte mon euro pour plus du triple de sa valeur, et l’avant-dernière enchère quasiment au triple. Moi je fais des affaires puisque je sextuple au moins la mise, Les deux derniers joueurs sont les dindons de ma farce. Ils sont tombés dans l’escalade d’engagement, qui leur a fait penser qu’il valait mieux perdre plus pour tenter une victoire illusoire, que s’arrêter de jouer. Je vous préviens : il y a de fortes chances que les ami·es se fâchent.
Cerner ça est important, car il est des gens qui profitent de votre engagement. Que ce soient les casinos, mais aussi les commerces qui font des cartes de fidélité, et qui savent très bien qu’une fois « engagés » dans un processus de points-cadeaux vous aurez du mal à revenir en arrière. Que ce soit dans vos choix thérapeutiques : une fois qu’on aura commencé un soin, quel qu’il soit, on aura tendance à le poursuivre même si les résultats ne sont pas là. Que ce soient des hypnotiseurs de spectacle : une fois que vous avez été sélectionné à venir au devant de la scène, il est très difficile d’échapper au stress ambiant autrement qu’en faisant ce qu’il nous demande. Ainsi progressivement, il vous emmènera de petits actes en actes de plus en plus coûteux, depuis s’asseoir sur une chaise les yeux fermés, jusqu’à aller jusqu’à mimer faire l’amour avec cette même chaise ! Ce qu’on aurait évidemment pas fait spontanément. Il n’y a pas besoin d’un état spécifique modifié de conscience pour obtenir ça. Et ces exemples sont une belle école de prévention contre les dérives sectaires, qui bien souvent proposent des paliers progressifs à atteindre. Les gens qui ont poignardé le bébé dans l’affaire de l’Ordre du Temple solaire n’auraient assurément pas envisagé faire ça en entrant dans le mouvement.
On dit généralement que pour sortir de ce genre de piège, il y a deux solutions.
La première, c’est d’avoir des critères objectifs de sortie du projet : si dans un an jour pour jour je n’ai pas fini ce roman / ou si mon couple bat encore de l’aile / ou si j’ai investi plus de 1000 euros dans ce projet / ou si j’ai joué les 100 euros que j’avais prévus au casino → alors je sors de l’engagement, quoi qu’il m’en coûte.
La seconde, complémentaire : être entouré de gens qui n’ont pas d’intérêt dans notre projet, et leur demander leur avis
Le plus tragique exemple d’escalade d’engagement, les guerres bilatérales, ne prêtent guère oreille aux avis extérieurs. Et elles ne prévoient pas un budget maximal, ni plus grave encore un nombre de vies maximal à investir avant de s’arrêter (j’avais fait un article là-dessus, d’ailleurs, pour la revue Espèces en 2020). C‘est le temps que tu consacres à rose qui fait ta rose si importante, disait Saint-Exupéry. Remplacer rose par guerre, hélas ça marche aussi.
Dans le prochain épisode, je vous raconterai qu’il existe certaines tromperies qui paadoxalement peuvent aider.
Bibliographie de référence pour l’épisode 4 :
STAW Barry M., Knee deep in the big muddy : a study of escalading commitment to a chosen course in action, Organizational Behavior and Human Performance, Volume 16, Issue 1, June 1976, pp. 27–44.
TVERSKY Amos & KAHNEMANN Daniel, Rational Choice and the Framing of Decisions, The Journal of Business, 1986, pp. S251-S278
TVERSKY Amos & KAHNEMANN Daniel, Subjective probability : A judgment of representativeness, Cognitive Psychology, Volume 3, Issue 3, July 1972, pp. 430–454.
SHUBIK, Martin. The dollar auction game : A paradox in noncooperative behavior and escalation. Journal of Conflict Resolution, 1971, vol. 15, no 1, pp. 109–111.
Richard Monvoisin, La Reine rouge dans la roue du hamster, Espèces n°35, mars 2020, en ligne ici https://www.monvoisin.xyz/la-reine-rouge-dans-la-roue-du-hamster-especes-n35-mars-2020/
Épisode 5 : Placebo, la tromperie qui soigne ?
#Expé sonore, ambiances de soin
On a vu précédemment que de manière non consciente, votre cerveau peut vous jouer des tours, en créant des perceptions faussées ou inexistantes, en vous convainquant de choses fausses et en vous faisant persister dans des choix. Il peut également « fabriquer » pour vous une pharmacopée interne, parfois pour votre bien, parfois pour votre malheur.
Dans la première scène, le contexte est agréable, chaleureux. Vous vous sentez unique, avec un soin personnalisé, vous sentez que vous comptez pour votre thérapeute, qui en plus est brillant si l’on en croit ses diplômes au mur. Vous avez attendu longtemps pour avoir ce rendez-vous, vous n’avez pas envie d’être déçue, et en plus il a une blouse blanche. Dans la seconde, tout est désagréable, angoissant, et la crainte de souffrir va probablement vous faire souffrir autant que le soin lui-même.
C’est donc bien d’effet placebo et d’effet nocebo dont je veux vous parler, deux aspects peu connus et encore mal cernés de nos thérapies modernes. En fait, quand on veut faire savant, on parle plutôt d’effets « contextuels », liés au contexte : quels sont les éléments du contexte de soin qui par leur action symbolique sur le cerveau, vont avoir un résultat thérapeutique réel, positifs comme négatifs, sur votre santé ?
Si le premier penseur connu de l’effet positif placebo est un savant syrien du IXe siècle, Qusṭā ibn Lūqā, il faudra attendre la Renaissance pour que des médecins se servent sciemment de cela dans leur arsenal thérapeutique, souvent en mentant au patient – on appelait ça parfois « la fraude pieuse ». Mais surtout, il faut patienter jusqu’au milieu du XXe siècle pour qu’on cherche à comprendre ce qui se passe exactement dans nos crânes.
En gros, nous savons désormais que de simples stimulations symboliques, une blouse blanche, un prix élevé, la couleur d’une pilule, des diplômes au mur, de la gentillesse et de la personnalisation, vont amener votre cerveau à sécréter toute une pharmacie de substances, opioïdes endogènes, endocannabinoïdes. Il faut bien comprendre que ces substances, contrairement à ce qui est souvent cru, ne vont pas vous aider directement à guérir d’une maladie, mais vont vous aider à mieux vivre les symptômes, en particulier la douleur. Non seulement des placebos inertes vont alors avoir un réel intérêt, mais on découvre ces dernières années que cacher l’information aux gens n’est pas si nécessaire, car même dire à quelqu’un qu’il prend un placebo de traitement a des effets réels. Dans mon équipe, emmenée par Nicolas Pinsault et son doctorant Léo Druart, on s’est rendus compte qu’en éduquant les gens au placebo, le fait d’être honnête avec eux sur le fait de leur donner un placebo n’est pas inférieur au fait de leur mentir.
On pense actuellement que l’explication de ces effets contextuels sont un mélange de la théorie des attentes, élaborée dans les années 60 (entre autres par Vroom) et le conditionnement dit opérant, développé au milieu du XXe siècle (entre autres par Skinner).
Les effets placebo sont produits en partie par les effets auto-réalisateurs des attentes de réponse, dans lesquelles la croyance que l’on a reçu un traitement actif peut produire les changements subjectifs censés être produits par le traitement réel. Et s’ajoute le conditionnement classique, dans lequel un placebo et un stimulus réel sont utilisés simultanément jusqu’à ce que le placebo soit associé à l’effet du stimulus réel. Fantastique, non ?
On découvre également, face sombre de l’histoire, que votre cerveau est également très sensible, voire plus aux stimulations négatives : un suppositoire vert, un soin non souhaité, un nom de maladie redoutée, une couleur repoussante ont des effets très négatifs et entraînent des marqueurs de santé importants vers le bas. Il est arrivé qu’une personne suicidaire gobe toute sa boite de médocs, arrive aux urgences dans un état critique, jusqu’à ce que le médecin se rende compte qu’inclus dans un protocole expérimental, le monsieur avait gobé… une boite de placebos ! Le lui dire l’a ramené à la vie. Ce phénomène avait déjà été décrit chez les anthropologues sous le nom de Voodoo Death (la mort vaudou) car on avait déjà vu que des gens se croyant envoûtés ou condamnés pouvaient mourir … de se savoir condamnés.
Il y a un certain nombre d’expériences faciles que l’on peut faire pour toucher du doigt entre amis les effets placebo/nocebo. Coller une étiquette de bon vin sur un vin médiocre lui assurera une bonne évaluation chez les non-spécialistes (qui sont souvent des buveurs d’étiquette). Faire tourner un « faux » joint dans une soirée. Annoncer faussement que les yaourts que vos amis ont mangés étaient en fait périmés de quinze jours – maux de ventre quasi-assurés. J’ai fait une expérience avec mes étudiants avec les célèbres bonbons Bertie-Crochue de Harry Potter, qu’on peut acheter dans le commerce : goût crotte de nez, pieds, etc. Si les gens savent le goût attendu, ils le trouvent repoussant. S’ils ne savent pas le goût associé, ils l’évaluent comme… passable.
Cela en dit long sur nous : nous préférons un prof de flamenco espagnol que suédois, et on prêtera à un prof de yoga de meilleurs résultats s’il est gentil, et surtout s’il a l’air « asiatique ». On est bien peu de choses.
Alors devons-nous laisser les médecins jouer avec les effets contextuels, pour nous mettre dans les meilleures dispositions Cela pose un paquet de problèmes éthiques :
- faut-il accepter qu’on nous mente, même un peu, pour nous soigner ?
- faut-il nous cacher les effets indésirables d’un traitement, sachant que le fait de les lire multiplie les chances qu’on les ressente ? Si oui, nous ne sommes plus complètement informés. Si non, nous pouvons souffrir plus
- sachant que nous générons des effets contextuels d’autant plus que notre thérapeute a l’air confiant et sûr de lui, faut-il que le thérapeute surjoue la confiance et l’autorité même quand il doute – et donc au final nous mentir un peu ?
- faut-il accepter des thérapies illusoires comme certaines médecines alternatives dans la panoplie de soin comme « maximalisateurs d’effet placebo » ?
En clair, êtes-vous prêts à accepter une part de mensonge et renoncer à l’information complète pour notre propre bien ? Pour ma part, je ne sais pas. Mais comme nous le verrons au prochain épisode, de toute façon, quel que soit notre choix, vous et moi avons de fortes chances de raisonner à rebours pour justifier artificiellement notre point de vue.
Bibliographie de référence pour l’épisode 5 :
IBN LŪQĀ, Qustā, De physicis ligaturis, (trad. Constantin l’Africain, Opera, Bâle, 1536).
WILCOX Judith K. & RIDDLE John M., Qustâ ibn Lûqâ’s Physical Ligatures and the Recognition of the Placebo Effect, Medieval Encounters, 1 (1995), pp. 1–50.
DRUART & al, Can an open-label placebo be as effective as a deceptive placebo ? methodological considerations of a study protocol. Medicines (Basel), 7(1), Jan 2020.
CANNON Walter B., Voodoo Death, American Anthropologist, Vol. 44.2, April/June 1942, pp. 169–181 https://doi.org/10.1525/aa.1942.44.2.02a00010 disponible ici en anglais et en français : https://www.monvoisin.xyz/conseil-de-materiel-lectures-et-autres-novembre-decembre-2022-janvier-2023/.
MONVOISIN Richard (dir.) Expérience sur la pensée magique et les bonbons Bertie-Crochue de Harry Potter, par les étudiantes Violette HASSANI-CHAMPLONG, Elena JEUNE, Lorie LEMALE, Étienne MOREAU, Marion SWIDER, décembre 2018. Disponible ici https://www.monvoisin.xyz/precaution-testamentaire-tous-les-dossiers-etudiants/ Mot de passe : Z
VROOM Viktor, (1964) Work and Motiviation, John Wiley & Sons Inc.
SKINNER, Burrhus F., (1953) Science and Human Behavior, New York : MacMillan.
MONVOISIN Richard & PINSAULT Nicolas, De la liturgie à l’objet politique, et Paradoxes de l’effet placebo, Le Monde diplomatique, avril 2019, pp. 20 et 21 – disponibles ici https://www.monvoisin.xyz/le-placebo-dans-tous-ses-etats-entretien-avec-nicolas-pinsault/.
Épisode 6 : le raisonnement panglossien
#Expé sonore : vous êtes un certain nombre à écouter ma voix, là, maintenant, tout de suite, tel jour précis de ce début de XXIe siècle. C’est assez extraordinaire. Si on avait calculé il y a 10 ans jour pour jour, quelle était la probabilité pour que pile aujourd’hui, vous soyez pile à ce moment, pile à cet endroit, en train de m’écouter en faisant votre ménage ou dans les transports, alors la probabilité aurait été infiniment petite. Que vous soyez ici, maintenant, pile avec moi est un événement extraordinaire. Faut-il y voir un destin ? une volonté divine qui a voulu ça ?
Vous l’avez peut être senti venir : ce raisonnement ne tient pas. Car si vous m’aviez écouté hier, ou demain, ou dans un autre endroit, alors… vous aurez pu conclure la même chose. Quel que soit le moment, quelle que soit la cohorte de gens qui écoute, ou même si ce n’était pas moi mais un autre qui causait, alors l’événement aurait été tout aussi improbable. Quel que soit l’événement, il était quasiment impossible à prévoir, de même qu’il est impossible de dire si le 5 mars 2033, il fera gris, et un pot de fleur tombera quelque part d’un balcon en Corrèze.
On appelle ça le raisonnement panglossien. Panglossien parce que Pangloss était le professeur de Candide, le héros de Voltaire dans son roman de 1759. Pangloss était célèbre pour ça : pour lui, tout s’agençait exprès pour arriver à un but précis constaté sur le moment. Le nez disait-il est fait pour porter des lunettes. Les bananes sont bien faites pour être ouvertes par une main humaine. Le melon, selon Jacques-Henri Bernardin de Saint Pierre « a été divisé en tranches par la nature afin d’être mangé en famille. La citrouille étant plus grosse peut-être mangée avec les voisins » (Bernardin de Saint-Pierre, Étude de la nature XI, 1784).
Les psychologues rangeraient probablement ce raisonnement à rebours vers une cause unique dans la grande catégorie des erreurs fondamentales d’attribution, terme que l’on doit à Lee Ross de l’Université Stanford, c’est-à-dire le fait que nous donnons une importance disproportionnée aux caractéristiques internes d’une personne ou d’un groupe (caractère, intentions, émotions, connaissances, opinions), en évinçant la plupart des facteurs externes ou de situation : on écrème le contexte, pour prêter des intentions aux gens. On ne sait pas encore très bien pourquoi le cerveau est friand de ce genre d’erreur. Il y a certainement un mélange de choses, le fait que vous donniez une forte agentivité aux acteurs d’une situation, sans regarder les facteurs extérieurs – alors que lorsqu’il s ‘agit de nous par contre, on invoque très/trop facilement que c’est la faute aux circonstances ; possible aussi qu’on adhère facilement à des causes ultimes, des théodicées, qui expliquent beaucoup à peu de frais. En tout cas, le raisonnement panglossien se cache dans les moindres recoins.
Lorsque vous vous extasiez devant la fine structure d’une mouche, ou sur la beauté de l’être aimé, ou sur la splendeur du monde qui vous entoure, vous avez sûrement envie de vous dire que de même que pour une jolie montre avec une horlogerie complexe, il a bien fallu un horloger ! Alors pour une aussi fine mouche, il a bien fallu un créateur. Le hic, c’est que si la montre avait été différente, ou si la mouche avait été foutue autrement, on dirait la même chose. Derrière cette mouche, il y a des centaines, des milliers d’autres mouches différentes qui auraient pu exister à la place de la nôtre. Derrière ce monde et sa splendeur, il y a un cimetière d’autres mondes qui n’ont pas existé. Chaque raisonnement panglossien cache un cimetière.
Les frères Bogdanoff tenaient ce genre de discours : si on avait détraqué une constante cosmologique à la 20e décimale, alors le monde serait resté chaotique. Si nous sommes là, disaient-ils, c’est que forcément quelqu’un a finement réglé ces constantes afin que nous soyons là pour nous ébaubir de la vie et de notre existence. Aussi vendeur cela soit-il pour l’imaginaire, de deux choses l’une : si les constantes avaient été différentes, nous ne serions pas là pour en parler, et l’univers s’en moquerait. C’est parce qu’on est là, qu’on raisonne à rebours pour essayer de trouver une raison d’être là, et comme on est orgueilleux, on s’imagine que tout a conspiré depuis les âges farouches pour aboutir à nous. Pourtant, une simple sinusite devrait nous montrer que si un créateur est derrière tout ça, il n’a pas été archi-talentueux de mettre les orifices des sinus frontaux vers le haut.
C’est la même raison qui nous fait nous placer en haut de l’échelle de l’évolution. En tout état de cause, il n’y a pas de sommet à cette échelle : toutes les espèces encore existantes sont gagnantes de cette course évolutive, les perdants ont disparu. Le moindre lombric, la moindre salade verte pourrait réclamer de trôner en haut de l’arbre du vivant, puisque ils sont là, aussi, maintenant, après 4 milliards et demi d’années d’évolution de l’univers.
Cette façon de raisonner peut nous tromper sur bien des plans. Lorsque quelqu’un choisit comme prémisse que tout ce qui se produit de mal dans ce monde vient des Juifs, des francs-maçons, des Rothschild et de la secte pédo-sataniste, et qu’ensuite il active son biais de confirmation sur chaque nouveau fait à son scénario, il fait du Pangloss.
Lorsqu’on se plaint de la hausse des prix du foncier, ou des loyers, on a l’impression d’une main invisible qui guide le marché, sans voir que si les prix montent, c’est la somme de nos petits comportements qui font que lorsqu’on a un bien à vendre, on va systématiquement opter pour vendre au plus offrant. Mais on préfère prêter la hausse des prix à un fantôme, qu’à la somme de nos petits arrangements personnels. Le raisonnement panglossien est une friandise pour l’esprit, car il nous offre le choix subjectif, d’une solution simple et qui explique tout. Et notre cerveau adore les solutions simples qui expliquent tout.
Pangloss se cache partout, même à l’école. Quand on compare un collège d’une zone dite défavorisée avec une autre, on remarquera que dans le premier collège, il y a un certain nombre d’enfants issus de plus ou moins loin de l’immigration, dans l’autre moins. Il est alors facile d’imaginer comme beaucoup le font qu’il y a une ségrégation, et qu’il y a une volonté politique de faire ça. Beaucoup de parents favorisés ne se rendent pas compte qu’en craignant de voir leurs enfants dans un collège de seconde zone, ils les placent dans des établissements mieux dotés, plus loin, plus chers – ce que ne peuvent pas faire les parents plus pauvres, donc souvent les parents issus de l’immigration. Personne ne veut maintenir les pauvres et les gens issus de l’immigration dans un collège précis : seulement, les autres s’en vont, lentement mais sûrement. À la fin, on raisonne à rebours et on y voit une forme de racisme, alors au fond, c’est la somme des petits arrangements de chaque parent qui créé le phénomène.
ATTENTION
Il s’agit de faire toucher du doigt des « mécaniques ». Mais on pourrait me contester que rien n’est aussi simple. Et c’est probablement vrai. Et comme je défends le caractère politique de mon travail, je ne compte pas dédouaner les politiques étatiques à peu de frais.
Dans Marie Duru-Bellat, « La ségrégation sociale à l’école : faits et effets », décembre 2004, sur le site Canopé. J’aimerais néanmoins de la littérature un peu plus récente sur ce sujet. Si jamais… À votre bon coeur. |
Guérir de Pangloss n’est pas facile : je vous donne ce conseil : forcez-vous à imaginer que la situation considérée n’est plus exactement la même, comme dans une autre ramification dans l’un des univers possibles. Si même avec une situation changée, votre cause de départ reste la même, et que quelles que soient les données, ce sont toujours les Juifs et les Francs-maçons qui gouvernent le monde, alors c’est que votre choix de cause ne dépend pas des faits. On n’est plus dans le savoir, on est dans un scénario clos.
Mais ce conseil est-il suffisant ? Pangloss se tapit au fond de moi-même en ce moment. Lorsqu’on raisonne sur notre carrière, on a tendance à se féliciter d’avoir voulu ce chemin, à se prêter nos réussites à notre propre talent (et les échecs à des forces extérieures), sans voir qu’il y a eu énormément de coups de hasard dans notre histoire personnelle. Mais l’histoire qu’on se raconte est plus stimulante. Et si non e vero, e bene trovatto. J’aimerais bien pouvoir me dire que si je suis ici pour parler à ce micro, c’est du fait de mon mérite / talent / intelligence, etc.
Mais je ne suis pas dupe : c’est probablement dû à une chaîne de hasards sur laquelle mon mérite n’a pas grand chose à voir, et j’ai sûrement pris la place de gens plus méritants, plus clairs, plus pointus que moi. Merci de m’avoir écouté quand même.
Bibliographie de référence pour l’épisode 6 :
VOLTAIRE, Candide ou l’Optimisme (1759) Hatier (2015).
BERNARDIN de Saint-PIERRE Jacques-Henri, Étude de la nature XI (1784) Classiques Garnier (dernière édition 2023).
ROSS Lee, The intuitive psychologist and his shortcomings : Distortions in the attribution process, New York, Academic Press, ISBN 0–12-015210‑X, pp. 173–220.
MONVOISIN Richard, L’univers contenait-il en germe les frères Bogdanoff ? Espèces, n°31, mars 2019. Disponible ici https://www.monvoisin.xyz/lunivers-contenait-il-en-germe-les-freres-bogdanoff-especes-n31-mars-2019/.
MONVOISIN Richard, DESSUS Philippe, MANKA Margaux, Le raisonnement Panglossien : séquence pédagogique,
ici : https://skeptikon.fr/w/8f4b2a91-dbf6-4112–8609-f216d9be168c si vous défendez le web non propriétaire
ou là sinon : https://www.youtube.com/watch?v=W6ITdRjahf0.
6 épisodes très intéressants.
Merci.
sympa !
Pas d’explosion d’ampoule chez moi, je suis déception… Dois-je ré-écouter en étant plus concentré ?
Chez vous, j’ai spécifiquement empêché une ampoule d’exploser. Sympa aussi, non ?
Et bien merci pour la lumière … encore 😉
je ne sais pas de quelle lumière vous parlez, mais… de rien !
Mais du coup, l’effet placebo ne peut-il pas expliquer en partie le biais du survivant ? les résultats de thérapies alternatives peuvent sans doute être expliqués par un effet placebo, non ?
Si, en partie.
Pour la 2nde question, je pense même que l’essentiel des résultats des medAlt & Comp sont un mélange d’effets contextuels et de régression à la moyenne
Amicalement
Merci beaucoup pour la qualité de votre prestation. L’équilibre entre l’apport de connaissances théoriques s’appuyant sur des travaux, et leur illustration par des exemples du quotidien est tenu.
J’ai adoré, tout comme la saison 1. Vivement la saison 3, 4.….
sympa ! Saison 3, c’est l’amie Samah Karaki qui s’y colle
vous êtes par chez moi, staps, c’est ça ? Sur quoi bossez-vous ? Je connais peu de gens en staps, Natalia Bazoge un petit peu, guère plus.
Bonjour,
Je viens d’écouter les 6 épisodes en podcast avec beaucoup d’intérêt et cela m’amène à découvrir votre site aujourd’hui.
Merci de partager ces connaissances indispensables pour mieux se comprendre et comprendre notre environnement.
Je me pose une question à laquelle je n’ai pas de réponse. Je vis actuellement loin de la France. En discutant avec les membres de ma famille qui sont restés en France et en prenant connaissance des actualités en métropole j’ai le sentiment que lorsque l’on vit dans un environnement anxiogène on est plus facilement manipulables. Est-ce juste une impression ? Et si elle est exacte, comment être plus lucide lorsque l’on est stressé et angoissé par des éléments sur lesquels on a peu de prises ?
Merci par avance de votre éclairage.
Marie-Noëlle (Nouméa)
Cela donne envie d’en savoir davantage encore.
Bonjour à vous. Je n’ai pas d’études sous la main à fournir, mais l’anxiété est connu pour être mauvaise conseillère, car on est prêt à tenter de l’atténuer par tous les moyens possibles, dont celles de se faire plumer. J’ai bien un conseil, mais il est aussi simple à dire que dur à appliquer : voir l’héritage des stoïciens. Sur ce sur quoi on n’a pas de prise, lâcher prise. Ne tenter d’agir que sur ce sur quoi on a un levier.
Et au moins connaître la technique de « crainte puis soulagement », utilisée par les gens qui crée la peur ou la crainte, et prétendent ensuite y remédier
Merci pour ces épisodes, une belle découverte 🙂
de rien ! c’est avec votre argent, ça vous appartient !