Dans la série « je n’ai pas honte de m’être plan­té et suis fier de me cor­ri­ger » :
j’ai par­fois uti­li­sé dans mes ensei­gne­ments le terme « anglo-saxon » pour dési­gner (je crois) la com­mu­nau­té nati­ve­ment anglo­phone. Un jour récent, j’é­cou­tais Paris Noir, le pod­cast de Kévi Donat, et plus pré­ci­sé­ment son épi­sode 5 où cau­sait Mame-Fatou Niang, maî­tresse de confé­rence afro-fran­çaise, ensei­gnant la lit­té­ra­ture fran­çaise et fran­co­phone à l’Université Car­ne­gie-Mel­lon à Pitts­burgh (Penn­syl­va­nie). Elle racon­tait com­ment en arri­vant aux US tout le monde l’a regar­dée avec de gros yeux quand elle a uti­li­sé le terme « anglo-saxon ».
Alors j’ai regar­dé un peu, j’ai trou­vé pas mal de docu­men­ta­tion, en par­ti­cu­lier l’ar­ticle « Un enva­his­seur lin­guis­tique : l’Anglo-saxon », de Fran­çois Durand-Das­tès, dans  Cyber­geo : Euro­pean Jour­nal of Geo­gra­phy, Débats (2007). Mais le plus simple, rapide effi­cace que j’ai trou­vé sur la ques­tion est cet article que j’emprunte à Slate, publié en octobre 2020, et écrit par le jour­na­liste Fabien Jan­nic-Cher­bon­nel.

Depuis lors, ce terme a rejoint occi­den­tal, orien­tal, et autres mots tel­le­ment nébu­leux qu’il vaut mieux, comme des reliques gazeuses, les gar­der dans une fiole en verre, au fond d’un car­ton, à la cave.

Par pitié, arrêtez de dire « les Anglo-Saxons »

Nous uti­li­sons ce terme quo­ti­dien­ne­ment et pour­tant, ça ne veut pas dire ce que nous croyons. C’est comme si on nous appe­lait « les Bel­go-Gau­lois ».

Le premier réflexe devrait être d'aller jeter un coup d'œil dans le dictionnaire. | Waldemar Brandt via Unsplash
Le pre­mier réflexe devrait être d’al­ler jeter un coup d’œil dans le dic­tion­naire. | Wal­de­mar Brandt via Uns­plash

Ils sont omni­pré­sents et vous ne vous en êtes même pas ren­du compte. Ils ali­mentent nos fan­tasmes, nos peurs mais aus­si nos dési­rs. Qui ? Les Anglo-Saxons, évi­dem­ment. Pas un jour ne passe sans qu’un article parle du « modèle anglo-saxon », sans qu’un·e phi­lo­sophe s’in­quiète de l’im­por­ta­tion d’un concept « anglo-saxon », sans que des poli­tiques opposent le modèle d’in­té­gra­tion fran­çais à celui, for­cé­ment com­mu­nau­ta­riste, des « Anglo-Saxons ».

Rien qu’é­crire ces quelques lignes m’a éner­vé. Parce que per­sonne ne sait exac­te­ment ce que veut dire « anglo-saxon ». Allez‑y, don­nez-moi une défi­ni­tion pré­cise. J’at­tends. Rien ? Nor­mal. La véri­té, c’est qu’il n’y en a pas : les Anglo-Saxons sont par­fois les Bri­tan­niques, par­fois les Amé­ri­cains, par­fois le monde anglo­phone et par­fois un axe anglo-amé­ri­cain. La signi­fi­ca­tion de cette expres­sion est nébu­leuse.

D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si le terme n’est qua­si­ment jamais uti­li­sé par des per­sonnes anglo­phones. « Je déteste que les Fran­çais l’u­ti­lisent autant », me confiait récem­ment une ancienne col­lègue fran­co-cana­dienne. Son usage intem­pes­tif a même ten­dance à rendre un peu fous les Bri­tan­niques, Américain·es ou Canadien·nes qui habitent en France. Je me sou­viens encore de la tête qu’ont fait mes ancien·nes col­lègues de RFI English lorsque j’ai uti­li­sé l’ex­pres­sion en confé­rence de rédac­tion.

Sait-on vraiment de qui on parle ?

Vous vous direz qu’on a les com­bats que l’on mérite. Mais si ce terme pro­voque un rejet, ce n’est pas seule­ment parce qu’il est une géné­ra­li­sa­tion, mais aus­si un mot à défi­ni­tion variable, comme « bobo » ou « can­cel culture ». « On sait de quoi on parle », m’a rétor­qué un ancien chef alors que je pinaillais sur l’u­sage de cette expres­sion. Mais sait-on, vrai­ment, de qui on parle ? Le pre­mier réflexe devrait être d’al­ler jeter un coup d’œil dans le dic­tion­naire. Le Robert indique plu­sieurs sens : « groupe des anciens par­lers ger­ma­niques de Grande-Bre­tagne » et « rela­tif aux peuples de civi­li­sa­tion bri­tan­nique ». Nous voi­là plus avan­cés (ou pas).

Décou­pons : dans « Anglo-Saxons », il y a les Angles et les Saxons. Deux tri­bus ger­ma­niques qui ont enva­hi la Grande-Bre­tagne entre le VIIe et le XIe siècle. Cet évé­ne­ment pro­voque d’ailleurs l’é­mi­gra­tion d’une par­tie des Bre­tons de l’é­poque en Armo­rique (Bre­tagne actuelle). Ensuite, s’en­chaînent la conquête des Nor­mands des îles bri­tan­niques et dif­fé­rentes vagues d’im­mi­gra­tion. Dif­fi­cile, donc, de dire que les Bri­tan­niques actuels ont autre chose qu’un lien ténu avec les Anglo-Saxons de l’é­poque. Voi­là pour l’ex­pli­ca­tion his­to­rique.

Compétition entre la France et « les Anglo-Saxons »

Com­ment en sommes-nous arri­vés, en France, à assi­mi­ler ce terme aux pays anglo­phones ? « C’est dans les années 1860 qu’un nou­veau sens appa­raît, après les offen­sives man­quées de Napo­léon III en Amé­rique latine, où il vou­lait étendre l’empire fran­çais », explique Emile Cha­bal, pro­fes­seur d’his­toire contem­po­raine à l’U­ni­ver­si­té d’É­dim­bourg. « Dans les publi­ca­tions savantes telles que la Revue des races latines, fon­dée en 1857, “l’an­glo-saxo­nisme” est jux­ta­po­sé à la “lati­ni­té” afin de pla­cer la France au cœur d’un monde latin s’é­ten­dant de l’A­mé­rique du Sud à Paris, en pas­sant par les Antilles et Madrid. » En pleine remise en ques­tion après des défaites mili­taires, l’in­tel­li­gent­sia fran­çaise serait allée cher­cher des idées ailleurs. Notam­ment du côté de la Grande-Bre­tagne et de son empire, le « monde anglo-saxon ».

S’ins­talle, d’une cer­taine façon, une com­pé­ti­tion entre la France et les « Anglo-Saxons ». En témoigne l’es­sai À quoi tient la supé­rio­ri­té des Anglo-Saxons publié en 1897 par l’in­tel­lec­tuel Edmond Demo­lins. La lit­té­ra­ture de l’é­poque s’empare du sujet, l’ins­cri­vant dura­ble­ment dans nos ima­gi­naires.

« À part la langue anglaise, ces pays sont tota­le­ment dif­fé­rents, aus­si bien d’un point de vue his­to­rique que cultu­rel. »

Emile Cha­bal, pro­fes­seur d’his­toire contem­po­raine

« Jules Verne écrit fré­quem­ment que la force et la robus­tesse sont des traits uniques à l’homme anglo-saxon, détaille Emile Cha­bal. De la même manière, les roman­ciers Paul Bour­get et Georges Ber­na­nos décrivent les Anglo-Saxons comme sin­gu­liè­re­ment dis­ci­pli­nés, hon­nêtes et francs. Cette image cor­res­pond par­fai­te­ment au sté­réo­type de l’homme de l’Em­pire : l’ex­pan­sion impé­riale est à son apo­gée durant les pre­mières décen­nies du XXe siècle et les élites fran­çaises veulent déter­mi­ner pour­quoi les Bri­tan­niques sont si doués à ce jeu. »

Si l’ex­pres­sion a peut être un jour recou­pé une réa­li­té, celle de la colo­ni­sa­tion bri­tan­nique, a‑t-elle encore un sens aujourd’­hui ? « Non, à part la langue anglaise, ces pays sont tota­le­ment dif­fé­rents, aus­si bien d’un point de vue his­to­rique que cultu­rel, assure le cher­cheur. L’i­dée d’une uni­té cultu­relle ren­voie plu­tôt à une matrice impé­riale du XIXe siècle selon laquelle il y aurait eu une homo­gé­néi­té eth­no-raciale à tra­vers l’empire bri­tan­nique –et en par­ti­cu­lier les ter­ri­toires “blancs”.» Une vision raciale du monde, qui met de côté les per­sonnes non blanches et non euro­péennes habi­tant dans ces pays, aban­don­née depuis la fin des empires colo­niaux et la chute du nazisme.

 

Ce que « les Anglo-Saxons » dit de notre rapport au monde

Pour­tant, en France, on semble ne l’a­voir jamais autant uti­li­sée. Les Français·es ont beau y voir une expres­sion neutre, elle dit pour­tant beau­coup de nous et de notre rap­port au monde. « En uti­li­sant ce terme, les Fran­çais parlent sur­tout d’eux-mêmes », sou­ligne Emile Cha­bal.

En somme, cette figure d’une culture anglo-saxonne unique vien­drait par­fois ser­vir de contre-modèle, mais aus­si de repous­soir. « Il y a une forte ten­dance dans le dis­cours poli­tique fran­çais à aller cher­cher des “modèles” –très sou­vent assez mythiques– pour mettre en lumière une soi-disant “spé­ci­fi­ci­té” ou “excep­tion” fran­çaise, détaille le cher­cheur. On cherche à se défi­nir à tra­vers l’autre. » Les Gau­lois contre les Anglo-Saxons, quoi.

Il est pro­bable que l’é­mer­gence du modèle néo­li­bé­ral au Royaume-Uni et aux États-Unis dans les années 1980, un moment où la France était en perte de vitesse éco­no­mique, ait fait res­sur­gir ce terme dans les consciences. D’au­tant que ce sys­tème éco­no­mique s’est impo­sé mon­dia­le­ment depuis. Mais s’il y a bien un lien éco­no­mique entre le Royaume-Uni et les États-Unis, ain­si qu’une uni­ci­té de langue, peut-on pour autant dire qu’il existe une uni­té cultu­relle ? Au niveau des pra­tiques poli­tiques, tra­di­tions, popu­la­tions… Les deux pays divergent tant. Et ne par­lons même pas de l’Ir­lande, de la Nou­velle-Zélande ou de l’Aus­tra­lie.

« Je pré­fère tou­jours le terme “anglo­phone” car celui-ci désigne une uni­té lin­guis­tique, mais on pour­rait aus­si par­ler d”“anglo-américain”.»

Emile Cha­bal, pro­fes­seur d’his­toire contem­po­raine

Pen­dant un temps uti­li­sé comme un modèle, ce « monde anglo-saxon » prend de plus en plus une conso­nance néga­tive. Accu­sé de rap­por­ter en France des choses aus­si variées que le com­mu­nau­ta­risme, le néo-fémi­nisme, l’in­di­vi­dua­lisme, la can­cel culture ou l’an­gli­ci­sa­tion de la langue… Comme si tous les pays anglo­phones par­ta­geaient les mêmes valeurs. Confor­table en ce qu’il sim­pli­fie, le terme est par­ti­cu­liè­re­ment réduc­teur.

Or, il est pour­tant évident que non, les modèles d’in­té­gra­tion ne sont pas les mêmes aux États-Unis et au Cana­da, que non, le mili­tan­tisme fémi­niste n’y est pas le même non plus. La lec­ture des médias bri­tan­niques mon­tre­ra d’ailleurs une peur de la can­cel culture, ici aus­si fan­tas­mée comme venant des États-Unis. Il fau­dra d’ailleurs expli­quer ce qu’il reste de la culture anglo-saxonne outre-Atlan­tique, alors que la popu­la­tion blanche y sera mino­ri­taire dans moins de trente ans.

 

Mais alors, que dire ? Cela dépend de quoi on parle. « Je pré­fère tou­jours le terme “anglo­phone” car celui-ci désigne une uni­té lin­guis­tique, mais on pour­rait aus­si par­ler d”“anglo-américain” pour dési­gner, par exemple, la poli­tique étran­gère au moment de la seconde guerre du Golfe et l’axe Bush-Blair », sug­gère Emile Cha­bal. Sinon, on pour­ra par­ler de « modèle bri­tan­nique » ou de « modèle états-unien » sui­vant les sujets. Se for­cer à mieux nom­mer les choses ne pour­ra que faire gagner en nuances. Et nous évi­te­ra d’é­ner­ver un·e anglo­phone de trop qui se met­tra à par­ler de la Bel­gique, de la France et de la Suisse comme des « Bel­go-Gau­lois ».

3 réponses

  1. Éric.Lw dit :

    Mer­ci pour cette divine cla­ri­fi­ca­tion.
    Sis­si, j’in­siste, c’est divin.
    De l’es­sence d’une Révé­la­tion.
    De la Vérit…
    oups, oublie tout ça, sauf mon pre­mier mot.

  2. The late man dit :

    Moi j’aime bien « anglo-saxons ». D’a­bord parce qu’un terme n’a pas besoin d’être hyper pré­cis pour être utile. Et en l’oc­cur­rence, il est assez clair : dans l’u­sage, il désigne les pays anglo­phones de peu­ple­ment majo­ri­tai­re­ment euro­péen. Îles bri­tan­niques, Etats-Unis, Cana­da, Aus­tra­lie, Nou­velle-Zélande. C’est pra­tique, et ça ne recouvre pas tout à fait « anglo­phone ».

    Le terme m’a tou­jours paru un peu bizarre, d’au­tant que je suis plu­tôt fan d’his­toire de la période anglo-saxonne, et de fait on ne voit pas trop le rap­port. Mais on s’en fout, la langue est pleine de ces bizar­re­ries.

    Bref, je vais créer un club pour pré­ser­ver le terme « anglo-saxon ». Je suis prêt à le défendre au moins jus­qu’au pin­çon. Enfin un petit pin­çon pas trop fort, je suis douillet.

    • Oups je n’a­vais pas vali­dé votre com ! Déso­lé !
      En tout cas je suis ravi de lire que vous êtes David Douillet, et que vous irez jus­qu’à Pin­çon (et Pin­çon-Char­lot)…
      Mer­ci de votre com qui m’a fait rire

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