L’ar­ticle qui suit est si cor­ro­sif qu’il aurait, à ce qu’il paraît, cli­vé même l’é­quipe du Monde DIplo­ma­tique qui l’a publié (en décembre 2014).

Le titre ini­tial était « La kiné­si­thé­ra­pie : entre la poire et le faux mage »  mais le jour­nal, un peu coin­cé, lui a pré­fé­ré « La kiné­si­thé­ra­pie pié­gée par les mages  », mouaip… La pri­me­sau­te­rie n’est pas la pre­mière qua­li­té du diplo. Qu’importe ! Voi­ci l’article. Les lignes intro­duc­tives sont rédi­gées par le jour­nal, pas par nous. En bas, une réac­tion parue dans le Monde diplo­ma­tique de mars 2016, accom­pa­gnée de notre réponse, avec d’un extrait de notre bou­quin por­tant sur l’hap­to­no­mie.

 

La kinésithérapie piégée par les mages

En sep­tembre der­nier, la Cour des comptes dénon­çait la pro­gres­sion des dépenses en kiné­si­thé­ra­pie. Ostéo­pa­thie, chi­ro­prac­tie, hap­to­no­mie : l’engouement pour les thé­ra­pies manuelles conduit à s’interroger plus lar­ge­ment sur l’information des patients et sur l’efficacité de cer­taines pra­tiques. Ne fau­drait-il pas repla­cer la démarche scien­ti­fique au cœur de ce type de soins ?

Illus­tra­tion du Monde Diplo­ma­tique : Valen­tine Hugo. – « Objet », assem­blage d’objets divers, issu de la col­lec­tion André Bre­ton, 1931

La demande de soins du corps ne cesse de croître et entraîne un engoue­ment pour les trai­te­ments manuels. Mais l’émiettement de l’offre laisse per­plexe : kiné­si­thé­ra­pie, ostéo­pa­thie, chi­ro­prac­tie, bio­ki­ner­gie, kiné­sio­lo­gie appli­quée ou micro­ki­né­si­thé­ra­pie ; même les pro­fes­sion­nels en perdent leur latin ! Pour la per­sonne en attente de soins, faire un choix revient à jouer à la lote­rie.

Les rai­sons de ce flou sont mul­tiples. Sur le plan pra­tique, la tech­nique la plus sau­gre­nue peut don­ner l’illusion d’être effi­cace : l’écoute, le tou­cher et l’empathie contri­buent à pro­duire cer­tains béné­fices de l’effet pla­ce­bo [1]. Sans bien­faits spé­ci­fiques démon­trés scien­ti­fi­que­ment, beau­coup de gestes semblent « mar­cher » et satis­font les patients… à court terme. Dans ce domaine comme pour les autres pra­tiques médi­cales, seules les preuves acquises par l’expérience cli­nique per­mettent de déter­mi­ner les thé­ra­pies effi­caces. Or, très peu de thé­ra­peutes manuels s’y réfèrent : bon nombre pré­fèrent suivre leur res­sen­ti, bien moins chro­no­phage et qui semble leur confé­rer une sorte de don.

Quand bien même cer­tains pra­ti­ciens sou­hai­te­raient tes­ter leurs hypo­thèses, il n’existe pas, en France, de cur­sus de troi­sième cycle propre à la kiné­si­thé­ra­pie et encore moins de conseil natio­nal des uni­ver­si­tés char­gé de cette dis­ci­pline. Une majo­ri­té de méde­cins la consi­dèrent avec condes­cen­dance, lui lais­sant peu d’autonomie dans les ser­vices de soins et si peu de place dans leurs labo­ra­toires que cela empêche la pro­duc­tion d’études.

Les groupes de pres­sion des ostéo­pathes et des chi­ro­pra­ti­ciens sont à l’œuvre pour faire évo­luer la régle­men­ta­tion en leur faveur [2], tan­dis que les struc­tures de repré­sen­ta­tion des kiné­si­thé­ra­peutes peinent à ren­for­cer les fon­de­ments de leur dis­ci­pline. Avant 2014, le Conseil natio­nal de l’ordre des kiné­si­thé­ra­peutes était lui-même fri­leux à l’idée d’énoncer des avis sur les soins non conven­tion­nels et de poser des démar­ca­tions franches avec la méde­cine non scien­ti­fique. Cette conver­gence de fac­teurs crée un invrai­sem­blable flou épis­té­mo­lo­gique, plus rien n’étant tes­té métho­di­que­ment. Per­sonne ne paraît savoir ce qui fonc­tionne ou pas, ni ce qu’il fau­drait vali­der scien­ti­fi­que­ment ou faire rem­bour­ser par la Sécu­ri­té sociale.

La confu­sion actuelle trouve son ori­gine dans une his­toire chao­tique : la mas­so-kiné­si­thé­ra­pie, déno­mi­na­tion fran­co-belge pour ce que l’on appelle ailleurs « phy­sio­thé­ra­pie », est un assem­blage de com­pé­tences issues de pro­fes­sions plus ou moins concur­rentes. Au début du XXe siècle, tech­niques médi­cales et gym­nas­tiques coha­bitent avec des méthodes de rebou­teux. Avec la Grande Guerre et ses cohortes d’estropiés, la demande en réédu­ca­tion explose pour ali­men­ter le front en hommes. Les méde­cins, sub­mer­gés, s’adjoignent des auxi­liaires médi­caux, infir­mières en tête, for­més à la hâte pour remettre debout rapi­de­ment ceux qui peuvent l’être.

Science ou mysticisme ?

C’est en 1946 qu’intervient la recon­nais­sance des com­pé­tences com­munes fon­dées sur le mas­sage et la gym­nas­tique médi­cale, par la créa­tion d’un diplôme d’État de mas­seur-kiné­si­thé­ra­peute. Il faut attendre 1989 pour voir la pro­fes­sion enca­drée par un décret, encore en vigueur pour les étu­diants déjà enga­gés dans une for­ma­tion et qui ne fait aucune men­tion de la recherche ou des patho­lo­gies ayant émer­gé depuis. Adop­té en 2000, un deuxième décret, rela­tif cette fois aux actes pro­fes­sion­nels et à l’exercice de la pro­fes­sion de kiné­si­thé­ra­peute, change consi­dé­ra­ble­ment la donne : les pra­ti­ciens passent alors du sta­tut d’exécutants à celui de déci­deurs, res­pon­sables de la pla­ni­fi­ca­tion thé­ra­peu­tique non seule­ment vis-à-vis du patient, mais aus­si des méde­cins pres­crip­teurs et de la caisse pri­maire d’assurance-maladie.

Cette res­pon­sa­bi­li­té accrue aurait néces­si­té la struc­tu­ra­tion d’une dis­ci­pline dotée de fron­tières claires. Hélas ! la pro­fes­sion se voit aujourd’hui débor­dée, d’un côté, par les ins­ti­tuts de soins et de bien-être et, de l’autre, par des thé­ra­peutes auto­pro­cla­més usant de tech­niques sou­vent sans aucun fon­de­ment, truf­fées de concepts révé­lés divi­ne­ment à des maîtres qui furent fré­quem­ment des pas­teurs, évan­gé­listes ou adven­tistes.

Trier ce qui relève de la démons­tra­tion scien­ti­fique de ce qui pro­cède de res­sen­tis ou d’illuminations mys­tiques demande des com­pé­tences plu­tôt aus­tères, peu appré­ciées des pro­fes­sion­nels. Il faut savoir lire les essais cli­niques, quand ils existent, et com­prendre les méta-ana­lyses de la lit­té­ra­ture scien­ti­fique. Or le décret de 1989 n’impose aucune for­ma­tion à la métho­do­lo­gie dans les cur­sus. La réforme enga­gée depuis dix ans et for­ma­li­sée le 2 sep­tembre 2015 par la publi­ca­tion d’un décret et d’un arrê­té rela­tifs au diplôme d’État de mas­seur-kiné­si­thé­ra­peute devrait amé­lio­rer la situa­tion pour les étu­diants entrés dans les ins­ti­tuts à comp­ter de la ren­trée 2015–2016. Après une pre­mière année uni­ver­si­taire, ils sui­vront quatre ans de for­ma­tion en ins­ti­tut, soit une année de plus qu’aujourd’hui. Tou­te­fois, aucun grade uni­ver­si­taire ne leur sera déli­vré.

Pour choi­sir un kiné­si­thé­ra­peute, le patient n’a que le bouche-à-oreille, la répu­ta­tion, la proxi­mi­té, la pos­si­bi­li­té d’une prise en charge finan­cière, quand ce n’est pas sim­ple­ment le hasard d’une ren­contre ou d’une recherche sur Inter­net. Devrait-il regar­der les condi­tions d’exercice et les com­pé­tences res­pec­tives des pro­fes­sions ? Pas si simple ! Certes, la kiné­si­thé­ra­pie demeure, dans le domaine des soins manuels, la seule pro­fes­sion de san­té au sens régle­men­taire [3], avec un exer­cice conven­tion­né et sou­mis à pres­crip­tion médi­cale. Les ostéo­pathes et les chi­ro­pra­ti­ciens ne sont ni conven­tion­nés ni rem­bour­sés… mais de mieux en mieux recon­nus admi­nis­tra­ti­ve­ment. Ils sont même enre­gis­trés au réper­toire natio­nal des cer­ti­fi­ca­tions pro­fes­sion­nelles avec un niveau supé­rieur à celui des kinés, et ce en dépit de cor­pus théo­riques ori­gi­nels qua­si reli­gieux et qui s’appuient sur une maigre docu­men­ta­tion. L’ostéopathie est ain­si née d’une « vision épi­pha­nique » reçue le 22 juin 1874, à 10 heures pré­cises, par Andrew Tay­lor Still, son fon­da­teur… Les tech­niques d’ostéopathie dont l’efficacité est démon­trée ne sont pas propres à cette dis­ci­pline. Et toutes les méta-ana­lyses de lit­té­ra­ture concluent à l’existence de biais métho­do­lo­giques dans les essais cli­niques des deux champs qui lui sont spé­ci­fiques (ostéo­pa­thies vis­cé­rale et cra­nio-sacrée). C’est à n’y rien com­prendre : alors qu’il faut voir au préa­lable un méde­cin pour obte­nir des séances de kiné­si­thé­ra­pie, un patient peut consul­ter direc­te­ment n’importe quel pro­fes­sion­nel de la « mani­pu­la­tion ». D’ailleurs, cer­tains méde­cins dis­pensent eux-mêmes des thé­ra­pies manuelles, ce qui peut ras­su­rer, mais ne confère pas plus d’assise scien­ti­fique aux tech­niques employées.

Ajou­tant à la confu­sion, les soins de kiné­sio­lo­gie, d’étiopathie, de micro­ki­né­si­thé­ra­pie ou de bio­ki­ner­gie — autant de pra­tiques sans fon­de­ments scien­ti­fiques — sont sou­vent dis­pen­sés par l’un des 83 000 mas­seurs-kiné­si­thé­ra­peutes réper­to­riés en France [4]. Un tiers des 20 000 ostéo­pathes recen­sés sont aus­si kinés, cer­tains n’hésitant pas à jouer sur cette poly­qua­li­fi­ca­tion pour que leurs patients puissent se faire rem­bour­ser des tech­niques propres à leur école. Et que dire quand l’hôpital public pro­pose l’haptonomie (« art du tou­cher affec­tif ») dans les mater­ni­tés, le bar­rage de feu pour les brû­lés ou la réflexo­lo­gie pour les can­cé­reux — méthodes qui n’ont jamais mon­tré d’efficacité au-delà de l’effet pla­ce­bo ?

Pour­tant, les patients semblent enchan­tés. Et pour cause : expli­ca­tions simples, uni­cau­sales ; thé­ra­pie qui peut tout avec un soup­çon de magie, d’enchantement et une pin­cée d’orientalisme ; thé­ra­peute qui fait appel à ses émo­tions ; prise en charge plus longue, per­son­na­li­sée ; cor­pus sou­vent mys­tique, qui donne un « sens » au pour­quoi des souf­frances. Alors que le méde­cin paraît sou­vent pres­sé, le pseu­do­thé­ra­peute ras­sure par sa pré­sence : mi-gou­rou, mi-cha­man. Les béné­fices contex­tuels de l’effet pla­ce­bo opèrent.

L’engouement pour les thé­ra­pies manuelles n’est pas sans poser des ques­tions poli­tiques. L’essentiel des thé­ra­pies « alter­na­tives » impute les souf­frances à l’individu lui-même. Cha­cun devient sinon la propre source de ses mal­heurs, du moins le por­teur de la solu­tion pour les évin­cer : en évi­tant les ondes, en har­mo­ni­sant ses éner­gies ou en ouvrant ses cha­kras. Exit l’analyse socio-éco­no­mique du mal-être. La déprime peut être due à un petit chef auto­ri­taire, à un har­cè­le­ment ou à un bou­lot érein­tant, qu’importe : injonc­tion est faite de cher­cher en nous la cause de notre tour­ment. Cette indi­vi­dua­li­sa­tion des pro­blèmes pul­vé­rise toute contes­ta­tion sociale.

Sur le plan éco­no­mique, si la kiné­si­thé­ra­pie a son contin­gent de libé­raux qui savent faire du chiffre en « occu­pant » une demi-dou­zaine de patients simul­ta­né­ment par des « ate­liers » de soins, elle reste ancrée fon­da­men­ta­le­ment dans le modèle de sécu­ri­té sociale héri­té du Conseil natio­nal de la résis­tance. En revanche, l’ostéopathie repose, comme d’autres tech­niques, sur un modèle col­lant à la doc­trine libé­rale et à un sys­tème de soins ren­du de plus en plus concur­ren­tiel par la lente déré­gle­men­ta­tion des pro­fes­sions de san­té. Ce nou­veau cadre contraint moins les thé­ra­peutes à soi­gner le patient qu’à satis­faire une clien­tèle que les pro­fes­sion­nels se revendent. Un mar­ke­ting truf­fé de concepts usur­pés sou­tient l’ensemble. Ain­si en est-il, par exemple, de la « ver­tèbre dépla­cée », d’autant plus facile à « remettre en place » que l’on dis­pose du « cra­cking », l’art de faire cra­quer les arti­cu­la­tions, dont la seule ver­tu thé­ra­peu­tique est de don­ner au patient l’illusion que quelque chose s’est pro­duit [5]. On voit pros­pé­rer des thé­ra­pies à la sauce quan­tique, avec une incom­pré­hen­sion com­plète de la phy­sique ; des recherches de chocs affec­tifs « engram­més » dans une mémoire des tis­sus ; des chi­rur­gies psy­chiques, avec des usten­siles invi­sibles appar­te­nant à une autre réa­li­té. Nombre d’autres concepts du même genre se pro­pagent dans un va-et-vient curieux à l’égard de la science : quand celle-ci semble cau­tion­ner une thé­ra­pie, ses pro­mo­teurs s’en reven­diquent ; lorsqu’elle paraît la récu­ser, la démarche scien­ti­fique devient le mal abso­lu.

Prendre la satis­fac­tion du patient comme seule réfé­rence de la qua­li­té d’un soin revient à consi­dé­rer ce soin comme un pro­duit de consom­ma­tion par­mi d’autres. Or ce que le patient vient ache­ter n’est pas qu’une den­rée, la solu­tion à son pro­blème, mais une confiance. La rela­tion patient-pro­fes­sion­nel ne pour­rait à la rigueur deve­nir com­mer­ciale que dans la mesure où le patient en sau­rait autant que le thé­ra­peute. Dans la réa­li­té, le malade est inquiet, les proches aus­si, et le thé­ra­peute, même atten­tif, n’a pas, lui, à faire confiance à son patient. Dans un tel dés­équi­libre, l’espoir peut se mon­nayer. Et il n’est pas mora­le­ment jus­ti­fiable de pro­po­ser une libre concur­rence dans un mar­ché de la confiance, sauf à pla­cer le méde­cin de cli­nique pri­vée, le visi­teur médi­cal, le kiné libé­ral, l’ostéo, le chi­ro, le rebou­teux, l’assureur et le pas­teur évan­gé­lique cha­ris­ma­tique sur un même pied.

Le ressenti personnel ne suffit pas

On pour­rait juger ano­din le flou des fron­tières entre thé­ra­pies et pseu­do-thé­ra­pies, y voir le ves­tige d’une que­relle de cha­pelles. Mais n’est-il pas déran­geant de voir les contri­bu­tions de tous à l’assurance-maladie payer des actes de soin dits non conven­tion­nels pra­ti­qués par des pro­fes­sion­nels conven­tion­nés ? Faire le tri des sol­li­ci­ta­tions est donc une néces­si­té. Or cela impose rigueur et méthode. Il ne suf­fit pas qu’un patient aille mieux pour vali­der l’efficacité d’une tech­nique : il faut qu’il aille mieux que s’il n’avait pas reçu le trai­te­ment, et même mieux que s’il avait reçu un pla­ce­bo. Enfin, il faut que son cas ne soit pas trai­té seul, mais dans des groupes repré­sen­ta­tifs. Le res­sen­ti per­son­nel, hélas, n’est pas bon juge, car for­te­ment sug­ges­tible.

Pour apprendre rigueur et méthode, rien de mieux que la for­ma­tion par la recherche. Et c’est là qu’un nou­veau pro­blème d’ordre poli­tique sur­vient, avec la dépen­dance crois­sante de la recherche vis-à-vis des finan­ce­ments pri­vés dans un contexte de mise en concur­rence des cher­cheurs et de leurs labo­ra­toires. Or, si l’on excepte quelques gad­gets à la mode, comme les plates-formes vibrantes ou les bandes adhé­sives colo­rées K‑Tape, les thé­ra­pies manuelles n’intéressent pas les indus­tries. Faute d’investisseurs ou de moyens uni­ver­si­taires comme il en existe en Nou­velle-Zélande et en Aus­tra­lie, la recherche reste faible en France.

Confier sa san­té, son dos, ses arti­cu­la­tions à quelqu’un mérite une grande pru­dence. Seule la com­pé­tence scien­ti­fique du pra­ti­cien, cou­plée à une prise en charge per­son­na­li­sée, peut ame­ner les patients vers le mieux-être et, sur­tout, vers des choix thé­ra­peu­tiques effec­tués en connais­sance de cause. Sans réflexion appro­fon­die sur son rôle et ses res­pon­sa­bi­li­tés, le kiné­si­thé­ra­peute d’aujourd’hui peut res­sem­bler au soi­gnant de 1914, cour­roie de trans­mis­sion de l’oppression des masses labo­rieuses par un tra­vail usant. Sans for­ma­tion spé­ci­fique à la culture expé­ri­men­tale, il aura plus de mal à évi­ter les modes et à igno­rer les fluc­tua­tions du mar­ché. Sans bases métho­do­lo­giques et sans sys­tème uni­ver­si­taire pour les trans­mettre, il n’aura aucun moyen de savoir si une thé­ra­pie séduit par son effi­ca­ci­té propre ou par l’imaginaire qu’elle véhi­cule. Le retour à la science et aux pra­tiques fon­dées sur les preuves ne relève pas du scien­tisme, mais consti­tue la seule planche de salut.

Richard Mon­voi­sin & Nico­las Pin­sault

 

  • [1] Effet thé­ra­peu­tique posi­tif consta­té après l’administration d’une sub­stance neutre, dépour­vue d’activité phar­ma­co­lo­gique, ou après un soin sans béné­fice intrin­sèque démon­tré.
  • [2] Jean-Michel Lar­dry, Les Pro­fes­sion­nels de san­té et l’ostéopathie. Com­plé­men­ta­ri­té, déviance ou expé­dient ?, Book-e-book, Sophia Anti­po­lis, 2011.
  • [3] Code de la san­té publique, livre III.
  • [4] Les effec­tifs ont dou­blé en vingt-cinq ans. « La kiné­si­thé­ra­pie au 1er jan­vier 2015 », Fédé­ra­tion fran­çaise des mas­seurs-kiné­si­thé­ra­peutes réédu­ca­teurs, avril 2015.
  • [5] Timo­thy W. Flynn, Julie M. Fritz, Robert S. Wain­ner et Julie M. Whit­man, « The audible pop is not neces­sa­ry for suc­cess­ful spi­nal high-velo­ci­ty thrust mani­pu­la­tion in indi­vi­duals with low back pain », Archives of Phy­si­cal Medi­cine and Reha­bi­li­ta­tion, vol. 84, no 7, Chi­ca­go, juillet 2003.

Réactions

En mars 2016, le conseil d’administration du Centre inter­na­tio­nal de recherche et de déve­lop­pe­ment de l’haptonomie a fait paraître un Cour­rier des lec­teurs du Monde diplo­ma­tique. Bien qu’ils n’aient pas direc­te­ment pris soin de nous écrire, nous avons trou­vé de bon ton de répondre pour l’évolution du débat. Les coupes ne sont pas de nous mais du jour­nal.

L’haptonomie est une science expé­rien­tielle. Est expé­ri­men­tale une science qui expé­ri­mente avec des objets… d’expérimentation. Est expé­rien­tielle une science qui sup­pose que le sujet vive lui-même l’expérience pour per­ce­voir ce dont il s’agit et ses effets. (…). Vous prô­nez la mesure (au sens de l’appareil), le « scien­ti­fique », donc l’objectif. Nous prô­nons le sub­jec­tif. Cepen­dant, l’émergence et le sou­tien du sujet n’empêchent en rien la recherche et la mons­tra­tion. (…) Nous avons publié des études qui rem­plissent les cri­tères scien­ti­fiques habi­tuels (…). Nous ne sau­rions que vous inci­ter à en prendre connais­sance. Vous y (re)découvririez le sens de ce mot latin que vous répé­tez à l’envi, pla­ce­bo : « je plai­rai », « je serai agréable ». Il est étrange de consta­ter que le plai­sir a pris, pour la science, la conno­ta­tion néga­tive que vous sou­li­gnez avec force. Pour l’haptonomie, le plai­sir devrait être sus-jacent à tout acte humain, la vie com­prise. Bien sûr, il ne s’agit pas de n’importe quel plai­sir plus ou moins égoïste, mais d’un plai­sir mâti­né d’éthique, qui tienne compte de l’autre.

 

Notre réponse.

Mer­ci de votre retour. Même si nous sor­tons du cadre de l’ostéopathie crâ­nienne ici, nous avons étu­dié de près l’haptonomie, à l’occasion du livre « Tout ce que vous n’avez jamais vou­lu savoir sur les thé­ra­pies manuelles » (PUF, 2014). Nous avons lu Frans Veld­man, entre autres. Nous vous indi­quons le pas­sage que nous avons rédi­gé sur le sujet ci-contre – et nous serions friands de pou­voir le revi­si­ter.

Une science expé­rien­tielle sub­jec­tive est une énigme pour nous. Si un épi­sode de vie peut l’être évi­dem­ment (une extase, une joie, etc.) une science sub­jec­tive est un oxy­more. Si effec­ti­ve­ment votre science est sub­jec­tive, quelles sont les rai­sons de pen­ser que votre dis­ci­pline aie un inté­rêt pour autre que vous-même ? Or dès que vous pen­sez que la démarche hap­to­no­mique peut être utile à d’autres per­sonnes, vous ren­trez dans l’objectivation. Alors inutile de nous gri­mer dans le sté­réo­type des « scien­tistes » avec appa­reil de mesure. Nous sou­hai­tons juste que soient pro­po­sé aux patients des méthodes qui dépassent le plai­sir expé­rien­tiel d’aller au ciné­ma, de se pro­me­ner sur la plage, voyez-vous ?

Pour la fin du cour­rier, il s’agit plus de pro­cès d’intention, ou de tech­nique de l’épouvantail aus­si n’est-il pas néces­saire de pour­suivre sur ce point. Nous ne sommes pas enne­mis du plai­sir, bien au contraire : nous avons goû­té écrire cet article, et mal­gré la forme de votre cour­rier, y répondre reste un plai­sir.

Bien cor­dia­le­ment

RM & NP

Extrait de « Tout ce que… », pp. 110–112


1980 Hap­to­no­mie – Frans Veld­man (1921 – 2010) (Pays-Bas puis France)

De hap­tein qui signi­fie le tou­cher, le contact, et de nomos, règle, loi, norme : défi­nie comme « science » du tou­cher affec­tif ou «  science » du contact psy­cho­tac­tile, cette tech­nique est par­ti­cu­liè­re­ment répan­due dans le cadre péri­na­tal fran­çais et hol­lan­dais, et lar­ge­ment pré­sen­tée dans les hôpi­taux publics en pré­pa­ra­tion à l’accouchement. À l’origine de cette tech­nique, Frans Veld­man, « thé­ra­peute » néer­lan­dais, posa sa « théo­rie » de contact psy­cho­tac­tile par ana­lo­gie avec les trains de la mort. Selon beau­coup d’auteurs, dont la célèbre Cathe­rine Dol­to, « Frans Veld­man a vécu dans un wagon où des humains étaient entas­sés comme des ani­maux des échanges d’une telle pro­fon­deur et inten­si­té qu’après s’en être échap­pé il a déci­dé de consa­crer sa vie à déve­lop­per et com­prendre ce que les humains pou­vaient gagner à la com­pré­hen­sion de ces échanges non ver­baux (…) » (Dol­to, 2005).

L’analogie avec l’expérience des trains de la mort durant la seconde guerre mon­diale ayant été uti­li­sée plu­sieurs fois comme expé­rience déci­sive pour d’autres auteurs, par­mi les­quels le sus­pec­té pla­giaire Bru­no Bettelheim(1), nous nous sommes méfiés d’une his­toire tant de blanc cou­sue. Beau­coup prêtent à Veld­man une dépor­ta­tion (ain­si qu’une éva­sion) : à la suite d’expériences vécues lors de sa dépor­ta­tion (de Tychey, 2004, p. 37).  Exac­te­ment les mêmes mots chez Caro­line Elia­cheff et Myriam Sze­jer (2003).
« Frans Veld­man a eu l’intuition de ce que serait l’haptonomie lors d’un moment tra­gique de sa vie. Il racon­tait com­ment il avait pu s’évader d’un wagon de dépor­tés grâce à un échange de regards avec un sol­dat polo­nais, sans qu’un mot ne soit pro­non­cé entre eux. Dans ces wagons, il disait avoir vu des gens sor­tir d’eux-mêmes la plus grande huma­ni­té et la plus grande beau­té. Une fois sau­vé – il était jeune méde­cin –, il éprou­va le besoin d’étudier l’importance de l’affectif, de cette com­mu­ni­ca­tion qui est en deçà et au-delà de la parole, et sur­tout les moyens d’éviter aux humains d’être accu­lés au tra­gique pour trou­ver en eux cette fra­ter­ni­té. » (Dol­to, 2003).
Selon Max Plo­quin (NdA ; méde­cin gyné­co­logue de Châ­teau­roux, hap­to­thé­ra­peute et psy­cha­na­lyste laca­nien), « Frans Veld­man est un méde­cin hol­lan­dais, qui, dépor­té en 1943, se trou­vait dans un wagon plom­bé avec 86 per­sonnes. Beau­coup de pro­mis­cui­té, impos­sible de s’étendre pour dor­mir, un petit coin dans le wagon pour les besoins humains, deux ou trois morts pen­dant le voyage. Frans Veld­man a deman­dé aux gens de s’accepter, d’accepter le corps de l’autre qui vous touche de trop près, de com­prendre com­ment on peut vivre ensemble ». (Plo­quin, 2010).
Nulle trace de cette his­toire ailleurs que chez Cathe­rine Dol­to et Max Plo­quin (mal­heu­reu­se­ment décé­dé en 2012).
Cathe­rine Dol­to a été contac­tée, mais sans réponse.
Aucun élé­ment bio­gra­phique ne nous a per­mis de véri­fier
– s’il a été méde­cin (il semble que non)
– s’il a été dépor­té (cela semble très peu pro­bable).

Le centre de for­ma­tion CIDRH de Veld­man (qui a dépo­sé la marque hap­to­no­mie authen­tique) lui-même est plus nuan­cé :
« Après avoir été confron­té à des expé­riences déshu­ma­ni­santes en rap­port avec la dépor­ta­tion (…)  » par « la réflexion de Frans Veld­man face aux trains de la mort qui empor­taient les dépor­tés pen­dant la guerre  (…)».  À en suivre le centre de for­ma­tion de Frans Veld­man lui-même, c’est pro­ba­ble­ment plus sur l’intuition qui lui vint en pen­sant aux dépor­tés, que sur une expé­rience de pro­mis­cui­té qu’il n’a en tout état de cause pas eu, qu’est née la méthode. Que l’histoire soit fausse n’est pas impor­tant, sauf lorsque toute la théo­rie repose sur l’analogie de départ. L’absence d’autres faits empi­riques étayant l’analogie nous laisse pen­ser qu’il avait déci­dé en amont de sa théo­rie, l’orientation qu’il sou­hai­tait lui don­ner et ne fit que cher­cher les cas la cor­ro­bo­rant. Frans Veld­man publia en 2004 Hap­to­no­mie. Amour et rai­son, et hap­to­no­mie, Science de l’affectivité en 2007. Cathe­rine Dol­to, fille de la psy­cha­na­lyste Fran­çoise Dol­to et du kiné­si­thé­ra­peute Boris Dol­to, est la prin­ci­pale pro­mo­trice de la méthode.

Scien­ti­fi­ci­té de la décou­verte : il n’existe pas de publi­ca­tion scien­ti­fique par Veld­man sur le sujet.

Prin­cipe théo­rique non étayé  : un contact dit « affec­ti­vo-psy­cho-tac­tile » aurait des effets béné­fiques sur la san­té

(1) Outre ses méthodes bru­tales, Bet­tel­heim a pla­gié cer­tains tra­vaux. Ain­si, Psy­cha­na­lyse des contes de fées (1976) a été dénon­cé par l’anthropologiste Alan Dundes (1991) comme étant un pla­giat de A Psy­chia­tric Stu­dy of Myths and Fai­ry Tales : their ori­gin, mea­ning, and use­ful­ness (1974) de Julius Heu­scher. Pour en savoir plus, Pol­lak (2003).

4 réponses

  1. Grandmougin dit :

    Je vous remer­cie pour votre ana­lyse si réelle et sa triste conclu­sion
    Actuel­le­ment il faut mieux être un com­mer­cial qu´un thé­ra­peute qui se remet en ques­tion à chaque ins­tant

  2. JB dit :

    « La kiné­si­thé­ra­pie est l’art d’a­mu­ser le patient pen­dant que la nature fait le reste. » Auteur incon­nu.

  3. JB dit :

    Ha si, en creu­sant un peu c’est une adap­ta­tion d’une cita­tion d’un auteur un poil connu…
    « L’art de la méde­cine consiste à dis­traire le malade pen­dant que la nature le gué­rit.  » Vol­taire.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *