L’article qui suit est si corrosif qu’il aurait, à ce qu’il paraît, clivé même l’équipe du Monde DIplomatique qui l’a publié (en décembre 2014).
Le titre initial était « La kinésithérapie : entre la poire et le faux mage » mais le journal, un peu coincé, lui a préféré « La kinésithérapie piégée par les mages », mouaip… La primesauterie n’est pas la première qualité du diplo. Qu’importe ! Voici l’article. Les lignes introductives sont rédigées par le journal, pas par nous. En bas, une réaction parue dans le Monde diplomatique de mars 2016, accompagnée de notre réponse, avec d’un extrait de notre bouquin portant sur l’haptonomie.
La kinésithérapie piégée par les mages
En septembre dernier, la Cour des comptes dénonçait la progression des dépenses en kinésithérapie. Ostéopathie, chiropractie, haptonomie : l’engouement pour les thérapies manuelles conduit à s’interroger plus largement sur l’information des patients et sur l’efficacité de certaines pratiques. Ne faudrait-il pas replacer la démarche scientifique au cœur de ce type de soins ?
La demande de soins du corps ne cesse de croître et entraîne un engouement pour les traitements manuels. Mais l’émiettement de l’offre laisse perplexe : kinésithérapie, ostéopathie, chiropractie, biokinergie, kinésiologie appliquée ou microkinésithérapie ; même les professionnels en perdent leur latin ! Pour la personne en attente de soins, faire un choix revient à jouer à la loterie.
Les raisons de ce flou sont multiples. Sur le plan pratique, la technique la plus saugrenue peut donner l’illusion d’être efficace : l’écoute, le toucher et l’empathie contribuent à produire certains bénéfices de l’effet placebo [1]. Sans bienfaits spécifiques démontrés scientifiquement, beaucoup de gestes semblent « marcher » et satisfont les patients… à court terme. Dans ce domaine comme pour les autres pratiques médicales, seules les preuves acquises par l’expérience clinique permettent de déterminer les thérapies efficaces. Or, très peu de thérapeutes manuels s’y réfèrent : bon nombre préfèrent suivre leur ressenti, bien moins chronophage et qui semble leur conférer une sorte de don.
Quand bien même certains praticiens souhaiteraient tester leurs hypothèses, il n’existe pas, en France, de cursus de troisième cycle propre à la kinésithérapie et encore moins de conseil national des universités chargé de cette discipline. Une majorité de médecins la considèrent avec condescendance, lui laissant peu d’autonomie dans les services de soins et si peu de place dans leurs laboratoires que cela empêche la production d’études.
Les groupes de pression des ostéopathes et des chiropraticiens sont à l’œuvre pour faire évoluer la réglementation en leur faveur [2], tandis que les structures de représentation des kinésithérapeutes peinent à renforcer les fondements de leur discipline. Avant 2014, le Conseil national de l’ordre des kinésithérapeutes était lui-même frileux à l’idée d’énoncer des avis sur les soins non conventionnels et de poser des démarcations franches avec la médecine non scientifique. Cette convergence de facteurs crée un invraisemblable flou épistémologique, plus rien n’étant testé méthodiquement. Personne ne paraît savoir ce qui fonctionne ou pas, ni ce qu’il faudrait valider scientifiquement ou faire rembourser par la Sécurité sociale.
La confusion actuelle trouve son origine dans une histoire chaotique : la masso-kinésithérapie, dénomination franco-belge pour ce que l’on appelle ailleurs « physiothérapie », est un assemblage de compétences issues de professions plus ou moins concurrentes. Au début du XXe siècle, techniques médicales et gymnastiques cohabitent avec des méthodes de rebouteux. Avec la Grande Guerre et ses cohortes d’estropiés, la demande en rééducation explose pour alimenter le front en hommes. Les médecins, submergés, s’adjoignent des auxiliaires médicaux, infirmières en tête, formés à la hâte pour remettre debout rapidement ceux qui peuvent l’être.
Science ou mysticisme ?
C’est en 1946 qu’intervient la reconnaissance des compétences communes fondées sur le massage et la gymnastique médicale, par la création d’un diplôme d’État de masseur-kinésithérapeute. Il faut attendre 1989 pour voir la profession encadrée par un décret, encore en vigueur pour les étudiants déjà engagés dans une formation et qui ne fait aucune mention de la recherche ou des pathologies ayant émergé depuis. Adopté en 2000, un deuxième décret, relatif cette fois aux actes professionnels et à l’exercice de la profession de kinésithérapeute, change considérablement la donne : les praticiens passent alors du statut d’exécutants à celui de décideurs, responsables de la planification thérapeutique non seulement vis-à-vis du patient, mais aussi des médecins prescripteurs et de la caisse primaire d’assurance-maladie.
Cette responsabilité accrue aurait nécessité la structuration d’une discipline dotée de frontières claires. Hélas ! la profession se voit aujourd’hui débordée, d’un côté, par les instituts de soins et de bien-être et, de l’autre, par des thérapeutes autoproclamés usant de techniques souvent sans aucun fondement, truffées de concepts révélés divinement à des maîtres qui furent fréquemment des pasteurs, évangélistes ou adventistes.
Trier ce qui relève de la démonstration scientifique de ce qui procède de ressentis ou d’illuminations mystiques demande des compétences plutôt austères, peu appréciées des professionnels. Il faut savoir lire les essais cliniques, quand ils existent, et comprendre les méta-analyses de la littérature scientifique. Or le décret de 1989 n’impose aucune formation à la méthodologie dans les cursus. La réforme engagée depuis dix ans et formalisée le 2 septembre 2015 par la publication d’un décret et d’un arrêté relatifs au diplôme d’État de masseur-kinésithérapeute devrait améliorer la situation pour les étudiants entrés dans les instituts à compter de la rentrée 2015–2016. Après une première année universitaire, ils suivront quatre ans de formation en institut, soit une année de plus qu’aujourd’hui. Toutefois, aucun grade universitaire ne leur sera délivré.
Pour choisir un kinésithérapeute, le patient n’a que le bouche-à-oreille, la réputation, la proximité, la possibilité d’une prise en charge financière, quand ce n’est pas simplement le hasard d’une rencontre ou d’une recherche sur Internet. Devrait-il regarder les conditions d’exercice et les compétences respectives des professions ? Pas si simple ! Certes, la kinésithérapie demeure, dans le domaine des soins manuels, la seule profession de santé au sens réglementaire [3], avec un exercice conventionné et soumis à prescription médicale. Les ostéopathes et les chiropraticiens ne sont ni conventionnés ni remboursés… mais de mieux en mieux reconnus administrativement. Ils sont même enregistrés au répertoire national des certifications professionnelles avec un niveau supérieur à celui des kinés, et ce en dépit de corpus théoriques originels quasi religieux et qui s’appuient sur une maigre documentation. L’ostéopathie est ainsi née d’une « vision épiphanique » reçue le 22 juin 1874, à 10 heures précises, par Andrew Taylor Still, son fondateur… Les techniques d’ostéopathie dont l’efficacité est démontrée ne sont pas propres à cette discipline. Et toutes les méta-analyses de littérature concluent à l’existence de biais méthodologiques dans les essais cliniques des deux champs qui lui sont spécifiques (ostéopathies viscérale et cranio-sacrée). C’est à n’y rien comprendre : alors qu’il faut voir au préalable un médecin pour obtenir des séances de kinésithérapie, un patient peut consulter directement n’importe quel professionnel de la « manipulation ». D’ailleurs, certains médecins dispensent eux-mêmes des thérapies manuelles, ce qui peut rassurer, mais ne confère pas plus d’assise scientifique aux techniques employées.
Ajoutant à la confusion, les soins de kinésiologie, d’étiopathie, de microkinésithérapie ou de biokinergie — autant de pratiques sans fondements scientifiques — sont souvent dispensés par l’un des 83 000 masseurs-kinésithérapeutes répertoriés en France [4]. Un tiers des 20 000 ostéopathes recensés sont aussi kinés, certains n’hésitant pas à jouer sur cette polyqualification pour que leurs patients puissent se faire rembourser des techniques propres à leur école. Et que dire quand l’hôpital public propose l’haptonomie (« art du toucher affectif ») dans les maternités, le barrage de feu pour les brûlés ou la réflexologie pour les cancéreux — méthodes qui n’ont jamais montré d’efficacité au-delà de l’effet placebo ?
Pourtant, les patients semblent enchantés. Et pour cause : explications simples, unicausales ; thérapie qui peut tout avec un soupçon de magie, d’enchantement et une pincée d’orientalisme ; thérapeute qui fait appel à ses émotions ; prise en charge plus longue, personnalisée ; corpus souvent mystique, qui donne un « sens » au pourquoi des souffrances. Alors que le médecin paraît souvent pressé, le pseudothérapeute rassure par sa présence : mi-gourou, mi-chaman. Les bénéfices contextuels de l’effet placebo opèrent.
L’engouement pour les thérapies manuelles n’est pas sans poser des questions politiques. L’essentiel des thérapies « alternatives » impute les souffrances à l’individu lui-même. Chacun devient sinon la propre source de ses malheurs, du moins le porteur de la solution pour les évincer : en évitant les ondes, en harmonisant ses énergies ou en ouvrant ses chakras. Exit l’analyse socio-économique du mal-être. La déprime peut être due à un petit chef autoritaire, à un harcèlement ou à un boulot éreintant, qu’importe : injonction est faite de chercher en nous la cause de notre tourment. Cette individualisation des problèmes pulvérise toute contestation sociale.
Sur le plan économique, si la kinésithérapie a son contingent de libéraux qui savent faire du chiffre en « occupant » une demi-douzaine de patients simultanément par des « ateliers » de soins, elle reste ancrée fondamentalement dans le modèle de sécurité sociale hérité du Conseil national de la résistance. En revanche, l’ostéopathie repose, comme d’autres techniques, sur un modèle collant à la doctrine libérale et à un système de soins rendu de plus en plus concurrentiel par la lente déréglementation des professions de santé. Ce nouveau cadre contraint moins les thérapeutes à soigner le patient qu’à satisfaire une clientèle que les professionnels se revendent. Un marketing truffé de concepts usurpés soutient l’ensemble. Ainsi en est-il, par exemple, de la « vertèbre déplacée », d’autant plus facile à « remettre en place » que l’on dispose du « cracking », l’art de faire craquer les articulations, dont la seule vertu thérapeutique est de donner au patient l’illusion que quelque chose s’est produit [5]. On voit prospérer des thérapies à la sauce quantique, avec une incompréhension complète de la physique ; des recherches de chocs affectifs « engrammés » dans une mémoire des tissus ; des chirurgies psychiques, avec des ustensiles invisibles appartenant à une autre réalité. Nombre d’autres concepts du même genre se propagent dans un va-et-vient curieux à l’égard de la science : quand celle-ci semble cautionner une thérapie, ses promoteurs s’en revendiquent ; lorsqu’elle paraît la récuser, la démarche scientifique devient le mal absolu.
Prendre la satisfaction du patient comme seule référence de la qualité d’un soin revient à considérer ce soin comme un produit de consommation parmi d’autres. Or ce que le patient vient acheter n’est pas qu’une denrée, la solution à son problème, mais une confiance. La relation patient-professionnel ne pourrait à la rigueur devenir commerciale que dans la mesure où le patient en saurait autant que le thérapeute. Dans la réalité, le malade est inquiet, les proches aussi, et le thérapeute, même attentif, n’a pas, lui, à faire confiance à son patient. Dans un tel déséquilibre, l’espoir peut se monnayer. Et il n’est pas moralement justifiable de proposer une libre concurrence dans un marché de la confiance, sauf à placer le médecin de clinique privée, le visiteur médical, le kiné libéral, l’ostéo, le chiro, le rebouteux, l’assureur et le pasteur évangélique charismatique sur un même pied.
Le ressenti personnel ne suffit pas
On pourrait juger anodin le flou des frontières entre thérapies et pseudo-thérapies, y voir le vestige d’une querelle de chapelles. Mais n’est-il pas dérangeant de voir les contributions de tous à l’assurance-maladie payer des actes de soin dits non conventionnels pratiqués par des professionnels conventionnés ? Faire le tri des sollicitations est donc une nécessité. Or cela impose rigueur et méthode. Il ne suffit pas qu’un patient aille mieux pour valider l’efficacité d’une technique : il faut qu’il aille mieux que s’il n’avait pas reçu le traitement, et même mieux que s’il avait reçu un placebo. Enfin, il faut que son cas ne soit pas traité seul, mais dans des groupes représentatifs. Le ressenti personnel, hélas, n’est pas bon juge, car fortement suggestible.
Pour apprendre rigueur et méthode, rien de mieux que la formation par la recherche. Et c’est là qu’un nouveau problème d’ordre politique survient, avec la dépendance croissante de la recherche vis-à-vis des financements privés dans un contexte de mise en concurrence des chercheurs et de leurs laboratoires. Or, si l’on excepte quelques gadgets à la mode, comme les plates-formes vibrantes ou les bandes adhésives colorées K‑Tape, les thérapies manuelles n’intéressent pas les industries. Faute d’investisseurs ou de moyens universitaires comme il en existe en Nouvelle-Zélande et en Australie, la recherche reste faible en France.
Confier sa santé, son dos, ses articulations à quelqu’un mérite une grande prudence. Seule la compétence scientifique du praticien, couplée à une prise en charge personnalisée, peut amener les patients vers le mieux-être et, surtout, vers des choix thérapeutiques effectués en connaissance de cause. Sans réflexion approfondie sur son rôle et ses responsabilités, le kinésithérapeute d’aujourd’hui peut ressembler au soignant de 1914, courroie de transmission de l’oppression des masses laborieuses par un travail usant. Sans formation spécifique à la culture expérimentale, il aura plus de mal à éviter les modes et à ignorer les fluctuations du marché. Sans bases méthodologiques et sans système universitaire pour les transmettre, il n’aura aucun moyen de savoir si une thérapie séduit par son efficacité propre ou par l’imaginaire qu’elle véhicule. Le retour à la science et aux pratiques fondées sur les preuves ne relève pas du scientisme, mais constitue la seule planche de salut.
Richard Monvoisin & Nicolas Pinsault
Je vous remercie pour votre analyse si réelle et sa triste conclusion
Actuellement il faut mieux être un commercial qu´un thérapeute qui se remet en question à chaque instant
« La kinésithérapie est l’art d’amuser le patient pendant que la nature fait le reste. » Auteur inconnu.
Ha si, en creusant un peu c’est une adaptation d’une citation d’un auteur un poil connu…
« L’art de la médecine consiste à distraire le malade pendant que la nature le guérit. » Voltaire.
Très bon ! Voltaire, vraiment, il envoyait du gros !