Ceci est un petit cha­pitre que j’a­vais écrit pour le livre « « , Tome 2, diri­gé par Marc Sil­ber­stein et édi­té par les extra­or­di­naires édi­tions Maté­rio­lo­giques en 2018 ().
Comme aurait dit Bras­sens, « c′est une des pires per­ver­sions qui soient que de gar­der un cha­pitre de livre par-devers soi. » Alors voi­là. J’es­père que ça vous réen­chan­te­ra un peu le monde.

La science ou le réenchantement du monde

Il existe des endroits, comme en Gui­née-Cona­kry, où il arrive encore que le pas­sant cra­chote sur son épaule après le pas­sage d’un fon­fi, d’un albi­nos, pour conju­rer le mau­vais sort. Quel­qu’un qui de nos jours en Europe de l’Ouest se reven­dique de la science et d’un regard natu­ra­liste sur le monde est un genre de fon­fi, plus ou moins craint, plus ou moins évi­té. Il ne trou­ve­ra certes pas une chouette clouée à sa porte, et encour­ra encore moins les risques d’at­taques à la machette comme au Ban­gla­desh ces der­nières années1, mais il vivra une sorte de défiance, défiance qui fait qu’au­jourd’­hui encore, un athée (donc ne pos­tu­lant aucune enti­té sur­na­tu­relle dans sa pré­hen­sion du monde) est moins sus­cep­tible d’être élu pré­sident aux États-Unis qu’un homo­sexuel, un Mor­mon ou un fumeur de joint2. Il enten­dra plus d’une fois sur son pas­sage cette accu­sa­tion en forme de doigts croi­sés et à l’o­deur de gousse d’ail : « Vade retro, toi et ta science, vous désen­chan­tez le monde ! ». À les en croire, la science tue­rait le rêve dans l’œuf. Ren­drait le monde plat et terne. Ferait retom­ber l’hon­nête per­sonne dans l’im­mo­ra­li­té, et la pous­sière d’é­toile que nous fûmes dans une pois­seuse soupe de Mil­ler.

J’ai beau y réflé­chir, ce blâme réclame un pré­re­quis coû­teux : qu’a­vant que les sciences existent, le monde eut été enchan­té. Sur ce point, à moins d’être large dans la défi­ni­tion du rêve, il est per­mis de dou­ter : si l’on accepte comme nais­sance arbi­traire de la science (et donc « la fin de l’en­chan­te­ment ») le tra­vail d’Ar­chi­mède par exemple, cela veut dire que l”« enchan­te­ment » com­prend la mor­ta­li­té infan­tile, les guerres entre Égyp­tiens et Hit­tites, la viande de cha­rogne comme plat de résis­tance et l’es­pé­rance de vie à la nais­sance de moins de 35 ans. J’ai connu rêve plus jouis­sif.

Pon­cif incon­tour­nable de tout bon repas de famille, pour­tant, la science, in scien­tia vene­num, aurait quatre défauts majeurs : elle tue­rait le rêve donc, mais ren­drait aus­si mal­veillant ou sans cœur, n’of­fri­rait aucun sens méta­phy­sique ni aucune morale et enfin balaye­rait toute uto­pie non dic­ta­to­riale ou orwel­lienne.

Sans faire un débat d’ex­pert sur quelle défi­ni­tion don­ner à la science, et si je me contente d’ap­pe­ler science une connais­sance objec­ti­vable et par­ta­geable sur le monde quels que soient les pré­sup­po­sés de cha­cun, alors je pense qu’il est assez simple de démon­trer que la science dans son idéal non seule­ment enchante le monde, mais en outre a jus­te­ment pour défi­ni­tion de rendre bien­veillant, moral et uto­piste. L’in­verse de ce qu’on lui prête.

Pour l’en­chan­te­ment, ce n’est pas bien com­pli­qué : que la beau­té du ciel noc­turne soit contin­gent est bien plus enchan­teur que s’il a été créé par un vieux bar­bu omni­scient. Ce que Daw­kins appelle le plus grand spec­tacle du monde3, la sara­bande des varié­tés des formes du vivant, fruits d’in­no­va­tions mul­tiples et de la soupe des influences des dif­fé­rents milieux, est des mil­liers de fois plus mys­té­rieuse qu’une créa­tion de la Nature avec ses arbres et des fruits le troi­sième jour, des ani­maux le cin­quième, comme nar­ré dans le pre­mier livre du Penta­teuque. Que les connexions neu­ro­nales humaines soient en mesure de régir une gamme de pro­duc­tions, allant des chan­sons caus­tiques de Tim Min­chin aux humi­lia­tions dans la pri­son ira­kienne d’A­bou Ghraib est bien plus stu­pé­fiant qu’un fruit du péché cro­qué dans un jar­din, ou qu’un Shei­tan per­vers ou un Bel­ze­buth sim­pliste agis­sant en nous.

La bien­veillance, elle, réside dans le pro­gramme même d’une connais­sance par­ta­geable. La science est la seule démarche qui vise à faire des énon­cés com­pos­sibles, c’est-à-dire que vous pou­vez offrir à votre belle-mère ou votre loin­tain cou­sin d’A­mé­rique sans jamais enta­mer votre propre stock. C’est un cadeau per­ma­nent. Alors que les expé­riences sub­jec­tives, sous psy­cho­tropes ou dans une extase mys­tique, sont intrans­mis­sibles, per­son­nelles, indi­vi­duelles, « pri­vées », la connais­sance scien­ti­fique est théo­ri­que­ment un bien com­mun – je pré­cise théo­ri­que­ment car je sais bien que nous sommes encore au XXIe siècle dans une période encore obs­cure de l’hu­ma­ni­té où d’au­cuns cherchent encore à pri­va­ti­ser cette connais­sance, pour géné­rer du capi­tal sym­bo­lique et du pro­fit. Mais je fais le pari que dans quelques siècles, les com­por­te­ments de secret indus­triel, de bre­ve­tage et de pro­prié­té intel­lec­tuelle seront aus­si risibles que les méthodes alchi­miques, les pro­cès de sor­cières et les juge­ments à l’or­da­lie. La science relève de la chose publique4, c’est une com­pré­hen­sion col­lec­tive et mise en par­tage. C’est la recette du cla­fou­tis, c’est le net­toyage du scal­pel avant l’in­ci­sion d’un pana­ris. C’est Wiki­pé­dia. C’est une démarche ency­clo­pé­dique qui se rit des croyances per­son­nelles de cha­cun.

Je suis sur­pris que l’on doive encore argu­men­ter sur le fait que la science rende « moral ». Le constat est pour­tant facile à faire. Gros­so modo, on est sou­vent soit déon­to­lo­giste, avec des règles imma­nentes du type « tu ne tue­ras point » révé­lées par un Dieu, et dans ce cas la morale est tri­bu­taire de la pré­somp­tion d’exis­tence de ce dieu-là, et c’en est fini d’un rêve de vie col­lec­tive paci­fiée ; soit5 on est consé­quen­tia­liste, et on vise la dimi­nu­tion de la souf­france. Dans ce cas, plus on en sait sur l’im­pro­ba­bi­li­té puta­tive de notre pla­nète, plus on com­prend la néces­si­té d’en pro­té­ger et d’en par­ta­ger les res­sources. Plus on en sait sur la souf­france ani­male, plus on voit cette ligne conti­nue, qui va de l’a­mibe éva­nouïe à l’hu­main dépe­cé vivant, et plus il devient dif­fi­cile de pla­cer un cur­seur à par­tir duquel un petit plai­sir per­son­nel, comme un steak ou un numé­ro de cirque, jus­ti­fie une souf­france subie. Plus on étu­die l’his­toire et les sciences poli­tiques, et plus on cerne le fait que les guerres -– dont le prin­cipe de base, il faut le rap­pe­ler, est d’al­ler enfon­cer du métal dans quel­qu’un qui ne nous a rien fait -– , sont filles de répar­ti­tions inéga­li­taires de richesses ou de terre ; que ce sont imman­qua­ble­ment des indi­vi­dus puis­sants qui orchestrent sans y trem­per les mains des guerres menées par des « petites » gens qui, si elles avaient eu accès aux faits bruts et aux grilles élé­men­taires de com­pré­hen­sion poli­tique des rouages qui les broient, et avaient eu un lan­gage com­mun et des bases de psy­cho­lo­gie, auraient eu vite fait de sor­tir des tran­chées pour aller pendre les géné­raux avec les tripes des séna­teurs ; que les biens publics haussent les indices de déve­lop­pe­ment et de bien-être humain ; qu’une connais­sance accrue de la socio­lo­gie des genres nous per­met de déce­ler qu’il y a une part impor­tante de la sexua­tion des rôles sociaux qui vient d’une édu­ca­tion à deux vitesses, et non d’une fata­li­té géno­mique ou d’une « essence » fémi­nine ou mas­cu­line inalié­nable, comme au temps d’une essence de chaque espèce dans le fixisme de Lin­né ou de Cuvier. Et tant d’autres choses.

Il me semble que plus on a incor­po­ré de science, de connais­sance, plus on est en mesure de déce­ler ceux qui nous « mentent sur la mar­chan­dise », et déforment notre accès au savoir à leurs propres fins. Plus on démul­ti­plie les grilles de lec­ture du monde qui nous entoure. Et le nombre de degrés de liber­té que l’on en tire croît d’au­tant. On peut grâce à la science déce­ler – et déso­béir – à l’au­to­ri­té : récu­ser la supé­rio­ri­té de la race aryenne, ou la notion de « peuple élu » ; refu­ser la légende de nos ancêtres les Gau­lois, peuple « ori­gi­nel » bri­co­lé pour ser­vir de cau­tion his­to­rique à une nation revan­charde quant à l’Al­sace– Moselle que l’Al­le­magne venait de s’oc­troyer6  ; cer­ner les « pla­fonds de verre »7 des femmes et les contour­ner, etc. Qui dit plus de science, dit plus de lec­ture cri­tique, plus d’in­sou­mis­sion, et moins de fata­lisme. C’est rele­ver les carac­té­ris­tiques du train dans lequel nous sommes assis sans le savoir et, filant la méta­phore de Howard Zinn8, pour éven­tuel­le­ment faire le choix d’en des­cendre. Que deman­der de plus sur le plan moral ?

Les plus inquiets rejoignent alors les N. Sar­ko­zy, Benoît XVI et tant d’autres, convain­cus que sans reli­gio­si­té c’en est fini de toute morale. Ils font un rai­son­ne­ment inver­sé : c’est jus­te­ment sans acte de foi trans­cen­dant et avec le moins de sub­jec­ti­vi­té pos­sible qu’on peut rêver d’une morale col­lec­tive.

Ce qui nous amène au der­nier point : pour savoir où va aller une flèche, il faut savoir d’où et com­ment elle part. Pour pro­je­ter un monde uto­pique, idéal, il est néces­saire de connaître le pas­sé et le pré­sent de ce monde-ci, en faire la science his­to­rique. Il faut éga­le­ment connaître les méca­nismes céré­braux pétris de défaut des humains, dans leur manière d’ap­pré­hen­der de manière par­tiale et par­tielle le réel. La science, c’est en quelque sorte le droit d’in­ven­taire de ce fou­tu monde mal fichu peu­plé d’êtres sen­tients9, dont même les plus céré­bra­le­ment déve­lop­pés cumulent un tel nombre de tares de rai­son­ne­ment qu’un créa­teur aurait du mal à reven­di­quer de les avoir fait.

Dans ses carac­té­ris­tiques intrin­sèques de doute métho­dique, de relec­ture par les pairs, et d’u­ni­ver­sa­lisme des énon­cés, la science enchante. Bien­veille. Mora­lise. Rend uto­piste. Elle est… elle devrait être le meilleur moyen de véri­fier qu’on a rai­son de pen­ser ce qu’on pense, et, par consé­quent, rai­son de le pro­po­ser à pen­ser aux autres. Devrait. Si nous ne l’a­vions en grande par­tie aban­don­née aux inté­rêts tech­nos­cien­ti­fiques, aux gabe­gies pri­vées, aux logiques plus ou moins capi­ta­listes ; si nous ne confon­dions pas infor­ma­tion médi­cale et publi­ci­té phar­ma­ceu­tique, sciences poli­tiques et pro­pa­gandes ou pro­messes de can­di­dats, assu­rance de san­té et mutuelle, charges et coti­sa­tions. Et si cet idéal de science arrê­tait de rece­voir des coups de bou­toir per­ma­nent. Car à bien y regar­der, les frondes anti-science ont été lour­de­ment armées par les clercs et les poli­tiques, par des mys­tiques sou­hai­tant impo­ser sans preuve leur vue de l’es­prit, et par les pen­seurs médiocres ne sou­hai­tant pas qu’on puisse mon­trer que comme le roi du conte d’An­der­sen, ils étaient nus10. Par des Robert Bel­lar­min, des William Jen­nings Bryan, des Rudolf Stei­ner11. Je pro­pose d’é­chan­ger ces « rêves » manu­fac­tu­rés qui sentent la boîte de conserve par un immense hori­zon : celui du champ des pos­sibles, que la connais­sance scien­ti­fique per­met d’é­lar­gir sans fin. Notez bien que je ne pré­tends pas comme les posi­ti­vistes que le pro­grès tech­no­lo­gique augure direc­te­ment du pro­grès humain. Je dis seule­ment que le pro­grès des connais­sances scien­ti­fiques amène une meilleure connais­sance du monde, et de soi dans ce monde. Ver­sion moderne du Gno­thi seau­ton, connais-toi toi-même, du fron­ton du Temple de Delphes. Alors, à nos géné­ra­tions futures, for­cé­ment moins contraintes et limi­tées que nous, comme nous le sommes moins que nos aïeux, revien­dra la tâche de construire l’a­ve­nir.

1 Le paral­lèle est plus proche qu’il n’y paraît. Il y a de tra­giques per­sé­cu­tions d’al­bi­nos chaque année. Mais il y a éga­le­ment de ter­ribles per­sé­cu­tions de scien­ti­fiques maté­ria­listes, de pen­seurs pro­gres­sistes ou laïcs : pour ne citer que l’Inde et le Ban­gla­desh, ont été assas­si­nés en un an et demi Naren­dra Dabol­khar, Avi­jit Roy, Ahme­dur Rashid Tutul, Rana­di­pam Basu, Tareq Rahim, et Nazi­mud­din Samad.

2 Résul­tats du son­dage du Pew Research Cen­ter, jan­vier 2016, http://www.pewforum.org/2016/01/27/faith-and-the-2016-campaign/.

3 Daw­kins R., The Grea­test Show on Earth, Trans­world, 2009 ; le plus grand spec­tacle du monde, Fayard, 2010.

4 Oui, même dans le cas de la dif­fu­sion de méthodes de fabri­ca­tion de bombes. Vou­loir renon­cer à la dif­fu­sion de ces connais­sances par peur d’un acca­pa­re­ment nazi, comme le défen­dait Leo Szi­lard, c’est prendre le pro­blème à l’en­vers : il est bien plus urgent de nous doter pri­mo de manières col­lec­tives de déci­der des champs de recherche, en mode par­ti­ci­pa­liste, ce qui relé­gue­rait la fabri­ca­tion de bombes aux 666 abysses, secun­do d’ins­ti­tu­tions per­met­tant de for­mer des citoyens à ne plus croire aux sirènes des mou­ve­ments conser­va­teurs, théo­cra­tiques ou racia­listes – ce qui empê­che­rait l’avènement du nazisme, faute de foule enthou­siaste en 1933.

5 Ma pré­sen­ta­tion morale est un peu sim­pli­fiée. Il y a d’autres cou­rants de morale, mais bien moins axio­ma­ti­sés. Citons l’a­ré­tisme, ou éthique de la ver­tu par exemple.

6 Voir à ce pro­pos, entre autres, Le mythe natio­nal : l’his­toire de France revi­si­tée, de l’his­to­rienne Suzanne Citron (Édi­tions de l’A­te­lier, 2008).

7 Un pla­fond de verre désigne une situa­tion où un indi­vi­du est confron­té à un réseau de pou­voir tacite, impli­cite, ou occulte, qui l’é­carte d’un niveau hié­rar­chique, de pou­voir ou de rému­né­ra­tion auquel il pour­rait pré­tendre.

8 Howard Zinn, You Can’t Be Neu­tral on a Moving Train : A Per­so­nal His­to­ry of Our Times, tra­duc­tion L’Impossible Neu­tra­li­té. Auto­bio­gra­phie d’un his­to­rien et mili­tant, Agone, coll. « Élé­ments », 2013.

9 Un être « sen­tient » res­sent de la dou­leur, du plai­sir, et des émo­tions variées ; ce qui lui arrive lui importe. Cela lui donne des inté­rêts (à évi­ter la souf­france par exemple) voire des droits, inté­rêts et droits impli­quant l’exis­tence des devoirs moraux de notre part, nous humains (je pré­sume, je me trompe peut être, que seuls des humains liront ces lignes) envers d” autres êtres sen­tients.

10 H. C. Ander­sen, Les habits neufs de l’empereur, 1837.

11 Note néces­saire ? Si oui alors : Bel­lar­min, membre de la Sacrée Congré­ga­tion de l’In­qui­si­tion romaine et uni­ver­selle, acteur du pro­cès de Gior­da­no Bru­no pour athéisme et héré­sie, devant mener celui-ci au bûcher en 1600. William Jen­nings Bryan, homme poli­tiques éta­su­nien et pres­by­té­rien, ayant pro­cu­ré pour les fon­da­men­ta­listes chré­tiens contre l’en­sei­gne­ment de la théo­rie de l’é­vo­lu­tion lors du pro­cès Scopes en 1925. Rudolf Stei­ner, occul­tiste autri­chien, au dis­cours nébu­leux, ayant lan­cé l’An­thro­po­so­phie et ses mul­tiples rami­fi­ca­tions, depuis les écoles Stei­ner-Wal­dorf jus­qu’à l’a­gri­cul­ture bio­dy­na­mique.

1 réponse

  1. Crise en Thème dit :

    Un article qui fait du bien et que je vais me gar­der sous le coude pour mes petits creux thy­miques.

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