Croi­zat en croi­sade.

J’ai déjà écrit quelque part que la Sécu­ri­té sociale est la plus grande inven­tion, devant la roue et l’eau tiède, et à peine der­rière le casse-noix à res­sort ().
Alors il convient au mini­mum de racon­ter sont his­toire cor­rec­te­ment, je sais pas, pour faire école. Par exemple, en n’é­vin­çant pas les contri­bu­tions de droite et d’ex­trême-droite à la pro­tec­tion col­lec­tive, car il y en a eu, je l’ai même écrit dans un bou­quin. Mais en n’ef­fa­çant pas non plus des piliers entiers de l’his­to­rio­gra­phie.

Or, bizar­re­ment, en 2015, quand l’an­tenne Pro­vence Azur de la MSA, mutua­li­té sociale agri­cole que tous les paysan·nes connaissent, célé­bra les 70 ans de la Sécu, elle envoya un cour­riel géné­ral aux salarié·es rap­pe­lant la conquête, et… oublia Ambroise Croi­zat, qui outre le fait d’a­voir été l’un des très rares ministres ayant com­men­cé ouvrier, fut la véri­table che­ville ouvrière du pro­ces­sus1.

Voi­ci le petit rap­pel que j’a­vais nar­ré dans le Pos­tillon en avril 2018 dans La sécu sociale est un wes­tern :
« Tout est par­ti d’un repor­tage de Fran­çois Ruf­fin en 2009, dif­fu­sé par Daniel Mer­met sur France Inter2, qui inter­vie­wait l’historien Michel Etiévent à pro­pos d’Ambroise Croi­zat. Croi­zat, je ne connais­sais que l’avenue de Saint-Martin‑d’Hères, moi. Pas le « père » de la Sécu actuelle mise en place à la Libé­ra­tion, quand les grands patrons col­la­bos se fai­saient tout petits et que le PC était au faîte de sa puis­sance. Bien sûr, et on l’explique dans le livre, il y a une longue his­toire de pro­tec­tion sociale avant cela, mais Croi­zat a mis les bou­chées doubles et, avec l’aide d’un réseau monu­men­tal, a mis en place un sys­tème tout-à-fait fonc­tion­nel en quelques mois. Pas par­fait, certes : le « régime géné­ral » de la Sécu ne cou­vrait que les sala­riés de l’industrie et du com­merce. L’ensemble des risques n’était pas cou­vert par une caisse unique. N’empêche, le bou­lot abat­tu était stu­pé­fiant. À tel point que les obsèques de ce per­son­nage ouvrier deve­nu ministre auraient dépla­cé un mil­lion de per­sonnes der­rière son cer­cueil. Et tout aus­si stu­pé­fiant, plus per­sonne ne se rap­pelle de lui 70 ans plus tard.  »
C'est lui qui se fait emmerder aux prud'hommes. Comme si les prud'hommes n'avaient que ça à faire.

Comme si les prud’­hommes n’a­vaient que ça à faire.

Devant cette omis­sion fla­grante, Gilles Piaz­zo­li, employé de la MSA et par ailleurs mili­tant (CGT mais peu importe), prit son cla­vier et rap­pe­la quelques faits his­to­riques dans un « répondre à tous » aux salarié·es de la MSA Pro­vence Azur.

Et que pen­sez-vous qu’il arri­va ? Le mon­sieur fut convo­qué en vue d’une sanc­tion pour infrac­tion au règle­ment inté­rieur. Le 5 novembre 2015, Gilles se vit noti­fier d’un aver­tis­se­ment avec le motif sui­vant : « A uti­li­sé la mes­sa­ge­rie pro­fes­sion­nelle à des fins poli­tiques et syn­di­cales ».

Piaz­zo­li contes­ta, tint bon, et obtint gain de cause : le 6 février 2018, le Conseil de Prud’hommes de Dra­gui­gnan déci­da à l’unanimité, de lever la sanc­tion. Fin de l’his­toire ? Que nen­ni. Ni une ni deux, la MSA rat­ta­qua et fit appel. Si quel­qu’un peu m’ex­pli­quer pour­quoi, je prends.

Fort heu­reu­se­ment, jeu­di der­nier (le 17 juin 2021), à Aix-en-Pro­vence, la Cour d’ap­pel des prud’­hommes a encore don­né gain de cause au syn­di­ca­liste. Ci-des­sous, le seul entre­fi­let média­tique sur cette his­toire à ma connais­sance (tiré de L’Hu­ma­ni­té de jeu­di).

Au final, six ans d’emmerdes pour le mon­sieur.
Fran­che­ment, je ne sais pas s’il y a vrai­ment une cabale de la MSA pour évin­cer Croi­zat des tablettes, comme j’ai pu le lire.
Mais il n’y a pas de « fin poli­tique et syn­di­cale » dans le fait de rap­pe­ler les choses qui furent, ne nous en déplaise. Moi, par exemple, ça m’a arra­ché la peau du scro­tum (que j’ai pour­tant fort solide) de recon­naître les apports du sinistre Pierre Laval, dau­phin du Maré­chal Pétain, en terme de pro­tec­tion sociale. Mais c’é­tait vrai. Par contre, mal racon­ter une his­toire, ou le faire de manière par­cel­laire, ça c’est sou­vent un pro­gramme.
Au fond, comme le disait un phi­lo­sophe, ou ma grand-mère je ne sais plus, « le monde n’est pas là pour nous faire plai­sir ». Alors regar­dons-le tel qu’il est, et non tel que nous aime­rions qu’il soit. C’est le plus court che­min, et le plus éco­nome, pour le trans­for­mer dura­ble­ment.

Notes

  1. Pour en savoir plus sur le bon­homme :
    • Étievent M., Ambroise Croi­zat ou l’invention sociale, Gap, 1999.
    • Étievent M., La sécu­ri­té sociale : l’histoire d’une des plus belles conquêtes de la digni­té racon­tée à tous, Gap, 2013.
    • Étievent M., Mar­cel Paul – Ambroise Croi­zat : che­mins croi­sés d’innovation sociale, Gap, 2008.
    • Et si vous êtes très pressé·e, le très bon docu­men­taire La sociale, de Gilles Per­ret (même si je regrette que jus­te­ment, la contri­bu­tion des franges de droite soit pas­sée sous silence). On peut le regar­der chez les incroyables « Mutins de Pan­gée ».
    • Une ver­sion remon­tée de 2011 est à écou­ter ici.

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