Vient de sor­tir en kiosque le numé­ro d’octobre/novembre 2021 de ce maga­zine, titrant : « Véri­tés et men­songes au nom de la science ». On m’y a deman­dé deux articles, dont sur les dérives pos­sibles de la zété­tique.

Ça donne ceci : La zété­tique, sur une fine couche de glace si vous vou­lez le com­man­der (ou ici si vous n’a­vez pas le sou).

Comme je sou­haite que le Monde diplo­ma­tique puisse décem­ment vendre son numé­ro, j’at­tends pour la mise en ligne du papier dans sa forme finale. Mais par prin­cipe, je mets tout mon tra­vail réa­li­sé avec le denier public en public. Aus­si, voi­ci ci-des­sous la ver­sion ori­gi­nale de mon texte, au plus proche de ce que je pense, avec mon aga­çante plume trop fleu­rie, et avant les coups de rabot néces­saires pour ren­trer dans les pages.

J’ai béné­fi­cié des cri­tiques et lumières de gens très divers comme Samuel « Mr. Sam » Buis­se­ret, Tho­mas « Acer­men­dax » C. Durand, Syl­vain Lau­rens, l’é­quipe de Zété­tique-Méta­cri­tique (en par­ti­cu­lier Vin Teuil alias @Passeindelicat), Guillaume Lecointre, Nico­las Pin­sault, Béa­trice Kam­me­rer, Phi­lippe Des­sus, David Hos­tache, Véro­nique Delille et Nico­las Vivant. M’en­gueu­ler si j’ou­blie quelqu’un·e. Tout le monde ne cau­tionne pas ce texte – et c’est peut être bien ain­si. Le texte n’est pas fémi­ni­sé, car Le Monde Diplo­ma­tique ne fémi­nise pas (encore). Il y a pro­ba­ble­ment des coquilles, puisque c’est un pré-print, ne pas hési­ter à me le dire.

 

La zététique sur une fine couche de glace


Hicham Ber­ra­da ///// série « Pré­sage », 2007 – en cours
© Adagp, Paris, 2021 – Cour­te­sy the artist and kamel­men­nour, Paris/London – Pho­to­gra­phie : Laurent Lecat

 

Un jour bru­meux, pro­ba­ble­ment dans le paléo­li­thique supé­rieur, un humain a gro­gné son point de vue sur quelque chose. Rien d’exceptionnel en soi. Mais l’un de ses col­lègues, scep­tique, lui a cer­tai­ne­ment dit, avec force bor­bo­rygmes, que s’il vou­lait le convaincre, il fal­lait qu’il four­nisse de bonnes rai­sons de pen­ser ce qu’il pense. Ce fut le début de la zété­tique, de zētē­tikós en grec, « qui cherche, qui aime cher­cher », cet art à mi-che­min entre la prose de Mon­sieur Jour­dain et le dégui­se­ment popu­laire chez les Dupondt : on le pra­tique par­fois sans le savoir, mais on croit par­fois le pra­ti­quer à tort.

La zété­tique est une démarche de doute métho­dique et hété­ro­clite. Métho­dique, car elle puise ses linéa­ments dans les piliers de la science métho­do­lo­gique, qui sont le doute a prio­ri, l’objectivation maxi­male, la recherche ration­nelle de la preuve et la mise en com­mun des résul­tats, tout cela ensa­ché dans un prin­cipe heu­ris­tique dit « d’économie d’hypothèses » ; hété­ro­clite parce qu’elle emprunte, sou­vent avec bon­heur, quelques fois avec mal­adresse, des outils concep­tuels dans toutes les dis­ci­plines de la connais­sance.

Ain­si, de Hypa­thie d’Alexandrie à Qusṭā ibn Lūqā, d’Ambroise Paré à Charles Dar­win, nom­breux sont les cer­veaux qui, en repo­sant sans com­plai­sance le cadre métho­do­lo­gique de nos connais­sances, ont fait de la zété­tique sans le savoir. Ce fai­sant, s’est créée une longue tra­di­tion de scep­ti­cisme scien­ti­fique qui a pro­gres­si­ve­ment ren­voyé la mumia, poudre thé­ra­peu­tique de momie à sa juste place (la pou­belle), a appris à trier entre OVNIs et nuages len­ti­cu­laires, a contes­té la nuit du dimanche 23 octobre 4004 avant J.-C cal­cu­lée par l’archevêque Ussher comme date de créa­tion du monde et a per­mis de dis­tin­guer les cornes de licorne des inci­sives maxil­laires gauches du nar­val – ce qui fait qu’à la fin, ne nous en déplaise, il ne reste que des inci­sives de nar­val.

En appli­quant un agnos­ti­cisme métho­do­lo­gique, sorte de contrat laïque avant l’heure, cette com­mu­nau­té éparse a assu­mé de regar­der le monde de la manière la plus directe, sans fard, sans lunettes rosis­santes ni sto­ry­tel­ling. Cela leur a per­mis d’éventer flux vitaux et fluides mes­me­riens, de dis­si­per éthers et phlo­gis­tiques, de dis­soudre l’inéluctabilité de l’Histoire et le « des­sein intel­li­gent » de l’Évolution en repla­çant l’humain en sur­face du buis­son phy­lo­gé­né­tique des espèces, plu­tôt qu’au som­met d’une trans­for­ma­tion généa­lo­gique qui n’a jamais été linéaire. Il était évident qu’en posant les ques­tions, sans gober les réponses pré­fa­bri­quées, ces scep­tiques s’opposaient aux forces conser­va­trices spi­ri­tua­listes arque-bou­tées sur des concepts invé­ri­fiables, et agré­gèrent des pen­seurs liber­taires et pro­gres­sistes et sur le plan moral sous un cali­cot dont le slo­gan aurait pu être « Ni dieu, ni maître, ni cha­kra ».

Bien sûr, les forces poli­tiques agis­sant sur les com­mu­nau­tés, il est arri­vé que des marges du cou­rant scep­tique / ratio­na­liste s’égarent un peu, au XIXème siècle dans des théo­ri­sa­tions racia­listes et ortho­gé­niques, puis au milieu du siècle sui­vant dans la doxa sta­li­nienne, ce qu’a très bien mon­tré Syl­vain Lau­rens (2019) (1). Mais le bilan en termes de dis­si­pa­tion de bau­druches est posi­tif. Ce front zété­tique aura contri­bué à la dénon­cia­tion de bille­ve­sées dou­lou­reuses, cures fan­tai­sistes et mor­ti­fères contre le can­cer, faux miracles de pré­di­ca­teur hin­dou ou d’évangélique pré­ten­dant com­mu­ni­quer avec l’au-delà, cadres concep­tuels freu­diens type « com­plexe d’œdipe », ou « mères réfri­gé­ra­trices » qui selon cer­tains pseu­do­psy­cho­logues, seraient causes de l’autisme de leur enfant. Il a fal­lu la pres­sion des fémi­nistes et des com­bat­tants de l’égalité en droit pour que la zété­tique rejoigne le cou­rant de déman­tè­le­ment lent, trop lent, des essen­tia­lismes de race et de sexe, bref, au déman­tè­le­ment de nombre de sys­tèmes ima­gi­nés pour, comme l’écrivait D’Holbach, conci­lier des contra­dic­tions à l’aide des mys­tères (2).

Dans la lignée de Noam Chom­sky qui écri­vait il y a 20 ans : « Si nous avions un vrai sys­tème d’é­du­ca­tion, on y don­ne­rait des cours d’au­to­dé­fense intel­lec­tuelle » (2), des ensei­gnants secon­daires et uni­ver­si­taires s’emparèrent de la zété­tique, pour outiller l’es­prit cri­tique des élèves contre les mani­pu­la­tions de l’in­for­ma­tion. Double décor­ti­cage : celui des idées fausses, et par contraste, celui des facettes du cer­veau qui les absorbe. Pro­gramme poli­tique s’il en est, car en affû­tant l’auto-défense intel­lec­tuelle, le pari de l’ascèse zété­tique est de déve­lop­per une heu­ris­tique cri­tique qui, une fois exer­cée sur un phé­no­mène mira­cu­leux reven­di­qué dans un bocage, migre­rait sur les fake­news en géné­ral, fussent-elles bran­dies par des pré­si­dents. Par son exi­gence, elle vise l’élargissement de l’horizon des pos­sibles d’un indi­vi­du, éva­po­rant des­tins et téléo­lo­gies, cre­vant les pla­fonds de verre, déso­béis­sant aux déter­mi­nismes sociaux, révé­lant la nul­li­té de phi­lo­sophes « d’État » et d’éditocrates confits, et révé­lant le tra­vail domes­tique caché non sala­rié et non coti­sé d’une part non négli­geable de la popu­la­tion (en gros, la moi­tié – et pour­tant consi­dé­rée comme « mino­ri­té »).

En cela, la zété­tique est dans son fon­de­ment une menace pour les repré­sen­ta­ti­vi­tés élec­tives, pour le poli­ti­cien ali­gnant concepts oiseux et chiffres nébu­leux, pour les « pom­peux cor­ni­chons » qu’entartait savam­ment l’a­mi Noël Godin et pour toutes les ins­ti­tu­tions plus ou moins man­da­ri­nales confon­dant auto­ri­té et com­pé­tence. La zété­tique dans son pro­gramme sert à tirer sur la fausse barbe de Lorànt Deutsch et des frères Bog­da­noff, à faire s’envoler les hauts de forme des puis­sants et mon­trer que comme dans le conte d’Andersen, cer­tains empe­reurs sont nus.

Tou­te­fois, avec 2015 de l’explosion You­Tube et du nombre de vul­ga­ri­sa­teurs qui s’emparèrent du sujet, le tra­vail de ter­rain et d’éducation popu­laire propre à des struc­tures comme le Col­lec­tif de recherche trans­dis­ci­pli­naire esprit cri­tique & sciences (CORTECS) par exemple ou aux Petits débrouillards, ori­gi­naires du Cana­da, a régres­sé, et le carac­tère sub­ver­sif de la zété­tique s’est cra­que­lé. Le pro­blème de l’amateurisme dans le scep­ti­cisme n’est pas récent, mais il fut pous­sé loin quand des vidéastes furent pris, au nombre de pouces bleus qu’ils géné­raient, pour des experts scien­ti­fiques de la ques­tion. Plein de bonnes inten­tions, et non sans talent, le spec­tacle péda­go­gique prit le pas sur l’expertise de ter­rain, et des péda­gogues accu­mu­lant des mil­liers d’heures de route, des phi­lo­sophes du scep­ti­cisme ou des spé­cia­listes des sciences de l’éducation se retrou­vèrent maintes fois occul­tés, au mieux par de talen­tueux orches­tra­teurs de talk-show modernes, au pire par des oppor­tu­nistes ger­ma­no­pra­tins, cela jusque dans des réunions minis­té­rielles.

Les atten­tats de Paris firent cra­quer encore quelques cou­tures de cette zété­tique mal­me­née. Des déci­deurs se reven­di­quant de la démarche, pen­sant avoir un cer­ti­fi­cat d’autodéfense intel­lec­tuelle en ayant appris une liste de sophismes ou regar­dé trois vidéos, fon­cèrent tête bais­sée dans la doxa de la déra­di­ca­li­sa­tion. Si la zété­tique lave plus blanc les toges des sectes, pen­saient-ils, elle devrait laver plus blanc les barbes des sala­fistes. Mais la pré­misse était mineure : en ciblant uni­que­ment le méca­nisme reli­gieux, était oppor­tu­né­ment évin­cés tous les aspects endo­gènes de la ques­tion ter­ro­riste, depuis le trai­te­ment des vagues d’immigration en France jusqu’aux poli­tiques d’interventions mili­taires dites « huma­ni­taires ». Le doute métho­dique que le pro­gramme éta­tique aurait dû ins­til­ler se ramol­lit, pro­ba­ble­ment sous l’effet humi­di­fiant des mannes de fond déblo­quées pour l’occasion. D’un coup tout le monde, même par­mi ceux qui conspuaient la démarche scep­tique quelques heures plus tôt, vou­lut s’emparer qui d’allocations de recherche sur la ques­tion, qui de pro­grammes d’interventions en milieu car­cé­ral, per­met­tant tous les excès (le stage pro­po­sant des jeunes ren­trés du Jihad du sabre à cares­ser des ham­sters en étant cer­tai­ne­ment le plus navrant).

La période You­Tube et post-atten­tat tein­ta la zété­tique, deve­nue enfin popu­laire, d’une cer­taine inco­hé­rence intel­lec­tuelle. Comme le Dieu de Pas­cal, la zété­tique était deve­nue une sphère infi­nie dont le centre était par­tout et la cir­con­fé­rence nulle part. Tout le monde pou­vait y tailler sa blouse à sa conve­nance. Là où le pro­gramme cri­tique de départ se vou­lait sans limites, même et sur­tout envers soi-même, cha­cun put se com­plaire dans des posi­tions par­fois pan­tou­flardes : prompt à débun­ker l’homéopathie, les croyances New Age et les allé­ga­tions para­nor­males, mais beau­coup moins à aller regar­der les détails des branches sur les­quelles le zété­ti­cien moderne de la géné­ra­tion Y est assis : patriar­cat, pri­vi­lège raciaux, mécon­nais­sance des sciences humaines et sociales, en par­ti­cu­lier des mino­ri­ty stu­dies. Se sont pro­duits des para­doxes éton­nants : des You­Tu­bers fai­sant de la cri­tique des médias, et écor­naient effi­ca­ce­ment Le Point ou La Croix, sans tou­cher au fonc­tion­ne­ment délin­quant de leur plate-forme, ou des réseaux sociaux, pour­tant autre­ment plus puis­sant que Le Point, sur les­quels ils relaient leurs conte­nus. Des célé­bri­tés du milieu encou­ragent à ache­ter leurs ouvrages chez Ama­zon, sans pen­ser à mal, mais sans égard par exemple pour la poli­tique d’écrasement des librai­ries ou du réfé­ren­ce­ment des petites édi­tions.

Des œillères per­mettent à d’aucuns de déce­ler adroi­te­ment un biais d’échantillonnage dans une étude sur la réflexo­lo­gie plan­taire, et de pas­ser à côté du même biais dans un papier sexiste. À d’autres dénon­cer à juste titre les conflits d’intérêt de cer­tains méde­cins, comme Jacques Ben­ve­niste, ou Andrew Wake­field, sans rendre visibles leurs éven­tuels liens d’intérêts, entre autres avec la plate-forme de dif­fu­sion hégé­mo­nique qui les rému­nère s’ils dépassent un cer­tain seuil d’abonnés. Moham­med Man­sou­ri, direc­teur délé­gué de l’ARPP, auto­ri­té de régu­la­tion pro­fes­sion­nelle de la publi­ci­té, regrette que 55 % seule­ment des influen­ceurs prennent soin de pré­ci­ser clai­re­ment leurs par­te­na­riats et pla­ce­ments de pro­duits, – et en appelle d’ailleurs à l’apprentissage d’un Code de la route en influence mar­ke­ting (4).

Après Word et Power­Point, l’intrusion fra­cas­sante d’outils pro­prié­taires comme Skype, Zoom et autres Dis­cord, irres­pec­tueux des don­nées pri­vées sus­ci­ta peu de réac­tion. On connaît le flyg­skam, dési­gnant la honte ou le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té de se dépla­cer en avion : la phi­lo­so­phie du logi­ciel libre, elle, qui repose sur sen­si­ble­ment les mêmes points que la zété­tique, n’a pas encore ins­pi­ré le GAFAM­skam, et s’il est pra­ti­que­ment impen­sable de se pas­ser désor­mais de ces plate-formes, au moins culti­ver un petit scru­pule de pro­duire de la vul­ga­ri­sa­tion semi-fran­chi­sée

Alors que la zété­tique était, à l’instar de l’éducation popu­laire, culti­vée comme un bien com­mun, dans la lignée du labo­ra­toire de zété­tique de l’Université de Nice Sophia-Anti­po­lis, diri­gé par Hen­ri Broch (ou de diverses asso­cia­tions, du Comi­té Para à l’Obser­va­toire zété­tique), elle a amor­cé une sorte de start-upi­sa­tion, et s’est inféo­dée à des outils média peu regar­dantes dudit bien com­mun. Comble, elle est même deve­nue sus­pecte : en pré­sen­tant leurs luttes de jus­ti­ciers de la Lumière de la tech­nos­cience contre les ténèbres, les gros sabots, légion dans la « com­mu­nau­té zét » et écrasent un peu trop fort les petites fleurs mal­adroites des contes­ta­tions popu­laires. Cri­ti­quer les OGM ou les pes­ti­cides vous classe faci­le­ment bouf­feur de fleur. Dis­cu­ter du spé­cisme vous ravale vite à naïf mys­tique. Il est sou­vent dif­fi­cile d’expliquer aux nou­veaux créa­teurs de conte­nus ou influen­ceurs des réseaux sociaux se pré­sen­tant ratio­na­listes que la viru­lence d’une cri­tique se nuance à l’aune du rap­port de domi­na­tion. Un sophisme dans la cri­tique du bre­ve­tage des semences, ou le refus du puçage des trou­peaux par quelques éle­veurs, est à trai­ter avec la même méthode, mais pas avec la même force, qu’un sophisme de la pla­quette de com­mu­ni­ca­tion du syn­di­cat agri­cole tech­no­ca­pi­ta­liste FNSEA, ultra-écra­sant en France. En reje­tant dans la caté­go­rie hip­pie une majo­ri­té des contes­ta­tions anti-tech­no­lo­giques ou anti-indus­trielles, la zété­tique « hype » res­semble trop à un lance-napalm tech­no­lâtre, raillant des ques­tions pour­tant cen­trales sur le plan de la vie publique, comme la pro­prié­té des semences ou la casse métho­dique de la pay­san­ne­rie d’auto-suffisance à échelle locale.

Du fait que leur modèle entre­pre­neu­rial n’est pas tou­jours trans­pa­rent, ou que leurs liens d’intérêt ne sont pas tou­jours publics, et qu’ils se retrouvent trop sou­vent du côté du manche, tous les ingré­dients sont là pour qu’on sus­pecte cer­taines voix actuelles du ratio­na­lisme (en par­ti­cu­lier à l’AFIS, l’association fran­çaise pour l’information scien­ti­fique) de pro­mo­tion plus ou moins volon­taire d’intérêts éco­no­miques domi­nants.

De là à sous­crire à la thèse qui fait de tous les zété­ti­ciens des astro­tur­feurs, des cham­pions de la dés­in­for­ma­tion popu­laire orches­trée, il n’y a qu’un entre­chat, savam­ment fran­chi depuis quelques mois. Les zété­ti­ciens seraient deve­nus des oiseaux-lyres, récu­pé­rés par les offi­cines de rela­tions publiques. Selon les auteurs de « Les Gar­diens de la rai­son », ils ser­vi­raient de cour­roies de trans­mis­sion d’éléments de lan­gage, comme des attaques en règle contre le « popu­lisme pré­cau­tion­niste », élé­ments concoc­tés ailleurs, « sans per­ce­voir qu’ils par­ti­cipent à un pro­jet poli­tique dont la nature et la por­tée leur échappent (5) ». Des pro­pa­gan­distes naïfs.

Objec­ti­ve­ment, cette thèse n’est pas (encore ?) assez étayée pour convaincre, et les ana­lyses comme celle d’Andreotti, dans les Car­nets Zil­sel (6), ou celle des auteurs de « Les gar­diens de la rai­son », sont trop truf­fées d’imprécisions pour être absor­bées telles quelles. Mais la ques­tion que ces auteurs apportent est pri­mor­diale, pour ne pas dire salu­taire : alors que la zété­tique s’est bat­tue pour l’autonomie du champ savant contre tous les pou­voirs reli­gieux qui ten­taient de l’infléchir, il est temps pour elle de s’arrêter sur les enjeux poli­tiques qu’elle sert, réel­le­ment ou par-devers elle-même. Est-elle en passe de deve­nir un cou­rant de pro­pa­gande tech­no-pro­gres­siste, liber­ta­rien, pro-capi­ta­liste ?

Le risque est réel, il s’est déjà pro­duit ailleurs. Cela com­mence par de petites ten­ta­tives de « pho­tos de famille », comme celle du think-tank #LePlu­sim­por­tant, de Mathias Dufour, consul­tant chez McKin­sey qui appose le logo de l’association Les Petits débrouillards contre le gré de celle-ci sur la pla­quette de son col­loque au Col­lège de France en 2019. Et cela va jusqu’à des ten­ta­tives autre­ment plus radi­cales. Léo Gras­set, pour­tant cou­tu­mier des com­man­dites (spon­so­rings) sur cer­tains épi­sodes de sa chaîne Dir­ty­bio­lo­gy, a dénon­cé en mai 2021 une ten­ta­tive d’achat de pro­pa­gande : l’entreprise Fazze lui deman­dait, contre rétri­bu­tion, d’expliquer à son mil­lion d’abonnés que bien que les médias mains­tream n’en disent mot, la mor­ta­li­té avec le vac­cin Pfi­zer était trois fois supé­rieure à celle de l’Astra­Ze­ne­ca – stra­té­gie mar­ke­ting typique du labo­ra­toire russe Gama­leya, qui pro­duit le vac­cin Spout­nik V. Idem pour Amine, méde­cin interne qui anime le compte « Et ça se dit méde­cin » qui s’est vu pro­po­ser 2000 euros pour faire la même pro­mo­tion dans une sto­ry sur Ins­ta­gram.

Si par mal­heur de telles récu­pé­ra­tions adviennent en France sur des comptes estam­pillés zété­tique, le fil de confiance sera rom­pu, et le zété­ti­cien rejoin­dra l’abysse dou­teux des poli­ti­ciens pro­fes­sion­nels, l’Agence du médi­ca­ment, les « experts » de pla­teau TV et les méde­cins ayant trop long­temps accep­té les cadeaux des indus­triels.

On peut pré­dire un double moyen pour évi­ter l’échouage de ce mou­ve­ment. Sous­crire à une sorte de code de déon­to­lo­gie, qui impo­se­rait à toute per­sonne se reven­di­quant Z de se for­mer un mini­mum en sciences poli­tiques, afin de pen­ser contre soi-même et de com­prendre où l’on se situe dans un immense par­terre de pots de terre et de pots de fer. Et réa­li­ser le vœu de Chom­sky, en fai­sant de l’autodéfense intel­lec­tuelle dans une ver­sion exi­geante pui­sant ses sources dans la recherche aca­dé­mique une ver­tu car­di­nale de l’enseignement public. Ain­si, les cher­cheurs creu­se­raient, les profs pro­fes­se­raient, les vul­ga­ri­sa­teurs popu­la­ri­se­raient, et les mou­tons seraient moins bien gar­dés. Mais si tout le monde impro­vise, se taille à sa mesure la froque scep­tique qui lui sied en reti­rant la moindre pièce d’étoffe qui pour­rait l’irriter, alors c’est la démarche elle-même qui se dilue­ra, à l’image des notions de fémi­nisme*, d’éducation popu­laire ou de laï­ci­té, qui ont été tel­le­ment éti­rées qu’il arrive qu’on ne les recon­naisse plus.

  • (1) Syl­vain Lau­rens, Mili­ter pour la science. Les mou­ve­ments ratio­na­listes en France (1930- 2005), Paris, EHESS, coll. « Entemps & lieux », Paris, 2019.
  • (2) Paul-Hen­ri Thi­ry, baron d’Holbach, Le bon sens du curé Mes­lier sui­vi de son tes­ta­ment (1772), Cha­pitre C (100).
  • (2) Noam Chom­sky (entre­tien avec Robert Borof­sky), « Intel­lec­tuals and the Res­pon­si­bi­li­ties of Public Life », Public Anthro­po­lo­gy, 27 mai 2001.
  • (3) [c’est tout frais, là : https://www.arpp.org/actualite/arpp-et-influence4you-lancent-le-code-de-la-route-de-influence/.
  • (4) « L’ARPP s’intéresse aux influen­ceurs vir­tuels », Stra­té­gies, Paris, 15 jan­vier 2020.
  • (5) Ste­phane Fou­cart, Sté­phane Horel et Syl­vain Lau­rens, Les gar­diens de la rai­son, La Décou­verte, Paris, 2020.
  • (6) Bru­no Andreot­ti et Camille Noûs, « Contre l’imposture et le pseu­do-ratio­na­lisme », Zil­sel, n° 7, Édi­tions du Cro­quant, Vulaines-sur-Seine, juillet 2020.

Comme on me le demande, je pré­cise : ce n’est pas le fémi­nisme qui est en cause, c’est le rava­le­ment de façade qu’il per­met faci­le­ment à des per­son­nages publics. Quand je vois que la varié­té des gens qui se font du fémi­ni-washing de façade, (rien que Fran­çois Hol­lande, qui pré­ten­dait inter­ve­nir au Mali pour des rai­sons qua­si-fémi­nistes) bien­tôt on pour­ra nous faire croire que, je sais pas, Chris­tine Bou­tin est fémi­niste.

10 réponses

  1. David Alloza dit :

    Bon­jour Mr Mon­voi­sin,

    Sur cette par­tie :
    « ..Du fait que leur modèle entre­pre­neu­rial n’est pas tou­jours trans­pa­rent, que leurs liens d’intérêt pas tou­jours publics, et qu’ils se retrouvent trop sou­vent du côté du manche, tous les ingré­dients sont là pour qu’on sus­pecte cer­taines voix actuelles du ratio­na­lisme (en par­ti­cu­lier à l’AFIS, l’association fran­çaise pour l’information scien­ti­fique) de pro­mo­tion plus ou moins volon­taire d’intérêts éco­no­miques domi­nants… ».

    En tant que simple adhé­rent de l’A­FIS depuis quelques années (et avant de renou­ve­ler une fois de plus ma coti­sa­tion), et après avoir assis­té aux assem­blées géné­rales ou le bud­get était détaillé, j’ai­me­rais savoir à quel niveau leur « modèle entre­pre­neu­rial n’est pas tou­jours trans­pa­rent ». A ma connais­sance il s’a­git d’une asso­cia­tion qui n’est finan­cée que par ses adhé­rents et les ventes de la revue SPS, et donc sans gros action­naire aux com­mandes, sans même dépendre de la pub, ce qui est assez rare aujourd’­hui.

    Même ques­tion pour la « pro­mo­tion des inté­rêts éco­no­miques domi­nants ». J’ai bien conscience que l’A­FIS ne les attaque pas (sans avoir l’im­pres­sion que cela devrait être son rôle, mais je conçois que ce soit un avis assez per­son­nel ), mais pour la « pro­mo­tion » j’ai du mal à voir un truc évident.

    « ..tous les ingré­dients sont là pour qu’on sus­pecte .. »
    Les sus­pec­tez vous vous-même ou alors celle par­tie est à prendre dans un cas plus géné­ral ?

    En vous remer­ciant pour la réponse à venir.
    Cor­dia­le­ment,
    David Allo­za.

    • Bon­jour David, vous faites bien de m’é­crire, car dans mon pré-print, cette for­mule ne me plai­sait pas, jus­te­ment du fait que l’A­FIS est loi 1901 (j’en ai été membre en 2004 ou 5) et que ça lais­sait croire que l’A­FIS avait un modèle entre­preu­ne­rial, ce qui n’est pas le cas – il y a bien eu la reprise de book-e-book et la ges­tion de la revue SPS, mais fran­che­ment ce n’est pas de ce côté que c’est pro­blé­ma­tique. J’a­vais d’ailleurs repris ce pas­sage en : « Du fait que leur modèle entre­pre­neu­rial n’est pas tou­jours trans­pa­rent, OU que leurs liens d’intérêt ne sont pas tou­jours publics, et qu’ils se retrouvent trop sou­vent du côté du manche, tous les ingré­dients sont là pour qu’on sus­pecte cer­taines voix actuelles du ratio­na­lisme (en par­ti­cu­lier à l’AFIS, l’association fran­çaise pour l’information scien­ti­fique) de pro­mo­tion plus ou moins volon­taire d’intérêts éco­no­miques domi­nants. »
      C’é­tait un OU cru­cial.
      La pro­mo­tion d’in­té­rêts éco­no­miques domi­nants ? Deux exemples me reviennent, le plus rave étant cer­tains articles sur les OGM (je ne les ai pas sous la main je ne peux plus vous dire qui, mais je me rap­pelle com­ment les oppo­sants étaient qua­si­ment trai­tés de hip­pies stu­pides), et pour mon­trer le moins grave un article sur la per­ti­nence de la fémi­ni­sa­tion des textes, écrit par ma col­lègue Nel­ly Dar­bois, et qui bat­tait en brèche les argu­ments d’un article pré­cé­dent de (mon amie) Bri­gitte Axel­rad, et qui n’a pas été publié.
      Je ne sus­pecte pas autant que Fou­cart & al dans leur livre. Je trouve qu’il y a une tech­no­phi­lie forte, qui confine à la tech­no­lâ­trie par­fois. Et qu’il faut sur­veiller cela.
      J’es­père être plus clair ; Mer­ci de m’a­voir écrit

      • David Alloza dit :

        Bon­jour Richard,
        Mer­ci d’a­voir si rapi­de­ment répon­du, d’a­voir pré­ci­sé votre pen­sé, et aus­si avoir ame­né la petite cor­rec­tion dans l’ar­ticle du blog.
        Pour ce qui est de la tech­no­phi­lie de l’A­FIS je vous l’ac­corde sans dif­fi­cul­tés, j’en suis conscient et l’in­ter­prète comme étant (au moins en par­tie) moti­vée par l’op­po­si­tion à cer­taines tech­no­pho­bies qui se déve­loppent. Au fond je m’en accom­mode très bien, d’au­tant plus qu’elle nour­rissent à mer­veille les biais de confir­ma­tion de mon tech­no-opti­misme avé­ré.
        Je vous tenais aus­si à vous remer­cier d’a­voir pris de la dis­tance (tout en le pre­nant comme un aver­tis­se­ment ) avec le bou­quin de Fou­cart, en espé­rant, tout comme vous, qu’il ne reste qu’un recueil d’ac­cu­sa­tions peu fon­dées et que le futur des évè­ne­ments ne finisse pas par lui don­ner rai­son.

        Je vous laisse un élé­ment, qui n’est pas direc­te­ment lié à cet article mais qui peut ali­men­ter des réflexions (et sur lequel je n’at­tend pas for­ce­ment de réponse) . Avec le recul, que gar­de­riez-vous aujourd’­hui de votre thèse de doc­to­rat ?

        Cor­dia­le­ment,
        David Allo­za.

        • Sur le 1er point : plu­tôt que d’op­po­ser une tech­no­phi­lie comme rem­part aux tech­no­pho­bies, je pense pré­fé­rable de recher­cher les causes de ces tech­no­pho­bies, et de regar­der leur méca­nisme. Je ne vois pas com­ment des gens oppo­sés à la science pour­raient être convain­cus par des argu­ments scien­ti­fiques, encore moins quand les rai­sons de leur anti-science sont rece­vables (même si elles se trompent de cible). Ce sont sou­vent les mêmes cri­tiques de la tech­nos­cience que moi. Sauf que moi je vais cher­cher dans la rai­son, ce qu’eux bien sou­vent vont cher­cher dans le mys­ti­cisme.
          Sur le 2e : je ne com­prends pas pour­quoi on dit tou­jours « le livre de Fou­cart ». Il y avait S Horel et S Lau­rens dans le bateau, et si je n’ai pas d’a­vis sur Sté­phane Fou­cart, j’ai vu de trèes bonnes choses de ces deux per­sonnes
          Sur le 3ème point : je pense que ma thèse marque un jalon parce qu’elle a été la pre­mière sur le sujet ou appro­chant. Mais je la trouve suf­fi­sante, médiocre, pleine de sco­ries, et mon enca­dre­ment ayant été très, disons, dilet­tante, il n’est pas éton­nant que le cadre scien­ti­fique soit si flot­tant. Je n’ai pas appris à l’é­poque à faire des recherches sys­té­ma­tiques, etc. Disons que cette thèse doit être encore assez rafraî­chis­sante, mais scien­ti­fi­que­ment pauvre. La par­tie cri­tique sur la didac­tique, je ne la renie pas car à l’é­poque c’est tout ce qu’on m’en mon­trait, mais elle est injuste.

  2. Tranbert dit :

    « La zété­tique est-elle en passe de deve­nir un cou­rant de pro­pa­gande tech­no-pro­gres­siste, liber­ta­rien, pro-capi­ta­liste ? » Poser la ques­tion, c’est y répondre ! On n’a pas vu beau­coup de Zété­ti­ciens s’en prendre – en temps et en heure – aux argu­ments irra­tion­nels, controu­vés et men­son­gers des pro­mo­teurs de l’in­dus­trie nucléaire, des OGM, des pes­ti­cides, et de bien d’autres salo­pe­ries issue de la tech­nos­cience capi­ta­liste et indus­trielle. C’est même plu­tôt le contraire qu’on observe aisé­ment…

  3. Sklaera dit :

    J’ai regar­dé l’é­mis­sion de Scep­ti­cisme Scien­ti­fique où tu parles de cet article avec JM Abras­sart, Jéré­my Royaux et Serge Bret-Morel pour com­prendre un peu les cli­vages au sein du mou­ve­ment scep­tique. Du coup j’ai aus­si lu l’ar­ticle. Très inté­res­sant, ça me per­met d’a­voir quelques clés de com­pré­hen­sion, ou du moins d’ap­pro­fon­dir ce que je savais déjà…
    Per­so j’ap­pré­cie beau­coup ton aga­çante plume trop fleu­rie.
    Je crois que tu es une des seules per­sonnes que je lis où je dois régu­liè­re­ment aller che­cker des mots que je ne connais pas, et j’en suis ravie 🙂
    Après le bémol c’est que ça rend peut être pas la lec­ture très fluide et acces­sible pour tout le monde, mais pour les lec­teurs du monde diplo je pense que c’est plu­tôt adap­té.

  4. Sklaera dit :

    Au fait dans l’é­mis­sion vous par­lez de mettre en com­mun une liste d’ex­perts. Vous l’a­vez fait fina­le­ment ?
    Moi ça m’ai­de­rait beau­coup car il y a pas mal de sujets qui m’in­té­ressent mais où je me sens trop lar­guée, ou bien que je n’ai pas le temps d’ex­plo­rer suf­fi­sam­ment pour pou­voir me faire un avis.
    Ce serait top si tu pou­vais par­ta­ger une liste des per­sonnes de réfé­rence (j’en­tends pas là des per­sonnes pas for­cé­ment hyper poin­tues mais ayant une très bonne vision d’en­semble d’un sujet).
    Ce serait pos­sible de faire ça sur ton blog ? Ou bien de faire un docu­ment par­ta­gé type Fra­ma­calc ou Fra­ma­pad (ça te per­met­trait de deman­der à d’autres per­sonnes de contri­buer) ?
    Si jamais tu trouves le temps de faire ça un de ces jours ce serait très utile je pense…
    Mer­ci pour tout !

    • Hel­lo ! En tant que telle c’est infai­sable, car 1) il y a des expert·es que je ne connais pas 2) trop de sujets sur les­quels je n’ai pas d’expert·es (mais je sau­rai, dans l’ab­so­lu, trou­ver le che­min qui mène à elles/eux) 3) je vais frois­ser des gens en indi­quant tel·le expert·e plu­tôt que tel·le autre ! Bref c’est dif­fi­cile, comme exer­cice.

      • Sklaera dit :

        Oui bien sûr, une liste est for­cé­ment sub­jec­tive et elle ne peut évi­dem­ment pas être exhaus­tive.
        Je voyais plu­tôt ça comme un outil col­la­bo­ra­tif. Il y a plu­sieurs pos­si­bi­li­tés :
        Ça peut être un sys­tème de type Wiki avec une liste com­mune consti­tuée par plu­sieurs contri­bu­teurs et basée sur le consen­sus.
        Ou bien assu­mer le côté sub­jec­tif et faire des listes de cura­tion indi­vi­duelles (avec idéa­le­ment une pré­sen­ta­tion du cura­teur avec son posi­tion­ne­ment, ses liens d’in­té­rêts et biais éven­tuels, ou toute autre info utile pour bien le situer).
        L’exemple qui me vient en tête est le site de la Cine­tek (https://www.lacinetek.com/fr) qui est entiè­re­ment basée sur ce sys­tème de cura­tion.
        Bref, ce sont juste des idées, je me doute que ce n’est pas si facile à mettre en place…

  1. 3 avril 2022

    […] Le billet de Richard Mon­voi­sin : « la zété­tique sur une fine couche de glace » dans lequel il dis­cute d’une série de pro­blèmes du mou­ve­ment zété­tique. Le billet est sor­ti dans le Monde Diplo­ma­tique. https://www.monvoisin.xyz/la-zetetique-sur-une-fine-couche-de-glace-pre-print-de-larticle-dans-manie&#8230 ; […]

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