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Je vous reproduis ici mon article de ce mois de juin 2021 (disponible en pdf là) que j’ai la joie de co-signer avec Tiimothée Gallen, ancien étudiant, que j’ai encadré plusieurs fois durant son cursus, toujours avec autant de plaisir. Mes autres articles sont ici.

Arnaud Rafaëlian, si on lui donne une idée de dessin, c’est génial. Et quand on ne lui en donne pas, c’est souvent encore mieux.
Lavons le linge sale du propre de l’homme en famille
Par Richard Monvoisin & Timothée Gallen
Les femmes au foyer averties sur les questions féministes diront que le propre de l’homme, c’est certainement le linge sale qu’il délègue à sa femme. Mais la recherche du propre de l’espèce humaine en son ensemble est une immense fresque, qui démarre chez Aristote. Dans Parties des Animaux, Livre 3, le philosophe défend l’idée que « l’homme est le seul animal qui ait la faculté de rire ». Rire est effectivement une caractéristique rare, dont le médecin Rabelais fit un aphorisme : « Mieulx est de ris que de larmes escripre, Pour ce que rire est le propre de l’homme. » Mais la science biologique a montré que des animaux rigolent aussi, des primates aux chiens et chevaux, jusqu’aux rats chatouillés par le défunt Jaak Panksepp dans son laboratoire de la Washington State University au début des années 2000.
Alors, sur quoi repose la spécificité de l’humain ? Si on nous posait la question comme ça, à brûle-pourpoint, nous dirions qu’une caractéristique qui nous est unique dans le monde biologique est notre capacité à transcrire symboliquement nos erreurs afin de les épargner aux générations futures. Mais vu notre propension à reproduire malgré tout les mêmes boulettes, on peut douter de l’efficacité de la méthode. Une autre serait la capacité à se convaincre de l’existence d’entités supérieures sans preuve : ça, c’est un mystère. Mais en prenant un peu de recul, nous dirions que le propre de l’humain réside sûrement dans ce besoin narcissique de bricoler un critère qui le sublime et le démarque de tout le reste du monde vivant.
Le propre de l’homme : l’art de la dissonance
Question sublimation, tout allait à peu près bien encore jusqu’au milieu du XIXe siècle. Adam, Ève, l’Éden, un peu de transformisme léger, mais pas de quoi décentrer ni l’homme ni la femme tirée de sa côte, tous deux créatures de Dieu, lequel leur explique au passage que « tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture : je vous donne tout cela comme l’herbe verte. » (Genèse, 9:3). Seulement, Darwin et Wallace posèrent la théorie de l’évolution. Les opposants eurent beau tortiller, il leur a fallu lentement admettre du bout des dents que nous étions vraiment, vraiment proches des primates. Des primates, tout bonnement ! Dans un tel vaudeville familial où bonobos et gorilles débarquent à l’improviste comme d’encombrants cousins au repas dominical, comment sauver l’honneur humain ? C’est le mystique des deux, Wallace, qui s’y colla, affirmant que même si la biologie humaine s’intégrait dans une longue phylogénie commune, l’émergence des capacités mentales développées et du merveilleux langage humain était tellement extraordinaire qu’il est assurément une exception aux processus évolutifs, probablement due à Dieu. En clair, il fallait envisager l’évolution comme ne s’appliquant qu’au corps et pas au-dessus de la cravate. À ce prix seulement, l’humain léviterait au-dessus du marigot des organismes et pourrait gentiment éconduire les intrus du dimanche.
Le problème, c’est que plus on en apprend sur le monde vivant, plus le propre de l’humain, même dans ses meilleurs replis, sent la bonne vieille vase. Si nous restons champions dans l’art du raisonnement, nous ne sommes que le point extrême d’un long continuum de capacités de raisonnement présentes chez d’autres organismes. Idem pour le dénombrement, le langage, l’empathie, les processus sociaux et autres, dont nous n’avons pas le privilège divin. De même que nous avons été forcés de descendre de l’arbre factice de l’évolution, nous voici retombant avec un gros « plouf » dans le marécage des variations animales, avec des compétences parfois inégalées, mais sans réelle spécificité. Rabelais aurait conclu que « Celui-là qui veut péter plus haut qu’il n’a le cul doit d’abord se faire un trou dans le dos. »
Alors les savants ont fait comme le renard de la fable d’Ésope. Le renard voulait manger des raisins appétissants, malheureusement ces fruits étaient trop hauts pour lui. Alors il se convainquit que, de toute façon, ils devaient être trop amers et passa sa route, certes affamé, mais cognitivement serein. Il y a toujours eu une fâcheuse tendance chez les savants à résoudre à tout prix une dissonance trop forte en invoquant des entités ad hoc, créées de toutes pièces. Samuel A. Cartwright, par exemple, qui ne parvenait pas à se figurer que certains esclaves noirs puissent vouloir s’enfuir de leurs conditions misérables, inventa pour l’occasion une maladie : la drapétomanie, affection purement pathologique poussant certains à vouloir s’enfuir des champs de coton par des mouvements involontaires (nonobstant le traitement miraculeux qui va avec : coups de fouets et autres). Les esclaves noirs étaient-ils trop indolents et peu motivés à la tâche ? Hop ! Une maladie mentale : la dysesthésie éthiopienne. Ça tombe bien, le remède est le même.
Voir la caille dans l’œil du voisin, mais pas la loutre qu’il y a dans le sien
Dans un élan similaire, bon nombre d’intellectuels décrétèrent que les chercheurs qui essayaient d’étudier l’intelligence, la conscience ou les émotions chez les animaux souffraient tous d’un biais flagrant : le biais d’anthropomorphisme. Si quelqu’un documentait chez des animaux non-humains des comportements communs à nous, c’était le fruit ou l’expression de sa tare : il transposait artificiellement ses propres affects, ses désirs, sur les animaux et ployait sous ce que l’on appelle communément la « loi de l’instrument », ou marteau de Maslow/Kaplan : si tout ce que tu as est un marteau, tout se met à ressembler à un clou. Si tu remarques de la conscience, de la souffrance chez d’autres que l’humain, c’est que tu humanises à outrance.
Bien entendu, ce biais existe.
Les formes d’animisme procèdent ainsi, et on sait maintenant depuis une célèbre expérience de Simmel et Heider, depuis les travaux de David Premack, que les humains prêtent très facilement une histoire et des intentions à de simples formes géométriques animées. Et puis beaucoup de pionniers post-darwiniens en psychologie animale se basaient sur une version du principe « d’économie d’hypothèses » appelé « canon de Morgan », dû à Lloyd Morgan : « N’interprétez en aucun cas une action animale comme relevant de l’exercice des facultés de haut niveau, si celle-ci peut être interprétée comme relevant de l’exercice des facultés de niveau inférieur. ». Mais à moins de souscrire à l’étonnant bricolage de Wallace, il y a une continuité entre nous et les autres êtres vivants qui n’existe pas avec des carrés et des ronds. Darwin l’avait très bien compris, réclamant non d’antropomorphiser l’animal, mais de zoologiser l’humain, c’est-à-dire reconnaître en nous les pièces, morceaux, fonctions et aptitudes homologues diversement développées chez eux, et même parfois en mieux.
Et puis, de toute façon, nous n’avons pas grand-chose d’autre que nos propres catégories pour penser la vie animale. Enfin, les connaissances acquises ces 120 dernières années ne font que confirmer que ce biais d’anthropomorphisme sert de cache-sexe.
Car, depuis les travaux de George. J. Romanes (1884) ou d’Edward Thorndike (1898), dans lesquelles l’intelligence animale a commencé à être envisagée, l’éthologie déploie devant nous la complexité des rapports sociaux, des expériences subjectives ou des capacités complexes que l’on rencontre chez les non-nous. Peu importe qu’ils comptent mal, des animaux comptent. Peu importe que leurs cultures soient archaïques, il y a des parlers, des accents, des recettes de cuisine chez d’autres animaux que nous. Surtout, le consensus s’est fait sur les capacités de conscience, au point que 2012 a vu paraître la Déclaration de Cambridge sur la conscience, manifeste signé par des pointures en neurosciences et disant en substance : « […] C’est évident pour tout le monde dans cette salle que les animaux ont une conscience, mais ce n’est pas évident pour le reste du monde. ». Conscience, mais aussi sentience, ou capacité projective de vie plus ou moins élaborée (une vache n’a pas envie qu’on lui retire son veau). Ajoutons une souffrance démontrée, au moins jusqu’aux crustacés.
« Quel autre [critère] devrait tracer la ligne infranchissable ? » écrivait le philosophe Bentham en 1780. « Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte est, au-delà de toute comparaison, un animal plus raisonnable, mais aussi plus susceptible de relations sociales qu’un nourrisson d’un jour ou d’une semaine, ou même d’un mois. […] ? La question n’est pas « peuvent-ils raisonner ? », ni « peuvent-ils parler ? », mais « peuvent-ils souffrir ? ».
Nous, humains, qui savons édicter des droits et qui n’avons fait qu’élargir notre sphère de prise en considération morale au cours des âges, nous voici devant le dilemme moral suivant : si les animaux sont des êtres sensibles, plus ou moins intelligents, possédant les substrats neurologiques de la conscience, alors ne serait-il pas logique de les traiter non comme des choses, mais comme des personnes juridiques, avec des droits ?
Science sans « sentience » n’est que ruine de l’âne
Des philosophes se consacrent à la question depuis près de 50 ans. Et si personne, non, personne ne parle de donner le droit de vote aux kangourous ou le mariage pour tous, même aux fennecs, la plupart d’entre eux s’accordent sur le fait que les êtres vivants sentients devraient avoir le droit, entre autres, de ne pas souffrir ou de ne pas être maltraités. Car le nœud est là : maintenir une barrière étanche avec les autres « créatures » rend acceptables les innombrables souffrances que nous leur infligeons, en les chassant, pêchant, mangeant, harassant, dépeçant, en tuant leurs petits pour prendre leur lait, en les exterminant quand ils nous incommodent. Il ne nous est possible de vivre sereins dans cet océan de douleur que parce que nous dissonons, et résolvons l’inconfort en oubliant ou niant le tissu conjonctif qui nous relie aux autres êtres. Notre cerveau s’arrange très bien de cela, en bricolant intuitivement une sorte de ratio kilométrique. Guillaume Lecointre et ses collègues ont montré récemment que notre empathie et notre compassion pour une espèce décroissent d’autant plus que la distance phylogénétique qui nous en sépare est grande (voir p. 40 du numéro de juin 2021). C’est l’éternel principe archaïque de la sœur avant la cousine, de la cousine avant la voisine, elle-même avant l’étrangère. Et Dieu reconnaîtra les chiens. La bonne nouvelle, c’est que cette attitude de priorisation morale de l’humain semble en partie socialement acquise, et être moins prégnante chez les enfants.
Cela tient, finalement, de l’oxymore : nous préférons, afin de conserver un ordre moral « naturel », imaginer que nos capacités mentales sont apparues hors sol, sui generis, alors que ce sont elles-mêmes qui nous démontrent qu’il n’en est pas ainsi. Mais que ne ferait-on pas comme entorse à notre cervelle pour maintenir un ordre des choses inique, certes, mais rassurant ?
L’auteur Vercors, dans un roman extraordinaire appelé Les animaux dénaturés, glissait page 130 cette phrase terrible : « [Entre humains et non-humains,] où fera-t-on passer la limite ? Où les plus forts le voudront. »
Pour en savoir plus
- S. A. Cartwright, (1851). « Report on the Diseases and Peculiarities of the Negro Race ». De Bow’s Review. XI.
- F. Heider, & M. Simmel, (1944). « An experimental study of apparent behavior. » The American Journal of Psychology, 57, 243–259.
- W. Kymlicka & S. Donaldson, Zoopolis, Une théorie politique des droits des animaux, Alma éditions, 2011.
- A. Miralles, M. Raymond, G. Lecointre, (2019) Empathy and compassion toward other species decrease with evolutionary divergence time. (2019) Scientific Reports, 9(1), 19555.
- G. J. Romanes, Mental Evolution in Animals (1883), traduit en L’évolution mentale chez les animaux ; suivi d’un Essai posthume sur l’instinct par Charles Darwin, Paris, C. Reinwald, 1884
- A. R. Wallace, (1870) Contributions to the Theory of Natural Selection, MacMillian & Co.
- M. Wilks, L. Caviola, G. Kahane, P. Bloom, (2021), Children Prioritize Humans Over Animals, Less Than Adults Do, Psychological Science, 32(1), p. 27–38
Excellent. Toujours un grand plaisir de te lire.
Vil flagorneur. POurtant je te donne tous mes trucs pour que tu me pilonnes en vélo
C’est brillant et rafraîchissant. Merci !
heureux que ça te plaise Florence
C’est percutant !! Un plaisir de lire cet article.
hey, merci ! Tout le mérite en revient à Tim Gallen
Excellent article, dommage toutefois que le cas du lion et de la gazelle ne soit pas évoqué.
Dans les cahiers antispécistes, on peut lire la remarque suivante :
« Faut-il moralement tuer les lions afin de sauver les gazelles ? L’idée selon laquelle remettre en cause la prédation implique de vouloir tuer les lions nous est souvent lancée en tant que réfutation par l’absurde dès que nous abordons la question de la souffrance des animaux sauvages. Nous-mêmes tendons alors à récuser une telle idée, expliquant que nous préférons des moyens plus « doux », comme le développement de préparations alimentaires végétaliennes adaptées pour les lions, ou la modification progressive de leur génome (par des technologies type gene drive par exemple) pour qu’ils cessent de devoir et vouloir tuer, ou encore par l’extinction progressive de leur espèce par la stérilisation. En tout cas, nous ne voulons pas tuer les lions. Quels militants animalistes serions-nous, si nous appelions à tuer des animaux ! »
https://www.cahiers-antispecistes.org/sur-le-droit-a-la-vie-des-predateurs/
Ça impliquerait que les lions deviendraient alors des Organismes Génétiquement Modifiés (OGM). Ne serait-ce pas accréditer la thèse de Paul Ariès comme quoi les antispecites sont le cheval de troie des biotechnologies ?
https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/le-veganisme-fait-il-le-jeu-du-capitalisme
Hello, il y a des contraintes de place dans Espèces, ne permettant pas d’aborder tous les aspects. Un article plus dense vient de voir le jour, ici https://www.monvoisin.xyz/article-de-la-menace-du-biais-danthropomorphisme-dans-nos-rapports-moraux-aux-non-humains-ateliers-de-lethique/ qui complexifie le problème. Mais c’est difficile pour moi de justifier un article dans les Cahiers antispé, écrit par quelqu’un d’autre, en l’occurrence David Olivier. Je pense qu’il faut lui poser la question à lui. Pour ma part, la prédation des autres animaux ne m’intéresse que dans une petite mesure, car elle représente infiniment moins de souffrance que la prédation des Humains, qui ont l’heur ou le malheur d’avoir un sens moral aigu, et doivent donc s’emparer de la question. Je connais l’argument d’Ariès, mais je ne le fais pas mien. Amicalement