Un article à moi un peu déli­rant, sor­ti d’un car­ton par Timo­thée Gal­len, qui l’a ren­du élé­gant, per­ti­nent, poin­tu (c’est mon avis). C’est paru dans la revue « L’A­morce, contre le spé­cisme » le 25 mai 2020.

À toutes fins utiles : j’ai croi­sé la route d’un étu­diant en 2015, Timo­thée, qui en plus de tri­per les super-héros en col­lant, était épris de pen­sée cri­tique, de phi­lo­so­phie morale et des ques­tions de spé­cisme. J’ai com­men­cé par le co-enca­drer sur le géo­cen­trisme comme intru­sion spi­ri­tua­liste (ici) puis il a traî­né dans « Le cercle des maté­ria­listes disparu·es », un petit groupe pro­to-uni­ver­si­taire éphé­mère que j’ai mon­té avec Ismaël Bens­li­mane. On défend tous les deux son pro­jet de thèse sur la péda­go­gie à l’an­tis­pé­cisme. Dans ce texte, nous ques­tion­nons la por­tée épis­té­mo­lo­gique et morale du concept d’espèce, et nous défen­dons le fait qu’il s’agit d’une caté­go­rie pra­tique mais arbi­traire, por­teuse de sco­ries intel­lec­tuelles et éthiques.

 

Résu­mé : À l’aide des connais­sances scien­ti­fiques actuelles en bio­lo­gie, ain­si que des tra­vaux phi­lo­so­phiques plus clas­siques sur la ques­tion du réa­lisme et du nomi­na­lisme, nous ana­ly­se­rons quelle posi­tion, entre la posi­tion réa­liste et la posi­tion nomi­na­liste, est la plus à même de rendre compte de la réa­li­té bio­lo­gique des indi­vi­dus. Nos pré­oc­cu­pa­tions éthiques concernent non seule­ment les réper­cus­sions du nomi­na­lisme et du réa­lisme, mais aus­si les mau­vaises inter­pré­ta­tions dont souffre encore la théo­rie néo-dar­wi­nienne de l’évolution. Les sciences bio­lo­giques, tou­jours en fric­tion avec des modèles d’ordres moraux trans­cen­dants, sont dif­fi­ciles à pos­sé­der sur le plan épis­té­mo­lo­gique pour le grand public. Nous tâchons en consé­quence de cor­ri­ger au pas­sage quelques biais ain­si que les més­in­ter­pré­ta­tions les plus com­munes sur la théo­rie de l’évolution et qui pro­meuvent insi­dieu­se­ment des formes modernes de fina­lisme et de morale spi­ri­tua­liste.


Pho­to : Jo-Anne McAr­thur / We Ani­mals

Afin de pou­voir étu­dier le monde, il semble indis­pen­sable de le caté­go­ri­ser. Si les pré­mices de la taxo­no­mie, art de poser des taxons, sont anciennes – on parle à pro­pos des chas­seurs-cueilleurs du Néo­li­thique de para­taxi­no­mie –, la contri­bu­tion de Lin­né avec sa sys­té­ma­tique a effec­ti­ve­ment été salu­taire, atten­du que toute science serait com­pro­mise si nous don­nions un nom dis­tinct à chaque arbre, chaque cham­pi­gnon ou chaque four­mi étu­diée. Cette sys­té­ma­tique est deve­nue phy­lo­gé­né­tique au milieu du XXe siècle, c’est-à-dire qu’elle narre désor­mais sous forme de clades les paren­tés his­to­riques entre les espèces. Le rôle des sys­té­ma­ti­ciens consiste ain­si à trou­ver des clas­si­fi­ca­tions ration­nelles du vivant, en réunis­sant les indi­vi­dus dans des « boites », des taxons, plus ou moins proches selon leur paren­té, plus ou moins grandes selon leur cri­tère d’inclusion. Ain­si, règne, embran­che­ment, classe, ordre, famille, genre et espèce sont les boites prin­ci­pales, la der­nière étant consi­dé­rée comme la plus fon­da­men­tale d’entre elles. La défi­ni­tion moderne d’une espèce est, en dépit de quelques lacunes, sub­stan­tiel­le­ment celle don­née par le bio­lo­giste Ernst Mayr en 1942 : « une espèce, taxon de base de la sys­té­ma­tique, est une popu­la­tion dont les indi­vi­dus peuvent effec­ti­ve­ment ou poten­tiel­le­ment se repro­duire entre eux et engen­drer une des­cen­dance viable et féconde, dans des condi­tions natu­relles1 ». Deux grandes écoles épis­té­mo­lo­giques s’affrontent en sciences bio­lo­giques sur l’ontologie (le « type d’existence ») de la notion d’espèce. La pre­mière école, qu’on qua­li­fie habi­tuel­le­ment de réa­liste, pos­tule non sans réper­cus­sions morales que les espèces existent en soi. La seconde, dite nomi­na­liste, pose quant à elle que l’espèce n’a pas d’existence propre, et qu’elle n’est que le fruit men­tal de la caté­go­ri­sa­tion humaine. Dans cet article, nous ana­ly­se­rons ces deux posi­tions, et pro­po­se­rons une manière de les sub­su­mer, tout en pre­nant en compte leurs retom­bées morales res­pec­tives.

La pre­mière école, la plus intui­tive, certes, mais aus­si la plus pro­duc­tive en termes de connais­sances pro­ba­ble­ment du fait de son ancien­ne­té, pose l’existence des espèces comme réelles. De grands noms s’y retrouvent, par exemple Lin­né, Hal­dane, ou Mayr. La pensée réaliste sou­tient que les propriétés d’une espèce ont une réalité uni­ver­selle qui trans­cende les indi­vi­dus et les concepts. En ce sens, elle peut être qua­li­fiée d’essentialiste : il y aurait une essence com­mune de Chat domes­tique pour tous les chats domes­tiques exis­tants. Pour les réa­listes, si les chats sont des chats, c’est qu’ils pos­sèdent une essence de Chat. On note­ra que l’essence de Chat se défi­nit par… ce qui est com­mun à tous les chats, donc nous sommes dans ce type d’énoncé proche de la tau­to­lo­gie. Chose impor­tante comme nous le ver­rons plus tard, c’est aus­si pré­ci­sé­ment cette essence qui ferait que les chats Felis catus font des chats Felis catus. Dans cette pers­pec­tive, pour Ernst Mayr, lorsque deux indi­vi­dus de deux espèces dis­tinctes se repro­duisent et donnent nais­sance à un hybride, les deux indi­vi­dus ont ain­si com­mis une erreur (mis­take)2. Une espèce est pour lui la pro­prié­té non d’un indi­vi­du, mais d’une popu­la­tion. Les détails d’une espèce peuvent être décrits et déli­mi­tés par le bio­lo­giste, mais ne peuvent pas être onto­lo­gi­que­ment défi­nis3. Tout en étant conscient de cer­taines limites de sa défi­ni­tion de l’espèce, qui n’est par exemple pas opé­ra­toire pour les espèces asexuées, Mayr cri­tique ce qu’il per­çoit comme pro­blé­ma­tique dans la posi­tion nomi­na­liste. Selon lui, la notion d’espèce ne peut pas être seule­ment le résul­tat d’une sub­jec­ti­vi­té, et ren­voie for­cé­ment à une réa­li­té non arbi­traire. L’ « espèce » n’est pas une construc­tion de l’esprit, mais un fait réel et irré­duc­tible. Pour preuve, il rap­porte que des civi­li­sa­tions dites « pri­mi­tives » de Nou­velle-Gui­née recon­naissent comme espèces les mêmes enti­tés que les sys­té­ma­ti­ciens4.

L’école réa­liste ren­contre cepen­dant un cer­tain nombre de pro­blèmes majeurs. Comme nous l’avons déjà évo­qué, le pre­mier pro­blème colos­sal vient du fait qu’il existe des espèces dif­fé­rentes qui s’interpénètrent, au sens propre comme au figu­ré. Des indi­vi­dus d’espèces nor­ma­le­ment dis­tinctes comme l’Ours polaire et le Grizz­ly peuvent avoir une des­cen­dance féconde que l’on nomme pizz­ly, nanu­lak, ou gro­lar ‒ et comme on dit par­fois chez les rares humo­ristes bio­lo­gistes, le gro­lar n’est pas une mince affaire. Nous devons de pou­voir aujourd’hui man­ger des clé­men­tines ou des bananes à la même capa­ci­té d’hybridation des végé­taux, encore plus fré­quente que chez les ani­maux5. Au-delà des hybri­da­tions, il existe des cas, certes rares, de ce que l’on nomme des varia­tions cli­nales, ou « espèces en anneaux ». Ces varia­tions sont ori­gi­naires d’une même popu­la­tion ayant connu au mini­mum trois sous-spé­cia­tions. On peut se repré­sen­ter la popu­la­tion totale comme un conti­nuum, conte­nant les popu­la­tions 1, 2, 3... Leur par­ti­cu­la­ri­té vient du fait que la popu­la­tion 2 est res­tée suf­fi­sam­ment proche de la popu­la­tion 1, et per­met leur inter­fé­con­di­té. De même, la popu­la­tion 2 est inter­fé­conde avec la popu­la­tion 3. Tan­dis que 1 et 2, ain­si que 2 et 3 peuvent avoir une des­cen­dance féconde, on constate que 1 et 3 ont une trop grande diver­gence géné­tique, ou une sélec­tion natu­relle diver­gente, pour, elles, être inter­fé­condes6. Tan­dis qu’aucune bar­rière à la repro­duc­tion n’est pré­sente entre 1 et 2, et 2 et 3, une bar­rière s’est donc for­mée entre 1 et 3 par un cumul de petites varia­tions qui ne s’avèrent pas suf­fi­santes à for­mer un cli­vage entre les popu­la­tions les plus proches dans ce conti­nuum. Mettre ici une limite pour défi­nir où com­mence et où finit réel­le­ment l’espèce devient pro­blé­ma­tique, et c’est le cas, par exemple des pouillots ver­dâtres, petits oiseaux de l’Himalaya, ou vrai­sem­bla­ble­ment aus­si des goé­lands argen­tés7. Même en fai­sant omis­sion des indi­vi­dus asexués qui ne rentrent pas dans la concep­tion clas­sique de l’espèce selon Mayr, la défi­ni­tion réa­liste de l’espèce perd en vrai­sem­blance, en véri­si­mi­li­tude, pour reprendre un terme pop­pé­rien8, par rap­port à ce que le monde semble être.

Les goé­lands Larus forment une espèce en anneau autour de l’Arctique.

Le deuxième pro­blème est plus com­plexe : il vient de ce que l’espèce est une enti­té que l’on ne peut appré­hen­der « en soi ». Ce pro­blème est com­mun à toutes les enti­tés dénom­brables mais incom­men­su­rables, comme la popu­la­tion humaine mon­diale, objet que per­sonne n’a jamais appré­hen­dé en tant que tel, mais qu’il est logique de pos­tu­ler ; de même que la notion de lit­to­ral, par exemple, dont la lon­gueur dépend de la gra­nu­lo­si­té de la mesure. Bien que per­sonne n’ait jamais cou­vé d’un seul regard la popu­la­tion de che­vreuils, il est logique de pos­tu­ler que cette popu­la­tion existe et qu’elle est dénom­brable.

Dans la nature, un indi­vi­du chat semble être un Chat, un indi­vi­du coyote un Coyote, un humain un Humain9. On peut donc créer l’ensemble mathé­ma­tique dénom­brable des « indi­vi­dus chats Felis catus » dans le monde, et si ces caté­go­ries sont opé­ra­toires et qu’elles font avan­cer la bio­lo­gie, c’est pro­ba­ble­ment qu’elles ont un fond de vrai­sem­blance, et qu’elles forment un filet suf­fi­sam­ment bien maillé pour appré­hen­der assez bien ce qui nous semble être la réa­li­té. Une des limites aux­quelles un rai­son­ne­ment ratio­na­liste se heur­te­ra est bien sûr « la conscience d’espèce ». Cette notion que l’on retrouve fré­quem­ment, en par­ti­cu­lier chez les plus mys­tiques de nos contem­po­rains, res­semble à un mélange entre les ani­maux-totems de cer­tains Natives Ame­ri­cans, les arché­types de Jung et les « champs mor­phiques » du para­psy­cho­logue Shel­drake10. Dans une pro­por­tion consé­quente des docu­men­taires de vul­ga­ri­sa­tion ani­ma­liers, la notion de conscience d’espèce appa­raît dans des phrases typiques comme « il (l’animal en ques­tion) fait ceci ou fait cela pour la sur­vie de l’espèce ». Or rien ne se fait sur le plan évo­lu­tif pour quoi que ce soit, où le pour est un pour pros­pec­tif et fina­liste. Le pour pour­rait à la rigueur être uti­li­sé par abus de lan­gage pour déno­ter un pour rétros­pec­tif qui qua­li­fie­rait les condi­tions de per­for­mance par les­quelles un organe a été sélec­tion­né. Dans cette pers­pec­tive, si l’œil est fait pour voir, ce n’est aucu­ne­ment que l’œil était des­ti­né à voir, mais que voir est la condi­tion de per­for­mance qui lui a per­mis d’être sélec­tion­né comme un avan­tage11. Il n’y a aucune rai­son valable, sinon des rai­sons de confort méta­phy­sique, de pos­tu­ler un but ultime ou une fina­li­té à l’évolution. Il y en a encore moins à pré­su­mer une inten­tion­na­li­té de sur­vie de l’espèce : il fau­drait pour cela une sorte de « conscience de classe » inter-indi­vi­dus, qu’on peine déjà à trou­ver chez les ouvriers ou les fonc­tion­naires. À la rigueur, nous pour­rions même contes­ter la notion de sur­vie en soi, bien trop anthro­po-éla­bo­rée pour être fonc­tion­nelle : un lom­bric, un chat, luttent-ils pour leur sur­vie ? Nous pou­vons le pré­su­mer par ana­lo­gie, mais nous n’en sommes pas cer­tains.

En toute rigueur la notion de sur­vie contient l’idée que l’individu est sen­tient12, et « sent » sinon ce qu’est sa vie, du moins entre­voit ce qu’il peut perdre. Ce qu’on constate, c’est qu’autant chez le plant de tomate que chez un mol­lusque, il y a fuite d’un maxi­mum de contraintes exté­rieures qui mettent en péril leur homéo­sta­sie, sans pour autant par­ler de sur­vie. C’est même le cas des « indi­vi­dus com­po­sites », comme la Phy­sa­lie, for­mée de quatre types de polypes dif­fé­rents, dont l’un des types (les dac­ty­lo­zoïdes) déve­loppe une toxine redou­table pro­té­geant tout le super­or­ga­nisme.

Rap­pe­lons d’ailleurs qu’aucun pro­ces­sus de sur­vie n’est opti­mal, et que cer­tains mènent indi­rec­te­ment à la mort, comme lorsque des trou­peaux de cer­vi­dés, sui­vant un lea­der, tombent dans un ravin, ce qui mène­rait au para­doxe d’individus mou­rant pour leur sur­vie. Ne par­lons même pas de cer­tains com­por­te­ments qui s’expliquent moins par recherche de sur­vie d’un indi­vi­du que par recherche de sur­vie des gènes por­tés par cet indi­vi­du (le carac­tère kami­kaze des abeilles domes­tiques gar­diennes est assez illus­tra­tif). Bref, avec cette « conscience d’espèce », on erre dans la gale­rie gri­ma­çante des concepts fan­to­ma­tiques ima­gi­naires et intes­tables, des enté­lé­chies, comme on disait fin XIXe. Sor­tons vite.

Le troi­sième pro­blème est que l’utilisation du concept d’espèce essen­tia­lise à outrance un état pro­vi­soire, réi­fie une espèce sous la forme d’un ani­mal de bes­tiaire.

Le concept d’espèce gèle un état sous la forme d’un ani­mal par­ti­cu­lier, ce qui ne rend pas hom­mage au carac­tère évo­lu­tif de l’espèce. Carl von Lin­né, qui avait l’excuse d’avoir besoin d’un éta­lon pour poser arbi­trai­re­ment ses « types », eut l’idée de ramas­ser un aspic et de décla­rer « ceci sera Vipe­ra aspis », posant ain­si un « éta­lon » sur l’Aspic, et décré­tant que tout ce qui res­sem­ble­ra à l’individu éta­lon sera de l’espèce Vipe­ra aspis13.

Les sys­té­ma­ti­ciens choi­sissent ain­si par conven­tion de don­ner un nou­veau nom à une « nou­velle espèce », lorsque le flux de géné­ra­tion de la popu­la­tion ini­tiale s’est scin­dé. Mais le bio­lo­giste qui parle d’une espèce com­prend dans sa défi­ni­tion toute la varia­bi­li­té d’une espèce à un moment don­né, tout ce qu’on appelle depuis Tho­mas Hux­ley des clines : de lentes varia­tions au sein d’une espèce, depuis les mutants – mutant au sens de por­teur d’une inno­va­tion, qu’elle soit d’ordre géné­tique, ou com­por­te­men­tal – désa­van­ta­gés et sté­riles, qui donc, sur le plan de la défi­ni­tion seraient des out­liers, ou « don­nées aber­rantes », à l’instar du croi­se­ment âne/jument, le mulet ; jusqu’aux mutants avan­ta­gés et poten­tiel­le­ment annon­cia­teurs de l’espèce à venir, l’espèce Chat 2.0, si tant est que l’espèce Chat 1.0 soit celle d’aujourd’hui. Comp­ter en numé­ros n’a aucun sens puisque c’est nous qui, au gré des décou­vertes de fos­siles, allons dis­cré­ti­ser la longue filia­tion depuis le der­nier ancêtre com­mun LUCA14 jusqu’au Chat. Dire qu’en 2020 nous en sommes à l’espèce Chat n°235 n’aurait guère de sens, puisqu’il aurait déjà fal­lu que le pro­to-Chat (n°234) soit déjà lui-même un Chat.

Les chiens d’une meute sont tous uniques, et pour­tant tous chiens (Canis lupus fami­lia­ris). Mais rien ne nous prouve que l’un de ces chiens n’est pas jus­te­ment por­teur d’une inno­va­tion qui l’avantagerait sur le plan de la repro­duc­tion, fai­sant de lui le père ou la mère des post-chiens, ou des chiens n+1 ? Peut-être que vous-même, qui lisez ce texte avant votre période de repro­duc­tion, êtes l’intermédiaire struc­tu­ral entre le sapiens et le post-sapiens ? Nous voi­ci donc avec une notion d’espèce comme un cli­ché ins­tan­ta­né, celui d’un mor­pho­type moyen de femmes et d’hommes pour repré­sen­ter la popu­la­tion humaine, à l’image des gra­vures de Femme et d’Homme des­si­nées sur la plaque posée en 1972 sur Pio­neer 10 et des­ti­nées à nous repré­sen­ter pour des extra-ter­restres qui la trou­ve­raient15. Le pro­blème est en réa­li­té le même lorsqu’on se demande quelle tête aura un enfant plus tard : cette ques­tion n’a pas de réponse si on ne pré­cise pas à quel âge, car le visage de quelqu’un est la super­po­si­tion des mil­lions de micro-visages qui auront com­po­sé sa face au cours de sa vie. Par­ler d’un mor­pho­type d’espèce, c’est poser le pro­blème du bateau de Thé­sée, dont on change pro­gres­si­ve­ment toutes les pièces16, ou par­ler du visage de n’importe lequel d’entre nous : il y a bien un trait com­mun entre toutes les étapes, mais éta­lé comme un lavis d’aquarelle sur toute la période de notre vie.

Au vu de nos connais­sances actuelles en bio­lo­gie et de la théo­rie néo-dar­wi­nienne à tra­vers laquelle nous com­pre­nons le vivant, il devient dif­fi­cile de défendre une posi­tion réa­liste. L’enseignement prin­ci­pal de L’origine des espèces de Dar­win est de nous faire com­prendre d’où viennent les sta­bi­li­tés appa­rentes que nous per­ce­vons chez les indi­vi­dus. En appor­tant une vision de la vie sur un temps long, et non plus don­née à un moment t, nous pou­vons com­prendre que si les chats font des chats et non des tigres, ce n’est pas parce qu’ils sont Chats, mais parce que l’histoire de leur flux géné­ra­tion­nel a sélec­tion­né les indi­vi­dus ayant, dans un contexte don­né, les qua­li­tés requises (de féli­nés) pour sur­vivre et se repro­duire, au détri­ment des nom­breux indi­vi­dus dont les varia­tions n’ont pas eu de suc­cès17. Les tigres, eux, sont issus d’un autre pro­ces­sus (celui des pan­thé­ri­nés) qui a diver­gé. Comme aime le dire Daw­kins, l’organisme d’un être est le meilleur moyen (à l’instant t) déve­lop­pé par ses répli­ca­teurs géné­tiques pour opti­mi­ser leur repro­duc­tion et pour per­du­rer. Dit de manière plus cin­glante : la poule est le meilleur moyen qu’a trou­vé l’œuf de poule afin de faire un autre œuf de poule. Les indi­vi­dus qui se repro­duisent en ce moment même sont des « stra­té­gies » invo­lon­taires, qui pour l’instant sont gagnantes.

Cette prise de pers­pec­tive par rap­port à l’immédiateté de la notion d’espèce résonne comme l’écho de ques­tions phi­lo­so­phiques plus vastes. Cela nous ren­voie d’abord au pro­blème clas­sique de l’induction de Hume, ou à son expres­sion plus contem­po­raine de Hem­pel et Good­man18, qui sou­le­vèrent les pro­blèmes inhé­rents au rai­son­ne­ment induc­tif. Induire qu’il fera jour demain, sur la base qu’il a fait jour les bil­lions de jours pré­cé­dents, est-il fon­dé logi­que­ment, ou n’est-ce qu’un sen­ti­ment proche de l’habitude qui nous guide ?

Or, nous ne fai­sons qu’émettre des induc­tions en ce qui concerne les espèces. C’est parce que nous n’avons jamais vu de chat don­ner nais­sance à autre chose que des chats, et éven­tuel­le­ment parce que nous avons eu vent des lois de l’hérédité bio­lo­gique de Gre­gor Men­del, que nous indui­sons qu’il est hau­te­ment pro­bable que les chats conti­nuent de faire des chats. Mais au même titre que nous ne savons pas si les éme­raudes ne devien­dront pas bleues à une cer­taine date t (exemple don­né par Ian Hacking), nous ne savons pas de quoi exac­te­ment seront faits les chats de l’an 3000, peut-être Chats, peut-être post-Chats, peut-être post-post-Chats19. Cela nous ren­voie ensuite plus de 2400 ans en arrière, lorsque Eubu­lide posait déjà le para­doxe sorite : un grain iso­lé ne consti­tue certes pas un tas, et l’ajout d’un seul grain ne fait pas d’un non-tas un tas. Devrions-nous en déduire que l’on ne peut consti­tuer un tas par l’accumulation de grains ? Tout le monde s’accordera cepen­dant à dire qu’un tas existe. Ce para­doxe, qui vient pour l’essentiel d’une notion séman­tique poreuse ou impré­cise, s’applique à la notion d’espèce. Pre­nant un indi­vi­du Chat actuel : nous pou­vons dire et voir que ses parents sont éga­le­ment des chats. Les parents de ses parents aus­si, etc. Arri­ve­ra cepen­dant un stade où, à force de remon­ter dans sa généa­lo­gie, nous retrou­ve­rons l’ancêtre com­mun des Chats domes­tiques et des Chats sau­vages. Puis, un peu plus loin, l’ancêtre com­mun des Chats domes­tiques et des Léo­pards, et encore plus loin, celui des Chats domes­tiques et des Sou­ris com­munes. Il n’y a de plus aucune dif­fé­rence majeure entre le sup­po­sé pre­mier indi­vi­du Chat de l’histoire, et le sup­po­sé der­nier ancêtre com­mun entre les Chats et les Léo­pards. Par de petites varia­tions, prises à recu­lons dans le temps, nous pas­sons donc d’un indi­vi­du Chat à un indi­vi­du qui ne l’a jamais été. Dire que les chats donnent des Chats, c’est aus­si oublier que nous n’avons aucun moyen de dis­cer­ner les micro-varia­tions qui, dans une nou­velle lignée de chats, les exclu­raient du taxon que nous nom­mons actuel­le­ment « Chat ». Le para­doxe sorite s’abat comme un cime­terre sur les mots trop vagues, dont, qu’on le regrette ou non, le mot « espèce ».

L’école nomi­na­liste, contrai­re­ment à l’école réa­liste, défend l’idée que les espèces n’existent pas en soi : elles ne sont que des vues de l’esprit, des filets qu’on lance sur la réa­li­té. Elles n’ont d’autre ver­tu que de décrire au mieux les choses, ce qui suf­fit à légi­ti­mer leurs uti­li­sa­tions, à l’instar par exemple de la notion de classe sociale, celle de caté­go­rie socio-pro­fes­sion­nelle, ou de genre, col­lec­tion d’éléments d’identité épars dépen­dant des construc­tions sociales et cultu­relles, n’ayant pas de sub­strat phy­sio­lo­gique à pro­pre­ment par­ler20. Les avan­tages de cette posi­tion nomi­na­liste sont nom­breux : au pre­mier chef, celui de répondre aux trois écueils de la posi­tion réa­liste que nous venons d’exposer, et en deuxième chef d’éviter (au moins en théo­rie) un impor­tant pro­blème éthique.

L’avantage éthique que nous per­ce­vons est le sui­vant. La posi­tion éthique la plus répan­due rela­tive aux indi­vi­dus non humains est une posi­tion qu’on qua­li­fie­ra, à la suite de Sin­ger, de spé­ciste21 : les inté­rêts des non-humains ne comptent pas, ou comptent moins que ceux des humains, en ver­tu pra­ti­que­ment du seul cri­tère d’espèce. Sin­ger pointe des simi­li­tudes argu­men­taires frap­pantes entre la façon dont sont trai­tées cer­taines « mino­ri­tés » humaines oppri­mées et celle dont nous trai­tons les indi­vi­dus d’autres espèces. Le spé­cisme désigne en effet les dis­cri­mi­na­tions faites par les humains aux non-humains, jus­ti­fiées par la notion d’espèce, comme on s’est ser­vi et on se sert encore de la notion de « bar­bare », de « métèque », d’ « indien » ou de la cou­leur de la peau pour défi­nir l’altérité à « l’Homme blanc ». Par exten­sion, l’idéologie spéciste désigne aujourd’hui l’ensemble des argu­men­taires déve­lop­pés afin de jus­ti­fier des pra­tiques comme la domi­na­tion, l’exploitation et la consom­ma­tion des ani­maux non humains, qu’on ne tolé­re­rait que dif­fi­ci­le­ment s’il s’agissait d’humains. Dès lors, on dési­gne­ra comme antispécistes les pos­tures visant à cri­ti­quer et rendre caduques ces jus­ti­fi­ca­tions.

Les prin­ci­pales posi­tions en éthique nor­ma­tive condamnent le spé­cisme, aus­si bien l’utilitarisme à tra­vers Peter Sin­ger, le déon­to­lo­gisme avec Tom Regan, que l’éthique des ver­tus avec une approche des « capa­bi­li­tés » de Mar­tha Nuss­baum. La phi­lo­so­phie contem­po­raine, presque dans son ensemble, remet en cause nos com­por­te­ments actuels envers les indi­vi­dus non humains22. Et hor­mis la tra­di­tion, argu­ment d’historicité au carac­tère notoi­re­ment fal­la­cieux, de tels écarts de trai­te­ment trouvent leur pierre de touche dans la notion d’espèce. Nous nous arro­geons le droit de tuer, de man­ger, de domes­ti­quer, d’effectuer des tests mili­taires ou médi­caux, ain­si que de faire tra­vailler sans réelle contre­par­tie23 des êtres sen­tients sur la seule base de la dif­fé­rence d’espèce, qui du coup devient une bar­rière morale. Réin­té­grer les humains dans le monde ani­mal est la moi­tié du tra­vail, et diluer la notion d’espèce la seconde. Ce tra­vail dar­wi­no-anti­spé­ciste pour­rait per­mettre une demi-vic­toire : faute d’outil dicho­to­mique, sans une notion d’espèce à bran­dir, le cri­tère de dis­cri­mi­na­tion se désa­grège. Ain­si devient-il néces­saire d’élargir l’éthique humaine aux indi­vi­dus non humains, dans la même logique que nous avons pro­gres­si­ve­ment éten­du les droits à nos filles, nos cou­sins, nos voi­sins, nos conci­toyens, aux étran­gers, jusqu’à des droits fon­da­men­taux humains géné­raux. Il s’agit ain­si de col­la­bo­rer à la construc­tion d’une théo­rie éthique uni­fiée du droit des indi­vi­dus sen­tients, comme l’ont entre­pris cer­tains auteurs24.

Rai­son­nons, par ana­lo­gie, sur deux autres notions souf­frant des mêmes défauts que celle de l’espèce : l’antiracisme et l’antisémitisme. Au XXIe siècle, nous nous décla­rons assez faci­le­ment anti­ra­cistes. Cela ne signi­fie pas que nous nions l’existence des races humaines, puisque c’est un fait, et non un point de vue : elles n’existent pas, ou plus25. Par pro­bi­té intel­lec­tuelle, si dif­fé­rents sous-groupes humains exis­taient, nous devrions le recon­naître. Nous le recon­naî­trions au moyen de décou­pages qui, par conven­tions lan­ga­gières, per­met­traient de seg­men­ter là où des réa­li­tés bio­lo­giques nous paraissent assez per­ti­nentes pour créer dif­fé­rents groupes. Lorsque nous nous décla­rons anti­ra­cistes, nous signi­fions que nous sommes contre les ségré­ga­tions basées sur un cri­tère comme le taux de méla­nine dans la peau d’un humain : nous sommes donc contre le méla­no-ségré­ga­tion­nisme. Nous pré­fé­rons cepen­dant la ter­mi­no­lo­gie d’antiracisme car pri­mo, elle est plus courte, et secun­do parce que si les races n’existent pas en soi, elles existent comme objet intel­lec­tuel dans la tête des per­sonnes racistes. De fait, si les dif­fé­rences entre les groupes humains ne suf­fisent pas pour créer des sous-espèces et que les races humaines n’existent pas sur le plan bio­lo­gique, elles existent comme objet social et cultu­rel, comme mème26, et hélas exis­te­ront tant que des cer­veaux les pen­se­ront.

De la même manière, nous pou­vons faci­le­ment nous décla­rer contre l’antisémitisme, et cela d’autant plus faci­le­ment que l’inverse est extrê­me­ment mal vu. La notion nodale « sémite » est tor­tueuse. L’antisémitisme désigne une forme spé­ci­fique de racisme non envers les Sémites, mais envers les Juifs. Or les Juifs ne sont pas expli­ci­te­ment sémites, et cela pour au moins trois rai­sons. La pre­mière est que les fron­tières sémites, si elles ont exis­té, ont tou­jours été fluc­tuantes. La deuxième est qu’il s’agit d’une défi­ni­tion lin­guis­tique, non d’une réa­li­té eth­nique : sont sémites les locu­teurs des langues sémi­tiques (arabe, amha­rique, mal­tais, etc.). Enfin, la troi­sième est que la caté­go­ri­sa­tion est pure­ment biblique : les Sémites sont cen­sés être les des­cen­dants de Sem, fils de Noé. Sur ce der­nier point, il faut au préa­lable faire un acte de foi sur la scien­ti­fi­ci­té du texte de la Genèse, et la vrai­sem­blance de l’existence de Sem. Nous savons que d’un point de vue his­to­rique et scien­ti­fique, la Genèse se trompe déjà, entre autres, sur l’âge de la Terre, sur l’origine de l’humanité et, en ce qui nous concerne en par­tie ici, sur le fait qu’un ou sept couples d’individus (qu’on pré­sume de typage sexuel binaire et oppo­sé, et capable de repro­duc­tion sexuée…) appar­te­nant à chaque espèce aurait été sau­vé par un homme âgé qui les aurait abri­tés d’un déluge, dont nous n’avons aucune trace empi­rique, en les recueillant dans son arche.

On rêve­rait peut-être de s’en sor­tir au moyen de la solu­tion tri­viale Juif = non-Arabe, mais la caté­go­rie Arabe étant elle-même sorite, nous échap­pe­rions au monstre Cha­rybde pour tom­ber dans les griffes de Scyl­la27. En outre l’arabe est une langue… sémi­tique. Fina­le­ment, quand bien même les Juifs seraient sémites, ils ne sont pas les seuls sémites. En consé­quence, lorsque nous nous décla­rons contre l’antisémitisme, nous vou­lons signi­fier que nous sommes contre celles et ceux qui dis­cri­minent sur la base d’une caté­go­rie arti­fi­cielle trop large, que tous les lin­guistes et his­to­riens ont aban­don­né depuis un siècle, et basée sur un texte sacré dou­teux dans lequel le patriarche Noé meurt à l’âge de 950 ans. Pour autant, la caté­go­rie « juif » est opé­ra­toire, puisqu’il est des gens et jusqu’à des pays entiers qui s’en reven­diquent.

Pour autant, quand bien même les concepts de sémite et de race n’ont pas de réa­li­té autre que celle d’un mème, nous pou­vons nous décla­rer contre l’antisémitisme et le racisme tant qu’il y aura un anti­sé­mite ou un raciste dans le monde pour conti­nuer à pen­ser ce mème. L’antisémitisme et le racisme exis­te­ront comme notions, tant que quelques esprits peu éclai­rés s’en ser­vi­ront pour oppri­mer des popu­la­tions. Fin de la para­bole : de la même façon, la notion d’espèce n’a véri­ta­ble­ment de fonc­tion que par défaut :

  • soit en poin­tant des impos­si­bi­li­tés de repro­duc­tion ;
  • soit en ser­vant de frac­ture éthique étanche et dis­cri­mi­na­toire, frac­ture qu’on appelle depuis 1971 le spé­cisme.

Aus­si l’Espèce est une notion qui gagne­rait à être retour­née comme une chaus­sette humide : plu­tôt que de par­ler de la rivière, et si nous par­lions de la topo­lo­gie qui entoure ces rivières ? Plus que le concept espèce, qui désigne une uni­té de popu­la­tion dans les­quelles un flux géné­tique passe, ce sont peut-être les dif­fé­rents ravins, canyons et mon­tagnes, les puits de poten­tiel comme disent les phy­si­ciens, dont il fau­drait faire le concept de base. Ne plus par­ler des rivières de gènes, car trop fluc­tuantes, s’asséchant, se rami­fiant, en constante évo­lu­tion, mais par­ler des rochers, des gorges, des cailloux, des inter­fluves qui freinent, orientent, divisent ladite rivière géné­tique. Comme l’écrivait le poète Rabin­dra­nath Tagore, la rivière n’atteindrait jamais la mer si les berges ne la contrai­gnaient.

Cer­tains bio­lo­gistes comme Theo­do­sius Dobz­hans­ky ont déjà lis­té des sources d’apparition de ces bar­rières entraî­nant l’isolement repro­duc­tif. Des spé­cia­tions sont ain­si issues de phé­no­mènes dits allo­pa­triques, comme la sépa­ra­tion géo­gra­phique qui, telle une grande mon­tagne, cou­pe­rait le fleuve géné­tique en deux val­lées dis­tinctes et ne per­met­trait plus leur jonc­tion – ce qu’on appelle la spé­cia­tion allo­pa­trique. Un mâle trop petit pour copu­ler avec une femelle trop grande pour­rait consti­tuer un autre cas d’isolement repro­duc­tif, les mâles plus petits allant plus volon­tiers copu­ler avec des femelles plus petites (ou plus com­pa­tibles en terme de geni­ta­lia) et les mâles plus grands avec des femelles plus grandes. Cela est sus­cep­tible d’entraîner une pres­sion de sélec­tion dis­rup­tive, puisque les femelles et les mâles de taille moyenne sont contre-sélec­tion­nés. D’autres types de spé­cia­tion sont dits sym­pa­triques, bien que n’ayant aucun lien avec l’Irlande, et peuvent inter­ve­nir au moment de la fécon­da­tion28. Une spé­cia­tion sym­pa­trique advient par exemple lorsqu’une niche éco­lo­gique est hété­ro­gène, et four­nit dans le temps ou l’espace des condi­tions qui avan­ta­ge­ront à dif­fé­rents endroits ou moments une popu­la­tion d’une même espèce, ce qui mène­ra donc à de nou­velles diver­gences géné­tiques.

Pour toutes ces rai­sons, renon­cer à la notion d’espèce semble n’avoir que des avan­tages. Les espèces sont aujourd’hui le plus sou­vent appré­hen­dées comme des conven­tions de lan­gage par les bio­lo­gistes. Elles sont des caté­go­ries utiles pour par­ler de ce qui nous entoure, rela­ti­ve­ment intui­tives pour le cer­veau humain actuel, enclin à caté­go­ri­ser à tout bout de champ29. Dar­win aurait dit que cette capa­ci­té de caté­go­ri­sa­tion a pro­ba­ble­ment été sélec­tion­née, appor­tant à son pro­prié­taire un avan­tage en termes de sur­vie et de repro­duc­tion en lui per­met­tant de rendre pré­dic­tible le monde qui l’entoure.

Ces caté­go­ries sont cepen­dant arbi­traires, leur but n’étant que d’être cohé­rentes avec les autres caté­go­ries et de répondre au cahier des charges du clas­si­fi­ca­teur30. Seule­ment, leur pra­ti­ci­té est telle qu’il fau­drait leur sub­sti­tuer un terme qui soit d’utilité équi­va­lente, mais qui nous épargne les sco­ries intel­lec­tuelles et éthiques. Plu­sieurs pers­pec­tives s’offrent à nous : nous pour­rions par exemple par­ler de « com­mu­nau­té de repro­duc­tion », de « flux repro­duc­tif », de « rivière de gènes » comme le fait Daw­kins, ou de « flux spé­cien ». Nous la choi­si­rons pour tis­ser la méta­phore héra­cli­téenne selon laquelle « on ne peut pas entrer une seconde fois dans le même fleuve, car c’est une autre eau qui vient à vous ; elle se dis­sipe et s’amasse de nou­veau ; elle recherche et aban­donne, elle s’approche et s’éloigne. »31. Grâce à elle :

  • on échappe à l’écartèlement annon­cé de la notion d’ « espèce » ;
  • on évite son cli­ché ins­tan­ta­né de l’héritage bio­lo­gique d’un indi­vi­du ;
  • on intègre la dimen­sion dyna­mique du pro­ces­sus ;
  • on coupe en outre un peu d’herbe sous le pied de l’un des fon­de­ments essen­tia­listes de l’idéologie spé­ciste.

Reste ensuite à s’appesantir sur les freins à ces flux spé­ciens.

Le fonc­tion­ne­ment neu­ral par caté­go­ri­sa­tion des humains nous fait payer un lourd tri­but qui se compte en géné­ra­li­sa­tions abu­sives, en cli­chés, en sté­réo­types de race, d’ethnie, de genre ou de classe. Nous com­pre­nons la nos­tal­gie que l’on pour­rait avoir de caté­go­ries qui ont été somme toute très uti­li­sées, comme « la Femme », « l’Homme », « le Noir », « le Juif » ou « l’Animal », à qui l’on attri­bue le plus sou­vent des rôles, une place ou des com­por­te­ments pré­dé­fi­nis et sou­vent ados­sés à une lec­ture plus ou moins sacrée du cos­mos. Tout comme les bio­lo­gistes ont aban­don­né le taxon pois­son, insuf­fi­sant et non opé­ra­toire, notre phi­lo­so­phie du quo­ti­dien devrait-elle arrê­ter de pen­ser ces caté­go­ries sans carac­té­ris­tique propre, du fait de leur incu­rie épis­té­mo­lo­gique et de leur impli­ca­tion poli­tique sca­breuse ? À l’instar des morons de Hen­ry H. Goo­dard, des mon­go­liens de John L. Down, des doli­cho­cé­phales et bra­chy­cé­phales chers à Georges Vacher de Lapouge, les caté­go­ries essen­tia­listes sont autant de chausse-trapes morales, et sont à la socio­lo­gie poli­tique ce que la tenaille est à la den­tis­te­rie, ce que la hal­le­barde est à la chi­rur­gie de pré­ci­sion.


Richard Mon­voi­sin32 et Timo­thée Gal­len33

Remer­cie­ments à Julien Pec­coud.

  1. Sys­te­ma­tics and the Ori­gin of Spe­cies, 1942. Dans Spe­cies are groups of actual­ly or poten­tial­ly inter­bree­ding natu­ral popu­la­tions, which are iso­la­ted from other such groups. Ernst Mayr, Sys­te­ma­tics and the Ori­gin of Spe­cies, from the view­point of a zoo­lo­gist, Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 1999, xxi, 334.
  2. Mayr, Ernst, « The Bio­lo­gi­cal Spe­cies Concept », in Whee­ler, Quen­tin D. (dir.), Meier, Rudolf (dir.), Spe­cies Concepts and Phy­lo­ge­ne­tic Theo­ry : A Debate, New York, Colum­bia Uni­ver­si­ty Press, 2000, p. 17.
  3. Ibid.
  4. Ibid., p. 28.
  5. On trou­ve­ra des exemples d’hybridation végé­tale assez faci­le­ment, de la banane plan­tain à la clé­men­tine. Voir Spi­chi­ger, Rodolphe-Edouard & al., Bota­nique sys­té­ma­tique des plantes à fleurs, Lau­sanne, Presses poly­tech­niques et uni­ver­si­taires romandes, 2004, p. 22.
  6. Voir Daw­kins, Richard, The Ancestor’s Tale, A Pil­gri­mage to the Dawn of Life, Londres, Wei­den­feld & Nicol­son, 2004, p. 255.
  7. Lie­bers, Dorit, De Kni­jff, Peter, Hel­big, Andreas J., « The her­ring gull com­plex is not a ring spe­cies », Pro­cee­dings. Bio­lo­gi­cal Sciences, Londres, mai 2004, vol. 271, n°1542, p. 893–901.
  8. Du nom de Karl Pop­per, épis­té­mo­logue vien­nois du XXe siècle.
  9. Sur la ques­tion de l’humain et des limites de sa défi­ni­tion, on pour­ra lire le roman de Ver­cors, Les ani­maux déna­tu­rés, qui aborde un nombre inouï de ques­tions contem­po­raines.
  10. Shel­drake, Rupert, Une nou­velle science de la vie, Mona­co, Édi­tions du Rocher, 2003.
  11. Lecointre, Guillaume. L’Évolution, ques­tion d’actualité ?, Ver­sailles, Quæ, 2014, p. 96–97.
  12. La sen­tience est la capa­ci­té d’éprouver des choses sub­jec­ti­ve­ment, d’être capable de « bio­gra­phie », de souf­france, et de pro­jec­tion même limi­tée dans le futur. Cette notion en pré­misse chez Jere­my Ben­tham, dans Intro­duc­tion aux prin­cipes de morale et de légis­la­tion (1789), a été par la suite déve­lop­pée entre autres par Peter Sin­ger dans La libé­ra­tion ani­male (1975).
  13. Si au lieu de l’Aspic, nous avions pris le Che­val, il nous fau­drait démê­ler l’écheveau de l’étalon de che­val.
  14. L’existence de ce LUCA (que Richard Daw­kins appelle conces­tor, pour com­mon ances­tor) ren­contre le même pro­blème que celui d’ancêtre com­mun : ils sont tous deux des « expé­riences de pen­sée », c’est-à-dire ne s’incarnent pas dans un indi­vi­du à pro­pre­ment par­ler. Ils sont des « indi­vi­dus hypo­thé­tiques cer­tains », aus­si cocasse que cela soit. Il en est de même de ce que les jour­na­listes en mal de méta­phore biblique ont appe­lé de manière regret­table l’Ève mito­chon­driale et l’Adam Y‑chromosomique. À croire que la bio­lo­gie affec­tionne les notions abs­traites – et que la presse s’en sert pour acha­lan­der le lec­teur sur des méta­phy­siques – comme elle le fit par exemple pour le boson de Higgs, la fameuse « par­ti­cule de Dieu ». (NdRi­chard : j’ai écrit un article sur LUCA récem­ment, dans la revue Espèces, voir ici)
  15. On note­ra que sur cette plaque, les mor­pho­types humains sont blancs et cau­ca­siens, à l’image de ceux qui les ont des­si­nés.
  16. Voir Plu­tarque, Vies des hommes illustres, (100–120), Char­pen­tier, 1853.
  17. Voir par exemple : Sama­di, Sarah, Bar­be­rousse, Anouk, « Espèce », in Heams, Tho­mas (dir.), Hune­man, Phi­lippe (dir.), Lecointre, Guillaume (dir.), Sil­ber­stein, Marc (dir.), Les mondes dar­wi­niens, L’évolution de l’évolution, Paris, Édi­tions Maté­rio­lo­giques, 2011, p. 250–254.
  18. Reprise dans l’ouvrage de Ian Hacking Le plus pur nomi­na­lisme. L’énigme de Good­man : « vleu » et usage de « vleu », Paris, L’Éclat, 1993.
  19. Ima­gi­ner une super­po­si­tion des dif­fé­rents états du Chat de l’an 3000, divi­sée par √2, réveille­ra à coup sûr Erwin Schrö­din­ger dans sa tombe autri­chienne d’Alpbach.
  20. On doit la notion de genre, encore rudi­men­taire, à Émile Dur­kheim. Son sens plus contem­po­rain, dési­gnant les dif­fé­rences non bio­lo­giques entre les femmes et les hommes, fut for­gé par le psy­cho­logue néo-zélan­dais John Money.
  21. Le terme de spé­cisme fut inven­té sous la plume du psy­cho­logue Richard R. Ryder dans Ani­mals, Men and Morals (1971), puis popu­la­ri­sé par un cer­tain Peter Sin­ger dans La libé­ra­tion ani­male (1975), Paris, Payot & Rivages, 2012.
  22. Pour l’utilitarisme de Peter Sin­ger, on pen­se­ra à l’ouvrage Prac­ti­cal Ethics, Cam­bridge, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 1980. Pour le déon­to­lo­gisme de Tom Regan, voir The Case for Ani­mal Rights, Ber­ke­ley, Uni­ver­si­ty of Cali­for­nia Press, 1983, et Ani­mal Rights, Human Wrongs : An Intro­duc­tion to Moral Phi­lo­so­phy, Lan­ham, Md., Row­man & Lit­tle­field, 2003. Enfin, sur les capa­bi­li­tés de Mar­tha Nuss­baum, voir Fron­tiers of Jus­tice : Disa­bi­li­ty, Natio­na­li­ty, Spe­cies Mem­ber­ship, Cam­bridge, Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 2006.
  23. Certain·e·s auteur·rice·s comme Sue Donald­son et Will Kym­li­cka, dont nous par­ta­geons l’analyse, n’envisagent pas le tra­vail d’individus non humains comme immo­ral s’il est ins­crit dans un cadre pré­cis. Voir pour la ver­sion ori­gi­nale : Donald­son, Sue, Kym­li­cka, Will, Zoo­po­lis, A Poli­ti­cal Theo­ry of Ani­mal Rights, Oxford, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 2011, p. 90–95.
  24. Voir en par­ti­cu­lier Donald­son, Sue, Kym­li­cka, Will, op cit.
  25. Ne serait-ce que parce que la notion de race est une notion d’élevage domes­tique ? Voir par exemple Hier­naux, Jean, « L’espèce humaine peut-elle être décou­pée en races ? » in (Col­lec­tif), Le racisme devant la science, Paris, UNESCO, 1973, p. 171. Nous ne sommes pas à l’abri de décou­vertes de sous-ensembles humains incom­pa­tibles dans la foi­son­nante paléoan­thro­po­lo­gie, même si le maître mot actuel est l’hybridation à tout crin.
  26. Daw­kins, Richard, Le gène égoïste, Odile Jacob, 1976/1999 ; Bla­ck­more, Susan, La théo­rie des mèmes, pour­quoi nous nous imi­tons les uns les autres, Max Milo, 2006 ; Bes­nier, Jean-Michel, Joux­tel, Pas­cal, Com­ment les sys­tèmes pondent, une intro­duc­tion à la mémé­tique, Le Pom­mier, 2005.
  27. Sand, Shlo­mo, Com­ment le peuple juif fut inven­té, Paris, Fayard, 2008 et Com­ment j’ai ces­sé d’être juif, Paris, Flam­ma­rion, 2013.
  28. On pour­ra consul­ter sur cette thé­ma­tique un ouvrage comme Dobz­hans­ky, Theo­do­sius, Gene­tics and the Ori­gin of Spe­cies, Colum­bia Uni­ver­si­ty Bio­lo­gi­cal Series (volume 11), 1937.
  29. Medin, Dou­glas L., Agui­lar, Cyn­thia, « Cate­go­ri­za­tion » in Wil­son, Robert A., Keil, Frank C., The MIT Ency­clo­pe­dia of the Cog­ni­tive Sciences. The MIT Press, Mas­sa­chu­setts. 1999, p. 104–106.
  30. Lecointre, Guillaume, op cit., p. 147.
  31. Héra­clite. Cité par Fouillée, Alfred, Extraits des grands Phi­lo­sophes, Librai­rie Dela­grave, 1938, p. 25.
  32. Labo­ra­toire de Recherche sur les Appren­tis­sages en Contexte (LaRAC, EA 602), Uni­ver­si­té Gre­noble-Alpes. Struc­ture fédé­ra­tive de recherche Pen­sée cri­tique (FED 4270)
  33. Étu­diant au pro­gramme de bioé­thique, École de san­té publique de l’Université de Mont­réal. Struc­ture fédé­ra­tive de recherche Pen­sée cri­tique (FED 4270)

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