Anas­ta­sie Cen­sure – cari­ca­ture d’André Gill, page de titre du jour­nal sati­rique L’É­clipse (1874, n° 299). On note­ra que si la cen­sure est repré­sen­tée par une femme, l’es­sen­tiel de la cen­sure fut le fait d’hommes.

L’é­tude de la cen­sure d’État est un sujet à part entière. Je ne suis qu’un petit connais­seur de la ques­tion, mais je m’en suis empa­ré plu­sieurs fois (débat public en 2009, cycle de confé­rences en 2015) car je trouve à cette ques­tion une por­tée cri­tique évi­dente : qu’est-ce que ça dit de notre socié­té de voir telle ou telle œuvre cen­su­rée, frei­née, dépro­gram­mée ?

Je vais don­ner ici des res­sources péda­go­giques sur la ques­tion. Ce sera un vrac indi­cible, mais je m’en fiche Vous y ferez vos emplettes.

 

 

Censure épisode 1 : Afrique 50, de René Vautier. 40 ans de censure

Immense ten­dresse pour cet homme dont toute l’œuvre mérite le détour. La Ligue fran­çaise de l’en­sei­gne­ment lui ayant pas­sé com­mande d’un repor­tage sur les condi­tions de vie dans les vil­lages de Côte d’I­voire, de Haute Vol­ta, du Séné­gal et du Sou­dan fran­çais, des­ti­né à mettre en valeur la mis­sion édu­ca­tive de la France dans ses colo­nies pour mon­trer aux élèves des lycées et des col­lèges « com­ment vivent les vil­la­geois d’A­frique occi­den­tale fran­çaise », il part camé­ra à l’é­paule en 1949, âgé de 21 ans. Ce que Vau­tier voit sur place le laisse chan­ce­lant. Il décide de fil­mer la réa­li­té crue. Mais la police sai­sit les néga­tifs du film et lui-même est cité à com­pa­raître pour « avoir […] pro­cé­dé à des prises de vues ciné­ma­to­gra­phiques sans l’au­to­ri­sa­tion du gou­ver­neur ». Par­ve­nant par des moyens rocam­bo­lesques à sau­ver quelques bobines, il réa­lise un film de quinze minutes, appe­lé Afrique 50, pre­mier film anti­co­lo­nia­liste fran­çais, qui va être dif­fu­sé sous le man­teau.

Ce film lui vaut treize incul­pa­tions, un an de pri­son. Motif : vio­la­tion d’un décret de 1934 de Pierre Laval qui inter­di­sait de fil­mer les colo­nies fran­çaises sans la super­vi­sion d’un membre de l’administration sur place. Le film sera inter­dit 40 ans et ne sera dif­fu­sé qu’en 1990. Je l’ai uti­li­sé en cours quelques fois, et ça reste ter­rible et sai­sis­sant, jugez-en vous-même dans l’ex­trait ci-des­sous.

J’a­vais invi­té René Vau­tier à venir dis­cu­ter de ce film en 2009, mais sa san­té était déjà chan­ce­lante, et bien que m’au­to­ri­sant à le dif­fu­ser, il n’a­vait pu venir. Quand il est mort, en 2015, j’ai pleu­ré. Oui, je suis émo­tif (et je m’en fous).

Pour aller plus loin.

  • Afrique 50, en VOD sur Les mutins de Pan­gée (il exis­tait un livre-DVD que j’a­vais ache­té, Afrique 50 De sable et de sang, mais en rup­ture de stocke semble-t’il)
  • Docu­men­taire Le petit blanc à la camé­ra rouge, de Richard Hamon (2007) (je l’a­vais mon­tré aux étudiant·es en décembre 2011)
  • René Vau­tier, le petit bre­ton à la camé­ra rouge, Là-bas si j’y suis, France Inter, 16 jan­vier 2014 (ici en ligne, ou ci-des­sous, mon­té)

Télé­char­ger ici

  • René Vau­tier, la camé­ra citoyenne, La marche de l’his­toire, France Inter, 6 mars 2015 (ici en ligne, ou à écou­ter ci-des­sous)

Télé­char­ger

  • L’œuvre de René Vau­tier, dans Sur les docks, France Culture, le 11 mai 2016 (ici en ligne). Le docu a été fait par Guillaume Bal­dy et Inès Léraud, une de mes héroïnes modernes (pour­quoi ? Voir )

Enfin, voi­ci le film lui-même, tel quel. Faut bien un avan­tage à venir jus­qu’i­ci.

 

Censure épisode 2 : les sentiers de la gloire (Paths of glory), de Stanley Kubrick

Ce film est une calotte, comme disait mon grand-père, une gifle, même regar­dé en 2021. Fran­che­ment, jetez-vous des­sus.

Le titre vient d’une cita­tion du poète Tho­mas Gray, dans Ele­gy Writ­ten in a Coun­try Chur­chyard : « Les sen­tiers de la gloire ne mènent qu’à la tombe » (« The paths of glo­ry lead but to the grave. »). C’est le film dans lequel Kubrick fit ses preuves. Le réa­li­sa­teur com­men­çait certes à se faire déjà un petit nom, mais le sujet était tel­le­ment chaud que peu vou­laient le finan­cer. Heu­reu­se­ment, l’im­mor­tel Kirk Dou­glas (père de Michael Dou­glas, mort il y a un an tout pile, à 103 ans) a sou­te­nu de le truc, avec ses sous, sa boîte de pro­duc­tion et sa noto­rié­té, et a même impri­mé sa touche sur le scé­na­rio.

Tout démarre en 1934. Un écri­vaillon, Hum­phrey Cobb, lit dans la presse un entre­fi­let sur ce qu’on a appe­lé l’af­faire des capo­raux de Souain :  « Les Fran­çais   réha­bi­litent quatre fusillés pour déso­béis­sance en 1915. Les veuves obtiennent cha­cune un franc de dom­mages-inté­rêts ».Cobb remonte alors le fil de cette his­toire édi­fiante, dénon­cée à la Chambre des dépu­tés à Paris le 24 avril 1921 par Jean Jadé, dépu­té du Finis­tère, ancien lieu­te­nant d’in­fan­te­rie, qui avait, au front, com­man­dé la 18ème com­pa­gnie du 336ème régi­ment d’in­fan­te­rie, régi­ment auquel appar­te­naient les 4 fusillés pour l’exemple. Les 4 capo­raux, Théo­phile Mau­pas, Louis Lefou­lon, Louis Girard et Lucien Lechat (ce der­nier reve­nant d’une dan­ge­reuse patrouille noc­turne) reçurent l’ordre d’al­ler cisailler, en plein jour et sous le feu, les bar­be­lés enne­mis. Ils obéirent mais, inca­pables de tra­ver­ser les 150 m du no man’s land, ils se ter­rèrent jus­qu’à la nuit dans des trous d’o­bus, puis rega­gnèrent leurs lignes en ram­pant. Dès la relève, une fois leur régi­ment can­ton­né à Suippes, ils furent arrê­tés pour refus d’o­béis­sance et défé­rés au conseil de guerre le 16 mars 1915. Le capi­taine Esquil­bey, chef de bataillon, essaya vai­ne­ment de les défendre. Condam­nés à mort, ils furent exé­cu­tés à une heure de l’a­près-midi du 17 mars, devant tout le régi­ment assem­blé sous la garde des dra­gons.

Les fusillés pour l’exemple, épi­sode guer­rier sidé­rant, nous en avons déjà par­lé dans l’é­pi­sode 3 de Mi-fougue mi-rai­son (sur You­tube, ou mieux, sur Peer­tube).

 

Alors Cobb en fait un roman à suc­cès, paru en 1935. Vingt ans plus tard, Kubrick veut en tirer un film, avec quelques adap­ta­tions. D’une part, l’é­pi­sode du sol­dat sur une civière qu’on ranime pour le fusiller n’est pas un épi­sode des capo­raux de Souain, mais s’ins­pire du cas du sous-lieu­te­nant Jean-Julien-Marius Cha­pe­lant. D’autre part il veut faire une fin moins tra­gique que la vraie fin des capo­raux – et si j’ai bien com­pris, c’est Dou­glas qui, paci­fiste jus­qu’au tro­gnon, l’empêchera de faire une hap­py end et don­ne­ra la vraie dimen­sion sor­dide, légi­ti­me­ment sor­dide, au film.

Ça donne quoi ?

Ça donne 18 ans de cen­sure en France.

Sous la pres­sion et la menace de repré­sailles d’as­so­cia­tions d’an­ciens com­bat­tants fran­çais et belges, le gou­ver­ne­ment fran­çais pro­teste auprès de la Uni­ted Artists et le Minis­tère des Affaires étran­gères insiste auprès de la Bel­gique pour qu’il soit dépro­gram­mé. Devant l’am­pleur du mou­ve­ment contes­ta­taire, les pro­duc­teurs du film décident, par auto-cen­sure, de ne pas le dis­tri­buer en France, et ne demandent pas de visa d’ex­ploi­ta­tion au ministre char­gé du ciné­ma fran­çais. De fait, ce n’est que dix-huit ans plus tard, en 1975, que le film est fina­le­ment pro­je­té .De nom­breux pays en Europe refusent éga­le­ment de le dif­fu­ser : il est reti­ré de la Ber­li­nale, pour évi­ter une bis­bille avec la France, puis cen­su­ré par l’ar­mée suisse jus­qu’en 1970 de part son « carac­tère incon­tes­ta­ble­ment offen­sif ». Idem dans toutes les bases mili­taires US. En Espagne, refu­sé par le par­ti fran­quiste, il ne sera dif­fu­sé qu’en 1986, soit 29 ans plus tard.

Je pense que la fille de Kubrick ne m’en vou­dra pas que je mette le film à char­ger ici, après une telle cen­sure. Ne me dénon­cez pas. Ci-des­sous, la bande annonce. Et que « plus jamais la guerre ».

2 réponses

  1. Benoit dit :

    Je viens de voir le film. J’en avais enten­du par­ler il y a quelques années mais je n’a­vais jamais pris le temps de le regar­der. Ce film est fabu­leux, une pépite ! Il n’y a aucune scène super­flue. Ce qui frappe, ce n’est pas la vio­lence des balles de mitrailleuse mais la vio­lence des déci­sions prises par la hié­rar­chie. Un régal de réqui­si­toire contre l’ab­sur­di­té de ce qu’a été cette gigan­tesque bou­che­rie. Un grand mer­ci de l’a­voir par­ta­gé !

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