Inès Léraud (pho­to Télé­ra­ma)

Quand le jour­na­lisme est bien fait, c’est comme regar­der du sport, un film bien fou­tu ou une par­tie d’é­checs : on voit les fils se tendre, les stra­té­gies appa­raître, et se des­si­ner les forces en pré­sence. En France, nous avons quelques jour­na­listes éner­vées. Anne Poi­ret, j’en ai un peu par­lé déjà. Là, je tiens à par­ler d’I­nès Léraud, parce que voi­là, j’aime ce qu’elle fait. Et je n’ai pas envie d’at­tendre vingt ans, ou qu’elle soit morte, dépres­sive ou lan­cée dans la rade de Brest avec les pieds cou­lés dans le béton pour la sou­te­nir.

 

 

Je ne vous racon­te­rai pas ce que j’ai gla­né sur son par­cours intel­lec­tuel, sur le début de ses recherches, sur son mémoire de phi­lo sur Hen­ri Péze­rat le pre­mier lan­ceur

Inès Léraud sera-t-elle englou­tie par les algues vertes ? © PHOTOPQR/OUEST FRANCE/MAXPPP

d’a­lerte, sur l’a­miante (1). C’est déjà dis­po­nible. Je l’a­vais enten­du pour la pre­mière fois dans l’é­mis­sion incon­tour­nable Là-bas si j’y suis, de Daniel Mer­met, sur France Inter. Elle y avait fait un doc émou­vant sur son grand père (télé­char­ger). J’a­vais éga­le­ment enten­du le cycle qu’elle avait orga­ni­sé sur les pol­lu­tions invi­sibles, en par­tant de l’in­toxi­ca­tion de sa propre mère au mer­cure des amal­games den­taires. C’é­tait dans Sur les docks, en 2008, et ça a été redif­fu­sé dans LSD, la série docu­men­taire, sur France Culture en novembre 2016 (voir ici).

Puis elle est par­tie en Bre­tagne, et là, elle a mis les mains dans diverses entrailles, dans divers goé­mons. C’est là que j’en appelle à tous les gens qui s’é­garent dans des scé­na­rios com­plo­tistes : au lieu de végé­ter dans la Terre plate, les chem­trails ou le piz­za­gate, là, il y a de la matière pour dou­ter, intel­li­gem­ment, métho­di­que­ment.

  • 2015, enquête sur l’af­faire Nutréa-Tris­ka­lia, dans  Bre­tagne, une his­toire de grains pour­ris, dif­fu­sé  dans Inter­cep­tion, sur France Inter – s’en était sui­vie la créa­tion du « Col­lec­tif de sou­tien aux vic­times des pes­ti­cides de l’ouest ».
  • 2016–2017, dans Les Pieds sur terre sur France Culture.
  • 2016, arrive la ques­tion des algues vertes en Bre­tagne, dans Le grand déni, émis­sion Secrets d’in­fo, sur France Inter.
  • 2017, avec le des­si­na­teur Pierre Van Hove, un extrait d’a­dap­ta­tion en BD de l’enquête sur les algues paraît dans La revue des­si­née (n° d’au­tomne).
  • 2019 sort fina­le­ment la BD Algues vertes, l’his­toire inter­dite, (avec le même des­si­na­teur et la colo­riste Mathil­da, aux édi­tions Del­court) que j’ai déjà ache­tée cinq ou six fois.La thèse cen­trale ? L’agri­cul­ture inten­sive bre­tonne, par­ti­cu­liè­re­ment les éle­vages de porcs qui pro­duisent du lisier, entraîne une pro­li­fé­ra­tion des algues vertes, sujet sur lequel les élu·es se taisent du fait de pres­sions conju­guées des groupes agroa­li­men­taires et du syn­di­cat FNSEA qui en est très proche. Voir un extrait ici, et une vidéo intro­duc­tive ci-des­sous.
  • 2020, elle conti­nue le tra­vail, cette fois sur les agis­se­ments de Lac­ta­lis, alias l’ogre du lait. Elle s’as­so­cie à des col­lègues du maga­zine Dis­close et pro­duit l’en­quête « L’ogre du lait ». Ce tra­vail se décline en
  • un épi­sode d’Envoyé spé­cial, du 22 octobre 2020, qu’on peut revoir ici pour un temps court, mais que j’ai sau­vé ici.
  • des articles sur Média­part, aus­si bien sur les condi­tions sani­taires de Lac­ta­lis (Lait conta­mi­né : com­ment Lac­ta­lis a bra­vé les règles sani­taires, ou « Mouillage » du lait, recy­clage de fro­mages souillés : les recettes secrètes de Lac­ta­lis) que sur leur éva­sion fis­cale très éla­bo­rée (Éva­sion fis­cale : au Luxem­bourg, Lac­ta­lis boit du petit lait). Car en plus de pol­luer les

    Emma­nuel Bes­nier – pho­to Élo­die Gré­goire

    rivières, de flin­guer les cir­cuits de pro­duc­teurs, et d’en­glou­tir des aides publiques, Emma­nuel Bes­nier, 11ème for­tune fran­çaise en 2020, ayant héri­té de Lac­ta­lis, sous­trai­rait autour d’un mil­liard trois cents mil­lions d’eu­ros au bien public fran­çais par an.

 

Mais en 2020, viennent éga­le­ment les ennuis contre cette jour­na­liste assez soli­taire

    • en mars, Le Canard enchaî­né dévoile des pres­sions exer­cées par un élu de la ville de Quin­tin, Jean-Paul Hamon, maire adjoint de la com­mune et sala­rié de la chambre d’agriculture des Côtes d’Armor, pour qu’I­nès Léraud ne soit pas invi­tée au salon du livre de Quin­tin (13 et 14 mars). Mon­sieur Hamon, et Coren­tin Le Fur, sala­rié du par­ti Les Répu­bli­cains, fils et récent ex-assis­tant par­le­men­taire de Marc Le Fur, poli­ti­cien pro-agri­cul­ture conven­tion­nelle sur­nom­mé en Bre­tagne le « dépu­té des cochons », sont sur la même liste aux muni­ci­pales que la pré­si­dente de l’association orga­ni­sa­trice du salon.
    • Un édi­teur régio­nal, Skol Vreizh, renonce éga­le­ment à publier Algues vertes, l’histoire inter­dite en bre­ton par peur de perdre des sub­ven­tions du Conseil régio­nal de Bre­tagne, « du fait de l’influence au sein du conseil régio­nal de per­sonnes en charge de l’agriculture », selon son pré­sident cité par France 3, le 20 mai 2020.
    • Deux pro­cès en dif­fa­ma­tion lui ont été inten­tés par des membres de l’in­dus­trie agroa­li­men­taire bre­tonne, suite à ses articles :
      • un par Jean Ché­ri­tel, patron du groupe gros­siste Ché­ri­tel Tré­gor Légumes, four­nis­seur des enseignes Leclerc, Inter­mar­ché, Auchan, Car­re­four, Sys­tème U, Aldi ou encore Quick et KFC. Inès Léraud avait épin­glé les pra­tiques mana­gé­riales et com­mer­ciales de Mon­sieur Ché­ri­tel, dans un article publié par Bas­ta­mag en mars 2019. Pour rap­pel, la dif­fa­ma­tion ne porte pas sur les faits pro­pre­ment dits. Parce que des faits, il y en a : en décembre 2018, mal­gré attaque en dif­fa­ma­tion contre Le Télé­gramme, le groupe Ché­ri­tel a été condam­né à 261 610 euros d’a­mende pour avoir fait tra­vailler illé­ga­le­ment des inté­ri­maires bul­gares, via une socié­té inter­mé­diaire. Jean Ché­ri­tel, lui, écope de 10 000 euros d’amende, deux mois de pri­son avec sur­sis et deux ans d’interdiction d’exercer l’activité de sous-entre­pre­neur de main‑d’œuvre (mais un appel est en cours). L’en­tre­prise a éga­le­ment  été recon­nue cou­pable par le Tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Saint-Brieuc, de « trom­pe­rie » sur l’o­ri­gine d’un pro­duit, après avoir ven­du des tomates étran­gères estam­pillées « ori­gine France », en novembre 2019. L’au­dience impli­quant Inès Léraud devrait se tenir les 20 et 21 jan­vier 2021 au Tri­bu­nal de grande ins­tance de Paris, et j’ai­me­rais bien y être, mais je ferai cours à Brest à ce moment-là.
      • Un autre pro­cès en dif­fa­ma­tion, par Chris­tian Buson cette fois, direc­teur du GES, « bureau d’études en envi­ron­ne­ment » pro­di­guant des conseils à des­ti­na­tion des agro-indus­tries, mais aus­si pré­sident de l’Institut tech­nique et scien­ti­fique de l’environnement (ISTE) fon­dé entre autres par les entre­prises Lac­ta­lis, Dau­cy et Doux en 1996 – connu pour pro­pa­ger des thèses sur les marées vertes favo­rables au sec­teur agro-ali­men­taire (2). La plainte en dif­fa­ma­tion qu’il lui intente a des côtés très vilains : elle ne vise aucu­ne­ment, comme il est de cou­tume, la jour­na­liste et le direc­teur de publi­ca­tion (ou l’éditeur), mais uni­que­ment la jour­na­liste. Elle est en outre dépo­sée… dans la boîte aux lettres de la mai­son où Inès Léraud vivait quand elle menait ses enquêtes dans un hameau, au cœur du centre-Bre­tagne. Prê­tée par des proches, cette mai­son n’a jamais été sa rési­dence offi­cielle. Sym­pa, l’am­biance ! Pui­son  apprend que Mon­sieur Buson a renon­cé à sa plainte quelques jours avant l’audience pré­vue le 7 jan­vier 2020, après que la jour­na­liste et son avo­cat eurent pré­pa­ré leur dos­sier de défense.
      • La tech­nique d’in­hi­bi­tion jour­na­lis­tique par pro­cé­dure judi­ciaire est tel­le­ment dans l’air du temps que la revue Bas­ta­mag a publié en mai 2020 une lettre ouverte à ce pro­pos : « Des jour­na­listes et médias s’organisent pour défendre la liber­té d’informer sur l’agroalimentaire » (ici), reprise d’ailleurs par Arrêt sur Images ().

 

Là où je vis, Gre­noble, j’en­tends déjà dire qu”  »ici les seules algues brunes sont des fos­siles en char­treuse », ok ok.

J’in­dique à mes co-crétin·es des Alpes que j’aime ten­dre­ment

  • que la fro­ma­ge­rie Étoile du Ver­cors (Saint-Féli­cien, Saint-Mar­cel­lin AOP) a été rache­tée par Lac­ta­lis en 2011. Et l’his­toire se répète, car qui lit notre presse caus­tique locale, Le Pos­tillon, sait que Lac­ta­lis a été condam­née en 2019 par le tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Gre­noble à une amende de 100 000 euros, dont 50 000 avec sur­sis, pour pol­lu­tion de l’Isère – ce qui entre nous ne fait pas cher payé. Peut être vous rap­pe­lez-vous de la lutte (Dans le Ver­cors, le com­bat d’un maire contre Lac­ta­lis pour pro­té­ger l’Isère, Le Monde) puis du décou­ra­ge­ment poi­gnant de Joël O’Ba­ton, Maire de Saint-Just de Claix en avril 2019 (« épui­sé » et « décou­ra­gé », le maire de Saint-Just-de-Claix cède face au géant Lac­ta­lis, Place Gre’­net).

    Si le Ver­cors a une étoile, c’est lui : Joël O’Ba­ton

  • Que les pro­duits Lac­ta­lis se déclinent en un tel nombre de marques qu’il est pra­ti­que­ment impos­sible de ne pas en avoir dans son fri­go si on fait ses courses en grande sur­face. Voir l’i­mage ci-jointe.

  • Que rien de ce qui est bre­ton (ou lor­rain, ou gui­néen, ou papou) ne peut m’être étran­ger.
  • Enfin,l’évasion fis­cale au Luxem­bourg de 1,3 mil­liard, ça ne dit pas grand chose, ce genre de chiffre. Mais dans le contexte COVID de sous-dote­ment de l’hô­pi­tal public, un poste d’infirmier·e « chargé/environné », c’est autour de 50 000 euros par an. En gros, partent au Luxem­bourg chaque année l’é­qui­valent de 26 mille emplois d’infirmier·es en CHU.

 

Alors ok, les chem­trails, les Rep­ti­liens, QAnon, tout ça, pas de pro­blème. Je me suis sou­vent deman­dé si les trips illu­mi­na­ti n’é­taient pas ali­men­tés en sous-main pour détour­ner l’at­ten­tion sur des lucioles, et dis­si­per les forces vives sus­cep­tibles de faire vaciller les vraies puis­sances de ce monde, dont Lac­ta­lis fait par­tie. Mais tant qu’il y aura des gens à l’o­pi­niâ­tre­té d’I­nès Léraud et de ses col­lègues, rien ne sera fou­tu.

Richard Mon­voi­sin

(si j’ai écrit une bêtise, cor­ri­gez-moi)

 

 

 

 

Notes

(1) Une très bonne double émis­sion de Sur les docks, France Culture, en mai 2014 raconte l’his­toire de Péze­rat. L’é­pi­sode 1 s’ap­pelle « Le temps des prises de conscience », l’é­pi­sode 2 « Le temps de la lutte ». Un groupe d’étudiant·es de mon cours de Licence Zété­tique & auto­dé­fense intel­lec­tuelle avait bos­sé sur le sujet de l’as­bes­tose, une forme de fibrose pul­mo­naire inter­sti­tielle liée à l’in­ha­la­tion des fibres d’a­miante.

(2) Il est par ailleurs secré­taire géné­ral de l’Association fran­co­phone des cli­mat-opti­mistes (AFCO), asso­cia­tion cli­ma­tos­cep­tique lutte contre la dif­fu­sion des infor­ma­tions scien­ti­fiques rela­tives au réchauf­fe­ment cli­ma­tique.

6 réponses

  1. Thomas dit :

    Mer­ci, mer­ci, mer­ci ! Voi­là matière à émer­ger serei­ne­ment des vapeurs toxiques et des fla­tu­lences par­fu­mées au gly­pho­sate qu’ex­halent en gazouillant gar­diens dérai­son­nables et che­va­liers verts en croi­sant leurs épées de bois 🙂

  2. Guy M. dit :

    Elle est solide Inès Leraud …S’at­ta­quer aux algues vertes, pas une mince affaire déjà.. ! Puis à Lac­ta­lis, c’est du cou­rage de haut vol .
    Heu­reu­se­ment qu’il existe des gens cou­ra­geux pour faire face à ces indus­triels qui n’ont pour sou­cis que de s’enrichir…au détri­ment du  » Bas-peuple  »

  3. J’ai écou­té les trois épi­sodes sur Lac­ta­lis en pas­sant le trac­teur il y a deux jours, la rage au cœur… Je ne connais­sais pas cette jour­na­liste, mer­ci beau­coup !

  4. Marielle dit :

    Tant de mépris, tant d’argent loin d’être mis à pro­fit pour nos ser­vices publics en grande souf­france… ça retourne effec­ti­ve­ment le ventre et bien plus.
    Des per­sonnes comme Inès, vous Richard et bien d’autres nous alertent de plus en plus. A nous main­te­nant d’en faire bon usage, de nous bou­ger les méninges puis d’a­gir en consé­quence. Mer­ci encore.

    • Mer­ci de votre mes­sage. Moi je m’en sors en me disant que leur puis­sance est faite de nos man­que­ments ; Ne leur don­nons plus de sous, et pous­sière ils retour­ne­ront à la pous­sière 🙂
      Notez bien que je n’ai fait que relayer : tout le bou­lot, et le mérite, revient à Inès Léraud et à Dis­close

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